Un témoignage rare sur certaines réalités policières de la part d’un journaliste infiltré

« LES FLICS SONT CENSÉS LUTTER CONTRE LA VIOLENCE, EN PRATIQUE, ILS EN SONT SOUVENT UN AVANT-POSTE »

Par Valentin Gendrot 

Publié le 03 septembre 2020 à 09h00 – Mis à jour le 04 septembre 2020 à 07h29 

https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2020/09/03/en-theorie-les-flics-sont-censes-lutter-contre-la-violence-en-pratique-ils-en-sont-souvent-un-avant-poste_6050802_1653578.html?xtor=EPR-33281096-%5Bretro_2020%5D

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Le journaliste Valentin Gendrot a passé six mois comme adjoint de sécurité au sein du commissariat du 19e arrondissement de Paris. Ses collègues et sa hiérarchie ignoraient tout de sa qualité de reporter. Son livre, dont nous publions des extraits, est un témoignage rare sur certaines réalités policières.

Bonnes feuilles. « T’as fait quoi, là ? »

Toto [tous les noms et surnoms ont été modifiés] attrape le type et le plaque contre l’Abribus. Il va l’éclater, c’est sûr. Autour de nous, des badauds s’attardent, certains sortent leur téléphone et filment la scène.

« Va là-bas !, me gueule François. On fait un périmètre de sécurité ! »

C’est l’une de mes premières journées avec le groupe, et ils en tiennent enfin un. Ils les appellent « les bâtards ». Et quand ils sortent, ils partent à la chasse aux « bâtards ». Celui-là, Toto n’a pas trop galéré à le choper. Il s’agit d’un mec chétif, un gringalet sans doute mineur. Un « petit bâtard », quoi.

Je surveille les alentours. Personne ne doit les déranger. J’ai la mâchoire contractée. Je garde les mains posées sur les hanches, la gauche à quelques centimètres de mon flingue. Face à moi, les potes du gringalet me fixent d’un air hostile. Je transpire et frissonne. L’adrénaline monte. Mon cœur tambourine.

« Faites le tour, ne passez pas par là », dis-je fermement à des passants qui affluent dans ma direction.

Je me retourne, le type est toujours collé à l’Abribus. La scène me semble interminable.

« On bouge », lance François dans mon dos.

Nous remontons tous les six dans le fourgon blanc, accompagnés du gamin. Toto appuie sur la pédale d’accélérateur. A l’arrière, nous valdinguons hors de nos sièges en skaï. Il faut s’accrocher. Le jeune homme, terrifié, est assis entre nous. Pas question pour les autres de le toucher, cette histoire doit visiblement se régler entre Toto et lui.

Nous roulons à fond dans les artères parisiennes jusqu’à sortir de notre secteur, je ne reconnais plus le coin. Nous arrivons à Pantin. Qu’est-ce que nous foutons ici ? Nous sommes censés rester dans le 19earrondissement…

Toto se gare en pleine rue. Il descend, ouvre la porte du fourgon et monte avec nous à l’arrière. Il empoigne le type, lui tire les cheveux.

« T’as fait quoi tout à l’heure ? Hein ? »

Un de mes collègues me demande de sortir pour faire le guet. Je descends, claque la porte coulissante et patiente à l’extérieur. Le véhicule remue, j’entends des cris. J’attends quelques instants en gardant un œil sur les allées et venues des passants. La porte s’ouvre à nouveau, la voix du flic tonne :

« C’est bon, t’as compris maintenant ? Allez, dégage ! »

Le type descend, le corps plié en deux. Il se tient la tête entre les mains, semble désorienté, puis marmonne : « C’est ça ? Police française ? »

Nous l’abandonnons là, seul, à quelques kilomètres du lieu où nous l’avons attrapé. Ça fait partie de la punition.Lire aussi Prison ferme pour deux policiers après l’arrestation illégale d’un réfugié

Je porte l’uniforme de flic contractuel depuis deux semaines à peine et me voilà déjà complice du tabassage d’un jeune migrant. Jusqu’où va me mener cette histoire ? Je retourne m’asseoir à l’arrière du fourgon.

« Il m’a touché l’arcade avec son portable, nous explique Toto. Il m’a touché quand je suis descendu porte de la Villette, quand vous avez contrôlé les deux migrants. Bon… je pense qu’il n’a pas fait exprès.

– T’en fais pas, des mecs comme lui, ça mérite que la mort », lâche Bison.

LA ROUTINE GRISE

Les policiers ont l’obligation de rendre compte de chaque intervention ou « mission ». Dans le logiciel dit de la main courante informatisée (MCI), ils retranscrivent leurs moindres faits et gestes de la journée. Nous appelons ça des GE, pour « gestion des événements ». La mission du jour ne sera jamais consignée. D’abord parce qu’il s’agit d’une mission « inopinée », une initiative de mes collègues. Ensuite parce que, solidarité entre flics oblige, ce qui se passe dans le fourgon reste dans le fourgon.

Enfin, pas tout à fait. Pas cette fois

Quatre mois d’infiltration, je suis tombé dans une routine grise. Je sais que pendant mes quatre jours de boulot – un « cycle » –, j’aurai droit à une ou deux journées devant la porte, une ou deux autres en « garde détenus » et une seule dehors, en patrouille.

Aujourd’hui, je suis campé à la porte. J’y retrouve souvent les mêmes têtes, des ADS [adjoints de sécurité], des flics stagiaires, comme Ludo ou Marvin. Avec eux, le courant passe. On discute, on se marre. J’ai fini par me faire accepter.

Parce que, au fond, je sais que je ne suis pas si loin d’eux. Ces flics me rappellent d’où je viens. Souvent, ce sont des provinciaux, comme moi. Souvent encore, ils viennent de milieux populaires ou de la classe moyenne, comme moi. Je ne dois pas creuser très profond pour adopter leurs codes. Leur culture, c’est celle de mes potes de l’école primaire et du collège, celle des mecs de mon équipe de foot, ceux que je fréquente depuis que je suis gamin.

Cette proximité vient chatouiller un point sensible chez moi, un truc non résolu. La sensation de n’appartenir à aucun milieu. Je me sens trop éduqué pour celui d’où je viens, et trop plouc pour l’univers journalistique parisien.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Les contrôles d’identité, totem controversé de l’institution policière

Ma technique, dans tous les milieux, une technique probablement instinctive, est toujours la même : je n’ouvre pas trop la bouche. Et dans le commissariat, je me tiens à distance dans le jeu de lutte entre les clans. Celui de Stan et des « chasseurs » d’un côté ; les anti-Stan, avec Toto comme chef de file, de l’autre. Mon mutisme et ma discrétion présentent un avantage majeur : ils me permettent de continuer à échanger avec les uns et les autres.

Dans le commissariat, le super pote de Stan s’appelle Charles, alias Charly. Les deux étaient ensemble en école de police. Le casier de Charly est situé près du mien, alors avant d’aller pointer, nous discutons. Il est drôle, avenant, baraqué aussi. Avec son cou de taureau, ce gars a des allures de troisième ligne de rugby.

« Ça fait sept ans que je fais ce boulot et je continue de rencontrer la connerie humaine. Je pensais que j’avais tout vu dans le 19e, eh ben non. Quand je raconte des trucs à ma mère, elle me dit : “T’exagères.” Mais non, même pas ! T’es à quel poste aujourd’hui, gros ?, me demande-t-il.

– Garde détenus.

– On est ensemble alors ! »

VIOLENCE AU QUOTIDIEN

Je suis prêt avant lui, alors je pars nous chercher des cafés avant de prendre mon service. On s’entend bien, Charly et moi.

J’arrive devant le bat-flanc le premier, il est 6 h 02. Je relève seul les collègues de la nuit, en attendant Charly.

(…)

Les cellules du commissariat ne sont remplies qu’à moitié. Avec onze gardés à vue [GAV], nous n’allons pas beaucoup bosser, une bonne journée pour discuter. Charly s’installe, remplit quelques feuilles puis répond aux questions que je lui pose.

« J’ai été ADS pendant quatre ans et demi. J’ai fait la circu au début et après, comme je me suis blessé au genou, je taffais dans le 20e, comme garde détenus. J’ai fait ça pendant huit ou neuf mois, on en a cassé des bouches, mon gars ! »

Il se lance dans une longue recension de cas où les mecs prenaient des pains dans la tronche au moindre écart. Il se souvient d’un type en sang qu’un collègue venait d’avoiner, et, derrière eux, Charly qui passait la serpillière pour effacer les traces.

« Ma chef, quand elle ouvrait la porte, si elle voyait un mec avec la gueule en vrac, elle disait juste : “Ouh là, je repasserai plus tard !” »Lire aussi Un gendarme condamné pour des violences sur un gardé à vue

Les anecdotes de Charly me glacent le sang, je peine à feindre la légèreté. Je commence à saturer de l’omniprésence de la violence dans ce quotidien. Ce qui m’étonne, outre les profils violents, c’est de constater à quel point ils se sentent intouchables. Comme s’il n’y avait aucun cadre, aucune surveillance de la hiérarchie. Comme si un policier pouvait choisir, selon son libre arbitre et son humeur du moment : être violent ou non.

« Une fois, on a compté 6 000 GAV dans l’année, on en a cogné la moitié à peu près. » Je me demande s’il me raconte des craques. J’ai un doute. Trois mille types déboîtés en un an, ça fait beaucoup, une moyenne de sept ou huit par jour.

J’ouvre machinalement l’appli Actu 17.

« Tiens, on a chopé les mecs qui ont blessé des collègues en sortie de boîte,j’avertis Charly.

– Blessé ?

– Ouais, une cheville pétée et des jours d’ITT.

– Ah bah fallait pas les choper, ces mecs-là, fallait les mettre dans un coffre de voiture », commente mon collègue.

Les autres nouvelles sur Actu 17 regroupent tout un tas de faits divers anxiogènes. (…) De quoi devenir parano.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Un policier accuse des collègues de violences contre des personnes déférées au dépôt du tribunal de Paris

Charly me branche sur un bouquin.

« Je sais pas si tu connais. Ça s’appelle La peur a changé de camp, d’un journaliste. Ploquant ou Ploquin, je sais plus. Tu verras ce qu’il raconte. C’est exactement ce qu’on vit, c’est exactement ça ! »

CONDITIONS DE TRAVAIL DÉGRADÉES

Je vois très bien de quel livre parle mon collègue, j’ai écouté une interview de l’auteur. Le reporter Frédéric Ploquin cumule des témoignages de fonctionnaires de police pour raconter à quel point ces derniers ont la sensation d’être devenus des cibles et se sentent abandonnés.

En fin de service, un groupe d’ados entre en garde à vue. Je reconnais le visage d’un gamin venu là une semaine plus tôt. Je vais le voir.

« Capron ?

– Quoi ? me répond la grande tige vautrée sur son matelas. Il arbore cette coupe de cheveux à la mode, rasé sur les tempes, longs et bouclés sur le dessus.

– T’es encore là, je lui souris. Tu cherches les emmerdes, grand.

Il se lève et m’explique en trois phrases la raison de sa présence ici. La semaine précédente, il a été déféré au dépôt et s’en est sorti avec un rappel à la loi. Il vient d’être interpellé pour le vol en réunion, à plusieurs donc, d’une tablette et d’un MP3.

– J’ai rien fait cette fois, se défend-il.

– T’as vraiment que ça à foutre de ta vie. »

Quelques mois plus tôt, je n’aurais jamais balancé une phrase pareille. Je ne me reconnais pas. Je ne distribue pas de mandales, mais j’ai une étrange sensation. Je deviens un flic comme les autres, insensible et désabusé.

Imaginez un boulot où tout est décrépit autour de vous : vos voitures de fonction, vos locaux ou encore vos équipements. Histoire d’ajouter un peu de sel, vous portez un uniforme qui déclenche d’emblée l’hostilité d’une partie des gens que vous croisez. Vous êtes formé à la va-vite, plongé dans des situations chaotiques, avec, en plus, l’impératif insidieux de suivre une « politique du chiffre » souvent absurde.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Christophe Castaner confronté à la colère policière : « C’est l’effervescence dans tous les services de police »

Vous marchez alors sur une couche de glace déjà bien fine, et voilà que la hiérarchie dépose quelques poids supplémentaires sur votre dos : vous devez faire bonne figure, être exemplaire. Le fameux acronyme « Diiler » enseigné à l’école de police : « Dignité, intégrité, impartialité, loyauté, exemplarité et respect absolu des personnes ».

Est-il raisonnable de former des représentants de la loi à la va-vite, de les placer dans des conditions de travail dégradées et d’exiger qu’ils soient des modèles de vertu ? Non, évidemment. Ce n’est ni raisonnable ni sensé.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Sélection, formation : la police nationale face aux difficultés du recrutement de masse

Lors de mon immersion, un constat s’est imposé à moi. En théorie, les flics sont censés lutter contre la violence, le racisme et le sexisme dans la société. En pratique, ils en sont souvent un avant-poste. On peut débattre des causes, mais les faits sont là. C’est comme ça ; dans un commissariat, on est dans une ambiance de vestiaire de foot. Une ambiance virile où les personnes violentes sont tolérées, et rarement recadrées. Parce qu’il faut faire avec les effectifs disponibles. Avec les moyens alloués.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Inexpérience, défaut d’encadrement des policiers : les défaillances structurelles de l’affaire Chouviat

Alors, lorsque des flics dérapent, tout le monde se serre les coudes, et la hiérarchie enterre souvent ce qu’elle préfère considérer comme des « errements ». Dans la majorité des cas, cette hiérarchie n’a pas le choix, à force de demander l’impossible à ses hommes et ses femmes de terrain, elle ne peut ensuite que les couvrir.Extrait de « Flic, un journaliste a infiltré la police », de Valentin Gendrot (Editions Goutte d’Or, 296 pages, 18 euros). 

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Dans la peau d’un « flic »

Ce livre est d’utilité publique. A l’heure où la police française traverse une crise profonde, alimentée par les dérives d’une minorité de ses membres et par un mal-être dû notamment au manque de moyens et de considération, le rôle du journaliste est d’aller au plus près de la réalité. Constater et raconter, au risque de déplaire, voire de choquer. C’est ce qu’a fait Valentin Gendrot, 32 ans, en intégrant durant six mois le commissariat d’un quartier populaire de Paris en qualité d’adjoint de sécurité (ADS).

Après avoir suivi une très (trop) brève formation en 2017 et travaillé un temps à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police, il s’est retrouvé, en mars 2019, à participer à des patrouilles et à de petites interventions dans le 19e arrondissement de la capitale. Durant six mois, l’arme à la ceinture, il a vécu le quotidien de collègues qui ignoraient tout de sa qualité de reporter. Ce journalisme d’immersion, qu’il avait déjà pratiqué dans d’autres milieux professionnels, l’a conduit aux limites de l’exercice, à être témoin, voire complice, de pratiques illégales. Il en fait le récit détaillé dans ce saisissant journal de bord.

La force du texte n’est pas uniquement dans la dénonciation de ces faits, parfois très graves (passages à tabac, racisme, procès-verbaux mensongers pour couvrir un collègue ultraviolent…), qui conduiront sans doute les autorités à réagir. Non, ce texte vaut aussi pour le tableau, terrible mais équilibré, qu’il offre des réalités policières, du moins à la « base » et dans un tel commissariat : la vétusté des locaux, l’hostilité d’une partie de la population, le profil psychologique des fonctionnaires, le suicide de l’un d’eux, le système quasi « clanique » qui finit par les unir face à la petite délinquance. Sans jamais céder à la caricature, l’auteur livre un témoignage salutaire au moment où le ministère de l’intérieur s’interroge sur la façon d’améliorer la déontologie des forces de l’ordre.

Philippe Broussard

« Flic, un journaliste a infiltré la police », de Valentin Gendrot (Editions Goutte d’Or, 296 pages, 18 euros).Voir moins

Valentin Gendrot

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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