Un nouveau modèle d’automate, Alinity (société Abbott), défectueux, pour analyses de laboratoire médical, vendu aux hôpitaux et laboratoires privés

Comment le géant du diagnostic médical Abbott a inondé le marché de machines défectueuses

Par  Chloé Aeberhardt et Annika Joeres 

Publié hier à 19h35, mis à jour à 17h49

https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/01/13/comment-le-geant-du-diagnostic-medical-abbott-a-inonde-le-marche-de-machines-defectueuses_6066155_3244.html

ENQUÊTE

A partir de 2017, l’entreprise américaine, qui figure parmi les quatre leaders mondiaux du diagnostic in vitro, a commercialisé auprès des laboratoires privés et hospitaliers un nouveau modèle d’automate, Alinity, dont elle connaissait les vulnérabilités.

Cela faisait longtemps qu’Abbott n’avait pas organisé une soirée pareille. Au cours de l’été 2016, le géant américain du diagnostic médical invitait ses équipes à fêter le lancement d’un produit « révolutionnaire » dans un hôtel 4-étoiles situé non loin de son siège de Chicago (Illinois). Tenues de soirée, DJ, champagne à flots, service de traiteur assuré par des chefs en vue et orateurs grassement payés : rien n’était trop beau ni trop cher (l’événement a coûté plus de 3 millions de dollars, soit 2,47 millions d’euros) pour célébrer la nouvelle gamme de machines Alinity.

Installés sur les plateaux techniques des laboratoires de ville et dans les hôpitaux, ces appareils entièrement automatisés analysent les prélèvements biologiques et envoient les résultats par ordinateur aux médecins chargés de les interpréter. Ce sont ces machines aux allures de grosses photocopieuses de bureau, dont le prix moyen avoisine les 150 000 euros, qui déterminent le taux de cholestérol d’un individu, la présence d’un virus ou d’une bactérie.

Ce soir-là, avant que les esprits ne soient trop échauffés, le vice-président d’Abbott, Jaime Contreras, prenait le micro pour dire tout le bien qu’il pensait des automates Alinity. Non seulement ils ont un look sympathique, avec leurs touches acidulées vert pomme, mais ils sont plus compacts et plus rapides que leurs prédécesseurs, les Architect. Surtout, grâce à eux, « Abbott va devenir l’Apple du diagnostic », prophétisait le dirigeant, pendant que, sur l’écran derrière lui, était projetée la photo d’une file d’attente devant un Apple Store. « Les laboratoires vont se bousculer pour acheter nos Alinity. Nous allons prendre d’immenses parts de marché. » Et de conclure, la voix tremblant d’émotion : « We will “alinityze” the world ! » (« Nous allons “alinityser” le monde ! »).

Abbott fait partie, avec le suisse Roche, l’allemand Siemens Healthineers et l’américain Danaher, de la poignée de compagnies qui dominent le marché mondial du diagnostic in vitro (DIV), estimé en 2019 à 58,2 milliards de dollars par le cabinet d’analyse marketing Evaluate Ltd. L’industrie du DIV regroupe les sociétés fabriquant le matériel, les réactifs et les instruments qui permettent d’effectuer des analyses médicales à partir d’échantillons biologiques. Mieux connus du grand public depuis la crise du Covid-19, qui a fait du dépistage une obsession planétaire, ces produits sont décisifs dans la prise en charge des patients : d’après le Syndicat de l’industrie du diagnostic in vitro (Sidiv), plus de 70 % des décisions médicales s’appuient sur des tests de DIV.

Abbott s’est distinguée dans la lutte contre le coronavirus en développant pas moins de huit tests différents (PCR, antigéniques et sérologiques) autorisés aux Etats-Unis. Le 15 décembre 2020, l’entreprise annonçait avoir obtenu le marquage CE de conformité européenne pour deux tests de détection du Covid-19. Numéro deux du secteur en termes de ventes annuelles (7,7 milliards de dollars en 2019), Abbott mise sur ces lancements pour rattraper son retard sur le leader, Roche, dont les ventes culminaient en 2019 à 11,1 milliards de dollars. Pour y parvenir, la firme de Chicago comptait aussi beaucoup sur les Alinity, déployés en Europe à partir de début 2017, et aux Etats-Unis à l’automne de la même année.

L’« obsession du profit à tout prix »

Mais les automates n’ont pas tout à fait rencontré le succès escompté. D’après plusieurs mails envoyés par des clients à Abbott, et dont Le Monde et Die Zeitont pris connaissance, deux modules en particulier ont montré des défaillances : Alinity « i », pour « immuno-analyse », sur lequel sont réalisés les dosages d’hormones et les recherches de virus ; et Alinity « c », pour « chimie », utilisé pour des analyses plus communes, comme la mesure des taux de calcium ou de glycémie. Dans un message daté du 30 novembre 2019, Béatrice Ricard, biologiste au sein du réseau de laboratoires français Cerballiance, se plaint d’une « intensification des problèmes » sur le plateau technique de Lisses (Essonne), évoquant notamment « six modules à l’arrêt »sur une seule journée.

Mais les mails les plus excédés proviennent du principal acheteur d’Alinity dans l’Hexagone, le groupement de laboratoires LBI (Les Biologistes Indépendants), qui a reçu ses automates parmi les premiers. « Cette belle machine (…) n’est autre qu’un colosse aux pieds d’argile (…). Il est temps désormais de prendre la mesure de ce qui se passe sur le terrain », s’agace, le 6 décembre 2019, Anne-Bérengère Saint-Lorant, biologiste à Ouistreham (Calvados).

Sa consœur Hélène Becker, de Pfastatt (Haut-Rhin), déplorait dix jours plus tôt « le mépris » d’Abbott envers ses clients. « Le business est une chose mais le business des laboratoires reste, jusqu’à preuve du contraire, de vendre des résultats fiables : je ne peux pas comprendre le désintérêt d’Abbott pour la qualité analytique des résultats. » 

Quant au directeur de LBI, Michel Pax, il se disait, le 3 juin 2020,« profondément choqué » par l’« obsession du profit à tout prix » dont ferait preuve le fabricant. « Faut-il un décès parmi nos patients et un contentieux de la famille à qui nous n’aurons pas délivré un résultat en temps utile pour que vous perceviez la notion que nous délivrons des prestations de santé et non je ne sais quel autre service ? », poursuit-il. LBI a assigné Abbott à l’été 2020 devant le tribunal judiciaire de Metz. La procédure est en cours. Sollicité à plusieurs reprises, le groupement de laboratoires a refusé toutes nos demandes d’interviews.

« Dans le milieu, c’est l’omerta »

Même réserve de la part du CHU d’Hambourg, en Allemagne, qui aurait lui aussi engagé des poursuites. Ses automates dysfonctionnaient tellement que l’hôpital avait décidé de ne plus travailler sur Alinity.

« Je reste stupéfait qu’il n’y ait pas plus d’actions en justice », confie l’ancien chef de laboratoire d’un autre hôpital. Lui-même voulait monter un dossier, mais sa hiérarchie s’y est opposée. « Nos Alinity tombaient littéralement en morceaux, se souvient-il. On avait dû réparer le couvercle de l’une d’entre elles avec du scotch. » Comme la plupart des interlocuteurs que nous avons sollicités, il souhaite garder l’anonymat. « Dans le milieu, reconnaît-il, c’est l’omerta. »

Il faut dire que communiquer sur le sujet n’est pas sans risques. Il y a, bien sûr, la mauvaise publicité dont les laboratoires concernés pourraient faire les frais. Mais le silence, comme le faible nombre de poursuites, s’explique aussi par la position ambivalente des chefs de laboratoire. « Nous avons toutes les peines du monde à convaincre les achats d’investir dans des machines innovantes, reprend le biologiste hospitalier. Lorsque celles-ci dysfonctionnent, nous sommes considérés comme responsables. »

A cela s’ajoute une pression supplémentaire, liée à la dépendance des laboratoires vis-à-vis des fournisseurs. Mieux vaut ne pas se fâcher, les fabricants étant peu nombreux, et les contrats signés courant sur plusieurs années. Dans ces conditions, le règlement des litiges se fait bien souvent sans tiers, dans un huis clos client-fabricant dont le public n’a pas connaissance.

« Abbott a manqué de transparence »

Le 28 novembre 2019, le laboratoire de biologie du CHU de Toulouse est contacté en urgence par le service de réanimation : les médecins ont peut-être un candidat pour un don d’organes, un patient en mort cérébrale maintenu en réanimation le temps de déterminer s’il peut être donneur. Outre la question du consentement, la réglementation impose aux médecins de vérifier que le patient n’est pas porteur de certains virus potentiellement graves, susceptibles d’être transmis au receveur. Parmi ceux-ci figure le HTLV, un rétrovirus qui peut être à l’origine de leucémies ou de maladies neurologiques sévères.

« La qualification virale des donneurs d’organes est toujours stressante car on a peu de temps, entre trois et six heures, pour réaliser l’analyse, précise Marcel Miédougé, responsable de la sérologie virale au laboratoire du CHU. C’est pour cette raison que, au moment de renouveler nos appareils d’immuno-analyse, nous avons choisi de prendre deux automates Alinity. Un seul aurait suffi, car tous les marqueurs utilisés pour le don d’organes y existent. Mais nous avons préféré jouer la sécurité. »

Les deux modules ont été livrés quatre mois auparavant. « Nous avions le choix entre Abbott et Roche. Roche a meilleure réputation en termes de robustesse, mais certains de leurs tests peuvent être perturbés si les patients prennent de la biotine, une vitamine notamment prescrite dans le traitement de la sclérose en plaques, qui est aussi présente dans certains compléments alimentaires pour renforcer les cheveux… Nous avons choisi Abbott pour cette raison, et pour les meilleures performances de certains de leurs réactifs. »

Dès la mise en service des deux Alinity, le laboratoire a déploré un « paquet de pannes ». Deux ou trois par semaine, dont une « bloquante », nécessitant l’intervention d’un technicien Abbott. En temps normal, explique le biologiste, la moyenne est plutôt d’une tous les deux mois sur ce type d’appareil. Ce jour de novembre 2019, alors que les médecins préparent les patients pour la transplantation, les deux machines tombent en panne en même temps. Un souci avec les pipettes empêche les techniciens de passer le test HTLV. Marcel Miédougé appelle l’assistance téléphonique d’Abbott. « Ils m’ont dit : “Tiens c’est étrange, vous êtes les premiers à rencontrer ce genre de problème”, se souvient-il. En même temps, les hotlines de tous les fournisseurs commencent souvent par dire ça… » 

Il remonte les interlocuteurs jusqu’à s’entretenir avec la direction. Personne ne lui propose de solution. « Je leur en ai voulu. Pour ce don d’organes précis, les délais étaient trop courts pour qu’ils puissent faire quoi que ce soit, mais comment allions-nous faire les jours suivants ? Ils auraient pu nous envoyer une autre machine ou commander du réactif à un concurrent, que nous aurions utilisé dans un autre automate que nous avions, ça leur aurait coûté 300 ou 400 euros. Mais ils n’ont rien fait de manière spontanée. »

A court d’option, il envoie le prélèvement sanguin en urgence, par taxi, au CHU de Bordeaux, qui effectue l’analyse. « Abbott a manqué de transparence, estime-t-il rétrospectivement. Au moment des faits, ils savaient que certaines pièces d’Alinity étaient fragiles. » En effet, Abbott le savait bien avant cet incident. Avant même la mise sur le marché d’Alinity.

« Cette merde, il va falloir la vendre »

Printemps 2016. Au cours d’un séminaire de préparation du lancement d’Alinity raconté au Monde et à Die Zeit par deux témoins, le management américain fait part de problèmes de fiabilité et de cadence aux directeurs régionaux. Parmi eux, les représentants des « Big Five », comme on appelle en interne les cinq principaux clients européens d’Abbott – la France, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni et l’Espagne. L’un d’eux suggère qu’il est « trop tôt pour lancer cet appareil », dont la vulnérabilité fait l’objet de discussions parmi les commerciaux et les techniciens. John Coulter, alors vice-président d’Abbott chargé de l’Europe, coupe court : « Il faut le lancer. Sinon, beaucoup de gens vont perdre leur emploi. »

Début 2018, soit un an après le déploiement d’Alinity en Europe, un kick-off meeting [réunion de lancement] réunit à Amsterdam (Pays-Bas) les directeurs généraux européens, africains et moyen-orientaux. L’humeur est morose. Les clients ont eu vent des problèmes techniques, les ventes ne décollent pas. « C’est un grand fiasco », regrette un participant. Alinity, « a piece of shit » (« de la merde »), soupire un autre. Greg Ahlberg, qui a remplacé John Coulter, ne veut rien entendre : « You have to sell the shit. We have numbers to hit » (« Cette merde, il va falloir la vendre. On a des objectifs à atteindre »).

Les incidents le plus souvent constatés sur les Alinity « i » et « c » sont répertoriés dans deux documents internes que nous avons pu consulter. Présentés lors de réunions tenues en avril et mai 2019, ils évoquent plus de 90 types de problèmes différents, dont l’immense majorité relève du « design » – c’est-à-dire de la conception d’Alinity. Le plus récurrent concerne les erreurs de pipetage, dont le laboratoire du CHU de Toulouse sera victime six mois plus tard, et pour lequel Abbott dira dans un premier temps n’avoir aucune solution. Sont aussi évoquées des valves qui « se brisent », des cuvettes de lavage qui « débordent », des « bulles d’air » susceptibles de fausser la quantité d’échantillon analysé, ou le volume de réactif utilisé… Entre mars et mai 2019, Abbott a comptabilisé en moyenne un ou deux arrêts brutaux par jour sur chacun des modules « i » et « c ».

A la page 13 du document d’avril, intitulée « Divers », se logent deux informations particulièrement embarrassantes. L’entreprise signale d’abord l’existence de « faux négatifs dans le test de la troponine ». « Cet examen est prescrit en urgence pour exclure ou confirmer un infarctus du myocarde », explique Karl Lackner, qui dirige le laboratoire de l’hôpital allemand de Mayence, équipé en Alinity dès 2017. Le biologiste confirme que ce test, pourtant sensible, manque de fiabilité sur ces appareils : « Je ne peux pas exclure que, après un faux négatif, certains de nos patients aient pu être renvoyés chez eux alors qu’ils auraient dû être pris en charge. A l’inverse, après un faux positif, il est possible que des patients aient subi un examen invasif, avec insertion d’un cathéter dans les veines, qui n’était pas nécessaire. » Pour éviter des erreurs de ce genre, son équipe a doublé les tests et fait des heures supplémentaires « pas possibles », assistée d’un technicien d’Abbott qui a passé tellement de temps dans le laboratoire qu’il a fini par épouser l’une des manipulatrices.

Sur la même page « Divers », il est aussi question de « problèmes de précision des dosages », pour lesquels Abbott n’hésite pas à engager la responsabilité des laboratoires : « Customer was not running QC as indicated in the insert », peut-on lire (« Le client n’a pas réalisé le contrôle qualité comme indiqué sur la notice »). « En gros, pour ce type de problème, la direction nous recommandait de rejeter la faute sur le client », explique un ancien manageur européen.

« Le service après-vente d’Abbott ne faisait pas toujours preuve de bonne foi, renchérit un ex-technicien d’Abbott. Les manageurs nous encourageaient, via des bonus, à utiliser le moins de pièces détachées possible lors de nos réparations chez le client. On recourait aussi à une astuce pour limiter le nombre de pannes déclarées : au lieu de refermer le dossier après chaque intervention, on le laissait ouvert, de façon à y intégrer la panne suivante. »

Des équipes « en burn-out »

En France, les fabricants et les professionnels de santé sont tenus de rapporter à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) « tous les incidents et risques d’incident liés à une défaillance ou à une altération d’un dispositif médical de diagnostic in vitro susceptibles d’entraîner des effets néfastes pour la santé des personnes ».

Les signalements sont consultables sur le site Web de l’agence. Entre début 2018 et septembre 2020, les modules « i » et  « c » d’Alinity ont fait l’objet d’une quinzaine d’alertes, ce qui peut sembler peu, mais est « déjà trop » selon plusieurs biologistes, dont le chef d’un grand laboratoire, que ces signalements ont découragé à acheter le dernier modèle d’Abbott. Aux Etats-Unis, sur la même période, plus de 1 890 incidents ont été déclarés dans la base Maude de la Food and Drug Administration (FDA), avec un impact sur les résultats des analyses dans près de 1 400 cas.

« Nos instruments Alinity fournissent des tests fiables et indispensables – y compris pour le Covid-19 – à des milliers de clients à travers le monde. La qualité de nos produits est la priorité absolue d’Abbott, réagit le service communication du groupe, qui n’a pas souhaité répondre plus précisément à nos questions. Comme pour toute technologie innovante, nous travaillons directement avec nos clients pour optimiser les performances de nos instruments. Nous prenons la fiabilité de nos produits au sérieux et sommes déterminés à aider nos clients à traverser cette période sans précédent. »

Le nombre anormal de problèmes et leur trop lente résolution durcissent les relations d’Abbott avec ses clients, qui en viennent, pour les plus exaspérés, à traiter les directeurs de « menteurs », de « tricheurs » ou de « voleurs ».

L’ancien manageur européen se souvient : « On se faisait attaquer de tous les côtés. » Par les clients donc, mais aussi, et surtout, par la direction d’Abbott, pour qui les résultats n’étaient jamais satisfaisants. « Dans les mois qui ont suivi le lancement d’Alinity, 20 % de mon équipe était en burn-out », poursuit ce manageur. Selon une source syndicale, les arrêts de travail, en hausse de 400 % en 2019, seraient liés à la pression associée au lancement d’Alinity.

« Des humiliations publiques constantes »

Abbott n’en est pas à son premier scandale. En 1999, et après six ans d’avertissements, la FDA avait durement sanctionné le groupe américain pour non-respect des règles qualité dans son usine de Lake County (Illinois). L’entreprise avait dû payer 100 millions de dollars d’amende et retirer du marché une centaine de produits le temps de la mise aux normes.

En 2016, le New York Times publiait une enquête sur la mort d’un employé indien qui s’était jeté sous un train, dont la cause serait due au fait de ne pas pouvoir « atteindre les objectifs de ventes de [son] entreprise ». Plus de 250 collègues indiens avaient fait grève dans la foulée, afin de protester contre la politique commerciale d’Abbott, jugée trop agressive.

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Il semble qu’une pression managériale analogue se soit exercée au moment du déploiement d’Alinity. Tous les salariés ou ex-salariés que nous avons interviewés décrivent le même discours ambiant, fait d’incitations pressantes à « vendre plus », à « faire plus de marge », à engranger des bénéfices « coûte que coûte ».

L’avocate française Drossoula Papadopoulos, qui a accompagné plusieurs employés d’Abbott devant les prud’hommes, témoigne d’un « niveau de violence verbale extrême » de la part du haut management, dont « le harcèlement se caractérise par des hurlements, des brimades, des humiliations publiques constantes et récurrentes ». Les salariés évoquent aussi des insultes : « cons », « enfoirés », « mauviettes », « losers ». « Lors de ma première réunion, j’ai cru que c’était une blague, raconte un ancien cadre arrivé dans l’entreprise dans les années 2010. Les directeurs régionaux se faisaient insulter les uns après les autres, c’était tellement gros que je me suis dit que c’était de l’humour, que bientôt la réunion reprendrait un cours normal. »

Une ou deux fois par an, le siège envoie ses directives dans des mails surnommés avec ironie « love letters » (« lettres d’amour »), tant ils transpirent l’esprit de compétition et la menace. « Il fallait toujours qu’on “impulse le changement” et qu’on devienne des “winners” », soupire un ancien directeur régional

« La pression des actionnaires »

Philippe Etter ne compte pas Abbott parmi ses clients. Cofondateur de Medidee Services, une société de conseil suisse spécialisée dans les affaires réglementaires pour les dispositifs médicaux et les dispositifs médicaux de diagnostic in vitro, il n’est pas surpris par le climat de tension dans lequel Alinity a été lancé.

« Les géants du secteur sont soumis à une pression énorme de la part de leurs actionnaires, qui veulent de la croissance à deux chiffres », précise-t-il. Les trois principaux actionnaires d’Abbott sont des poids lourds de la gestion d’actifs : The Vanguard Group, Capital Research and Management Co., BlackRock Fund Advisors. Dans un communiqué de presse publié le 11 décembre 2020, le groupe se félicitait d’avoir augmenté le versement de ses dividendes chaque année depuis quarante-neuf ans.

« Sous l’effet de la pression des actionnaires, reprend M. Etter, on constate parfois des arrangements avec la réalité qui ne devraient pas exister dans un milieu, la santé, qui exige un niveau de sérieux très élevé. » Aussi, reconnaît-il, il arrive que des produits soient mis sur le marché « quelques mois trop tôt » : « Le PDG décide unilatéralement que le lancement aura lieu à telle date, pour tenir les objectifs de fin d’année, obtenir un bonus… et la pression ruisselle à tous les étages pour tenir les délais. Plus l’entreprise est grande, moins la date peut être négociée, et plus on a de chances de se retrouver dans des situations ennuyeuses. »

Comment un produit aussi sensible qu’Alinity a-t-il pu être commercialisé alors qu’il n’était pas prêt ? « La réglementation européenne est pour l’instant ultra-souple », regrette Philippe Etter. Ainsi, il n’est pas rare, comme pour cet automate, que des produits de DIV soient lancés sur le Vieux Continent avant les Etats-Unis, où la FDA impose des contraintes plus strictes.

En France, l’accès au marché du matériel de diagnostic in vitro est régulé par la directive européenne 98/79/CE. Pour être autorisés à la vente, les produits doivent obtenir le marquage CE, censé garantir leur conformité aux exigences décrites dans la directive. Pour 80 % d’entre eux, cette certification est attribuée par le fabricant lui-même, après la rédaction d’une documentation technique. Les 20 % restants nécessitent une validation par un organisme notifié, que le fournisseur paie pour évaluer la conformité du produit.

« C’est cela le vrai scandale, considère Marcel Miédougé, du CHU de Toulouse. Le marquage CE n’apporte pas assez de garanties car il repose essentiellement sur de l’autodéclaration. C’est une honte que l’intervention d’un organisme notifié ne soit obligatoire que pour certaines analyses peu nombreuses. » Dans le cas des automates comme Alinity, la certification de la machine se fait par l’industriel. Quant aux réactifs, seuls les plus techniques (VIH, hépatites, HTLV…) nécessitent la validation par un organisme. Les autres, soit la majorité, se contentent d’une autocertification.

Les organismes notifiés au centre

Pour évaluer la conformité des analyses Alinity, Abbott avait le choix entre une quinzaine d’organismes notifiés reconnus par l’Union européenne. D’après les numéros inscrits sur les boîtes de réactifs d’immuno-analyse stockées au CHU de Toulouse, l’entreprise a notamment opté pour l’organisme allemand TÜV Süd. « L’un des deux plus gros de la planète, précise Philippe Etter. Très sérieux, un organisme de référence. »

Pourtant, cette entreprise privée, qui certifie aussi bien des produits de santé que des lignes de chemin de fer ou des équipements de télécommunication, est dans le collimateur de la justice depuis l’effondrement, en janvier 2019, au Brésil, d’un barrage de résidus miniers qui a causé la mort de 270 personnes. TÜV Süd avait attesté la solidité de cette construction, propriété du géant du fer brésilien Vale, l’année précédente…

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« Lorsqu’un organisme notifié signe un contrat avec une entreprise de DIV pour valider ses marquages CE, il revient chaque année pour réaliser des audits, reprend M. Etter. Dans le cas d’Alinity, TÜV Süd a dû profiter de sa visite annuelle pour consulter la documentation technique des nouvelles analyses, et vérifier la conformité du système qualité qui couvre la production. Même si la machine en elle-même n’est pas le point central de la visite, je ne peux pas imaginer que les auditeurs ne soient pas allés fourrer leur nez là-dedans. Les problèmes de jeunesse, quand on met un nouvel automate sur le marché, sont dans l’œil des organismes notifiés depuis quelques années. » 

Interrogé par Le Monde et Die Zeit sur le détail des inspections menées sur la gamme Alinity, TÜV Süd confirme avoir certifié certains réactifs. En revanche, le service de communication rappelle que la directive européenne « ne prévoit pas l’implication d’un organisme notifié pour la déclaration de conformité CE des machines évoquées ». Et nous invite à « contacter directement le fabricant »pour « toute question relative à la machine elle-même ».

Décrié après le scandale des implants mammaires PIP, qui a mis en lumière les défaillances des organismes notifiés, le cadre réglementaire européen sur les dispositifs médicaux et les dispositifs médicaux de diagnostic in vitro est en train d’être révisé.

En ce qui concerne le DIV, la directive européenne doit être remplacée par un règlement publié en 2017 (2017/746), qui imposera la validation par un organisme notifié de 80 % des produits, contre 20 % aujourd’hui. Le texte ne deviendra contraignant qu’en mai 2022, à l’issue de cinq ans de transition.

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« La procédure sera beaucoup plus exigeante pour les entreprises, précise Philippe Etter. Pour profiter de la souplesse de la directive actuelle, de nombreuses sociétés essaient de mettre leurs produits le plus vite possible sur le marché. » A l’avenir, les organismes notifiés pourraient être « davantage sollicités sur la partie machine, mais ce n’est pas encore très clair ». Peu importe pour Abbott, qui « alinityse » l’Europe depuis début 2017. Soit, calcul ou simple coïncidence, juste avant la publication de la nouvelle réglementation.Cette enquête est le fruit d’un travail collaboratif de plusieurs mois entre l’hebdomadaire allemand « Die Zeit » et « Le Monde ». (Avec Vincent Nouvet et Stéphanie Pierre) Chloé Aeberhardt

Annika Joeres

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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