Petites ficelles et grandes manœuvres de l’industrie du tabac pour réhabiliter la nicotine
Les cigarettiers exploitent d’hypothétiques vertus de la nicotine, notamment contre le Covid-19. Premier volet d’une enquête du « Monde » et de « The Investigative Desk » (Amsterdam).
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C’est un essai clinique qui embarrasse. Lancé en novembre à Paris, « Nicovid Prev » doit évaluer la capacité d’une substance à prévenir une infection par le virus SARS-CoV-2. Or cette substance n’est pas anodine : il s’agit de la nicotine. Plus de 1 600 personnels soignants non-fumeurs seront ainsi mis sous patch nicotinique pendant plusieurs mois. « De nombreux arguments suggèrent que la nicotine serait responsable [d’un] effet protecteur en inhibant la pénétration et la propagation du virus dans les cellules », affirme le communiqué de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), promotrice de cet essai financé à hauteur de 1,8 million d’euros par le ministère des solidarités et de la santé.
La « découverte » remonte au printemps. Deux études sont mises en ligne coup sur coup par des médecins de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. La premièreannonce, le 19 avril, que seuls 5 % des patients atteints de Covid-19 sont fumeurs, tandis que la France compte 25,4 % de fumeurs quotidiens. Un chiffre qui « suggère fortement que les fumeurs quotidiens ont une probabilité beaucoup plus faible de développer une infection symptomatique ou grave par le SARS-Cov-2 par rapport à la population générale », écrit l’équipe de Zahir Amoura, chef du service de médecine interne 2, maladies auto-immunes et systémiques.
La seconde étude, quant à elle, formule l’hypothèse d’un mécanisme biologique qui pourrait l’expliquer et « contribuer à sauver des vies » : une possible action de la nicotine sur les récepteurs d’entrée du virus, appelés récepteurs ACE2. « Les substituts nicotiniques pourraient fournir un traitement efficace pour des infections aiguës comme le Covid-19 », avancent les auteurs
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Alors que la progression fulgurante de la pandémie conduit les gouvernements à confiner plus d’un tiers de l’humanité, les médias du monde entier se font l’écho des articles. En France, des inquiets se précipitent en pharmacie pour faire des stocks de patchs. Des « achats panique » qui contraignent la France, dès le 23 avril, à en limiter les ventes.
Dans la crainte de voir des décennies de lutte contre le tabac fragilisées par la rumeur d’un effet positif de la cigarette, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) se fend d’une mise au point. Elle rappelle que « le tabagisme est responsable de 8 millions de morts chaque année, dues aux maladies cardiovasculaires et pulmonaires, aux cancers, au diabète et à l’hypertension », et certifie que « les preuves disponibles suggèrent que le tabagisme est associé à une augmentation de la gravité de la maladie et de la mortalité chez les patients Covid-19 hospitalisés ».
Stratégies retorses
La première étude sur la proportion de fumeurs parmi les patients atteints du Covid-19 hospitalisés, bientôt suivie d’autres, fait l’objet d’une volée de critiques. « Méthodologiquement, ça ne tient pas du tout la route », juge Ivan Berlin, praticien attaché au département de pharmacologie à la Pitié-Salpêtrière (Paris), qui l’a commentée en ligne. Joint par Le Monde, ce spécialiste de médecine interne, du tabagisme et du sevrage tabagique, souligne qu’aucun des articles n’a encore été publié dans une revue scientifique en bonne et due forme. Il s’agit en effet de versions préliminaires appelées preprints (« prépublications »), mises à disposition sur le site Qeios sans avoir été soumises à la relecture par les pairs. Ce processus, qui peut prendre plusieurs mois, renforce la validité des résultats publiés dans les revues savantes.
Ces études « ont fait la comparaison de gens hospitalisés pour le Covid-19 par rapport à la population générale interrogée en 2018 par téléphone. Est-ce comparable ? Non ! », analyse M. Berlin, qui déclare avoir perçu des honoraires des laboratoires Pfizer, fabricant du médicament de sevrage tabagique Champix (varénicline), et Novartis, qui commercialise des substituts nicotiniques. Zahir Amoura n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.
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« Les auteurs tendent à exagérer leurs résultats », commente en ligne la professeure de santé publique Anna Gilmore, ce qui « a sans doute contribué à la façon dont cette étude a été sortie de son contexte par la presse ». La chercheuse flaire là le filon prêt à être exploité par les stratégies retorses de l’industrie du tabac, qui sont sa spécialité et celle du Tobacco Control Research Group qu’elle dirige à l’université de Bath (Royaume-Uni). Il faut dire que « l’hypothèse que la nicotine protège contre le Covid-19, à ce jour, totalement spéculative », selon Ivan Berlin, car « non fondée sur les données expérimentales chez l’homme ». Celle-ci a été émise dans un texte cosigné par un scientifique dont le nom a fait frémir le petit monde érudit des limiers de Big Tobacco.
Entretenir le doute sur les dangers du tabac
Célébrité de la neuroscience, professeur au Collège de France jusqu’à sa retraite, en 2006, Jean-Pierre Changeux a vu sa réputation quelque peu ternie en 2012 quand Le Monde révèle que ce spécialiste des récepteurs nicotiniques a bénéficié de financements du Council for Tobacco Research (CTR). Créée en 1953, cette organisation-écran des cigarettiers américains prétendait « aider et soutenir la recherche sur le tabagisme et la santé, et notamment sur le lien présumé entre le tabagisme et le cancer du poumon, et mettre à la disposition du public des informations factuelles à ce sujet ». Elle avait en réalité pour but de financer des recherches entretenant le doute sur les dangers du tabac et mettant l’accent sur des effets positifs de la nicotine. Entre 1995 et 1998, le neuroscientifique a ainsi reçu 220 000 dollars (180 000 euros au cours actuel) du CTR pour son laboratoire ; il collaborera ensuite avec RJ Reynolds et Philip Morris.
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Interrogé sur des liens plus contemporains avec l’industrie et ses organisations, Jean-Pierre Changeux répond volontiers à cette « question sensible qui a donné lieu, hélas, à des “fake news” [le] concernant ». Il n’a depuis reçu aucun financement lié de façon « directe ou indirecte avec l’industrie du tabac », écrit-il dans un courriel où il signale avoir consigné dans de récents articles sa position sur la nicotine – « une drogue responsable de la dépendance au tabac » – et le tabagisme – qui « reste un grave danger pour la santé ». « Que puis-je faire de plus ? », demande le neurobiologiste.
Réalité scientifique ou pas, aucun élément de preuve ne permet d’affirmer quoi que ce soit : l’« hypothèse nicotine » n’est encore qu’une hypothèse. Mais des médias libertariens, qui comme le magazine américain Reason prônent la liberté individuelle contre toute forme de gouvernement, s’empressent de la propager.
Sur le site Spiked, c’est Christopher Snowdon, de l’Institute of Economic Affairs, qui prend la plume – un think tank britannique qui reçoit des financements de l’industrie du tabac, d’après Tobacco Tactics, le site des chercheurs spécialisés de l’université de Bath. « Fumer des clopes, c’est sauver des vies », y claironne-t-il. Fantasmant sur l’idée de « Lucky Strike sur ordonnance », le propagandiste fustige les groupes de santé publique qui « ont affirmé que le tabagisme et le vapotage sont des facteurs de risque pour le Covid-19 », et à qui la confirmation de l’hypothèse « mettrait une claque ».
« Produits à risque réduit »
Cette mention de la cigarette et de la « vape » dans un même souffle n’a rien du hasard. Si, en 2009, les industriels du tabac ont raté les débuts de la cigarette électronique – méthode bien plus radicale qu’un patch pour recevoir un « shoot » de nicotine –, ils se sont rattrapés depuis. Au départ constitué d’une myriade de petits acteurs, le marché est désormais dominé par British American Tobacco (BAT) avec les déclinaisons de son e-cigarette Vype. Philip Morris est aussi présent grâce à sa branche américaine, Altria, qui a acquis 35 % de JUUL Labs fin 2018. L’e-cigarette chauffe un liquide – du propylène glycol aromatisé, agrémenté, ou pas, de nicotine – qui délivre un aérosol inhalé par le vapoteur.
Plus récents dans la famille high-tech et promus par les fabricants comme des « produits à risque réduit » : les produits de tabac chauffé. La technologie du heat not burn (« chauffer sans brûler ») fait monter la température du tabac jusqu’à 350 °C, sans créer de combustion, qui se produit à 600 °C dans la cigarette. L’aérosol que délivrent ces dispositifs contient lui aussi des additifs comme des arômes, et de la nicotine, toujours. Philip Morris est leader avec son iQOS au design raffiné, suivi par BAT avec son vaporisateur appelé Glo et Japan Tobacco International avec son Ploom Tech. Chez Philip Morris International (PMI), numéro un mondial de la cigarette, les produits sans fumée représentent désormais près de 19 % du chiffre d’affaires (soit près de 5 milliards d’euros en 2019).
« C’est la combustion qui est responsable des niveaux élevés de produits chimiques nocifs détectés dans la fumée de cigarette », explique le site Philip Morris Science sous l’onglet « Concevoir un avenir sans fumée ». C’est pourquoi « nous développons un portefeuille de produits sans combustion et évaluons leur impact avec des méthodes scientifiques rigoureuses ». La firme se prévaut ainsi de mettre à disposition de « fumeurs incapables d’arrêter la cigarette » des « produits à risque réduit » comme outils « complémentaire[s] aux stratégies de lutte antitabac existantes ». A ce jour, leur innocuité n’est pourtant pas démontrée. Et les cigarettiers, recyclant leur savoir-faire, ciblent aussi les jeunes.
« Organisation-écran »
« Le raisonnement est le suivant : si quelqu’un doit nous prendre notre business, c’est bien nous », écrivait dès 1992 un cadre de BAT dans une correspondancedécouverte par des chercheurs de l’université de Californie, à San Francisco, dans les archives secrètes des cigarettiers. Pour Emmanuelle Béguinot, directrice du Comité national de lutte contre le tabagisme (CNCT), qui suit à la trace les activités du secteur, « l’industrie du tabac, devenue un marché déclinant, s’efforce d’enrayer cette évolution avec de nouveaux produits du tabac et de la nicotine qu’elle présente comme moins dangereux. Elle vise ainsi à minimiser ce qu’est la nicotine et à normaliser la consommation de ses produits pour développer ses ventes et se racheter une image dégradée ».
Sans pour autant délaisser la vente des « combustibles » – qui représentent toujours la majeure partie de son chiffre d’affaires et continuent à tuer un fumeur sur deux –, l’industrie a progressivement accaparé le credo de la « réduction des risques liés au tabac » (tobacco harm reduction, ou THR en anglais). Un principe venu de la lutte contre les toxicomanies que PMI et les autres ont transmué en argument de marketing pour leurs « alternatives moins nocives à la cigarette ».
De là à se présenter en héros de la santé publique, il n’y avait qu’un pas que seule cette industrie virtuose de la manipulation pouvait oser faire. Fin 2017, PMI lançait sa « Fondation pour un monde sans fumée » (Foundation for a Smoke-Free World). « Notre mission est l’éradication du tabagisme avant le passage d’une génération », prétend cette structure « indépendante »… mais exclusivement financée par le fabricant de Marlboro, qui s’est engagé à lui accorder, sur douze ans, un total de 1 milliard de dollars.
Pour la chercheuse Anna Gilmore, « la fondation doit clairement être considérée comme une organisation-écran de PMI. Historiquement, les organisations-écrans à vocation scientifique comme celle-ci ont joué un rôle-clé en permettant à l’industrie du tabac de façonner la science dans son propre intérêt, avec des conséquences désastreuses »
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La fondation, d’ailleurs, a mis le paquet sur l’« hypothèse nicotine ». En juin 2020, elle a lancé un appel à projets intitulé « Covid-19, tabagisme et recherche sur la nicotine ». Objectif : « mieux comprendre les associations entre le tabagisme et/ou la consommation de nicotine, et l’infection par le Covid-19 et ses conséquences ». Montant : 900 000 euros. La situation représente « à la fois une opportunité et un défi pour arrêter de fumer ou passer à des produits à base de nicotine à risque réduit », explique le document.
Parmi les questions à explorer : l’« identification d’autres aspects de la consommation de produits contenant de la nicotine qui pourraient conférer une protection ou être nocifs ». Quant aux candidats, est-il précisé, « des recherches antérieures sur le tabac et/ou la nicotine sont appréciées mais pas obligatoires pour obtenir un financement ». La bibliographie, très succincte, ne cite pas les preprints des Français. Elle s’appuie pour moitié sur les travaux d’un cardiologue grec, Konstantinos Farsalinos.
Le lobbying pour la « vape »
Chercheur affilié aux universités de Patras et d’Attique occidentale (Grèce) et professeur associé à l’université du Roi-Abdulaziz (Arabie saoudite), M. Farsalinos avait en fait été le premier à remarquer « la prévalence exceptionnellement faible de fumeurs quotidiens » chez les patients hospitalisés atteints de Covid-19. Et aussi à faire le lien avec les récepteurs ACE2. Mais son preprint, également publié sur le site Qeios le 23 mars, soit un mois avant les Français, était passé inaperçu. Dans les premières des treize versions successives, il pousse cependant l’hypothèse bien plus loin. L’analyse préliminaire des données « pourrait suggérer un rôle protecteur » du tabagisme quotidien, écrit-il. Une supposition qui ne figure pas dans la version finale, où il avance que, faute de données sur l’e-cigarette, les potentiels effets protecteurs de la nicotine leur sont « applicables ».
Depuis, M. Farsalinos a signé près d’une dizaine de preprints et d’articles où il se fait le champion de l’« hypothèse nicotine ». Hypothèse qu’il défend aussi dans les cercles de l’industrie du tabac comme la conférence Global Tobacco and Nicotine Forum. En septembre 2020, il s’y exprimait dans un panel sur « le rôle de la nicotine dans la lutte contre le Covid-19 » aux côtés du directeur de la recherche scientifique de BAT, qui vend les Lucky Strike.
Né en 1975, M. Farsalinos a rencontré l’e-cigarette en 2011. Connu « comme l’un des plus éminents chercheurs dans le domaine », selon son propre blog, il comptabilise près d’une centaine d’articles scientifiques sur le sujet. Au sein de la communauté très mobilisée des vapoteurs, on l’appelle « Dr F. ». Mais il est aussi au cœur d’un petit réseau hyperactif de scientifiques et de consultants, partisans de la vape et militants de la « réduction des risques », dont les activités s’apparentent parfois à du lobbying.
En 2013 et 2014, par exemple. En plein débat sur la révision de la directive européenne sur les produits du tabac, M. Farsalinos et des collègues écrivent à quatre reprises à des eurodéputés et à la Commission pour leur demander de ne pas classer l’e-cigarette comme un produit médical et, donc, de les réglementer. En juillet 2013, c’est un lobbyiste à l’origine d’une « Coalition européenne pour la vape indépendante » qui envoie leur « lettre ouverte » aux députés.
« Suivez la piste de l’argent ! »
Au fil des années, ces missives qui interpellent les décideurs publics sont presque toutes rédigées avec la même présentation et la même police de caractères. Plusieurs renferment, dans les métadonnées des fichiers, l’identité d’un même propriétaire : Clive Bates. Fidèle cosignataire de Konstantinos Farsalinos, ancien militant antitabac au sein de l’organisation britannique Action on Smoking and Health (ASH), M. Bates exerce la profession de consultant depuis 2012. Ne cachant pas « mener campagne » sur la « réduction des risques », il nous a assuré dans un courriel n’avoir jamais perçu d’argent des « industriels du tabac, de la nicotine et du médicament » et « avoir un modèle économique qui couvre ses revenus et ses frais ».
En novembre 2015, MM. Farsalinos et Bates écrivent cette fois au New England Journal of Medecine (NEJM) pour exiger la rétractation d’un article que la grande revue médicale a publié. Seules les fautes graves telles que la fraude ou le plagiat peuvent conduire à la suppression définitive d’une étude du corpus des publications. Or ce n’est pas le cas ici, juge le NEJM. Maintes fois citée depuis, cette étude établit pour la première fois que les e-cigarettes dégagent de dix à quinze fois plus de formaldéhyde, un composé cancérogène, que les cigarettes.
L’épisode a laissé « émotionnellement ébranlé » David Peyton, l’un des auteurs, victime d’une campagne de harcèlement par courriel pendant plusieurs mois, de la part « de personnes qui gèrent des magasins de vape dans le monde entier ». « Un incident unique dans ma carrière », confie ce professeur de chimie de l’université d’Etat de Portland (Etats-Unis). Le NEJM refuse d’accéder à la demande de rétractation, mais la publie, accompagnée d’une lettre de soutien de « quarante universitaires et experts » fournie par MM. Farsalinos et Bates. « L’objectif implicite était la promotion de l’usage de l’e-cigarette, et les motivations sont financières pour les uns, altruistes pour les autres, estime David Peyton. Alors : suivez la piste de l’argent ! »
« Aucun conflit d’intérêts à signaler »
Parmi les signataires : des chercheurs, consultants et lobbyistes ouvertement liés aux fabricants d’e-cigarette et de cigarettes. Certains œuvrent pour le R Street Institute ou le National Center for Public Policy Research, des think tanks américains respectivement libertarien et climatosceptique. Un autre est conseiller scientifique pour PinneyAssociates, un cabinet de consultants qui avait à l’époque des accords exclusifs avec des filiales vapotage de Reynolds American, et qui travaille aujourd’hui pour JUUL Labs.
En 2014 et 2018, en amont des conférences des parties sur la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, c’est aux directeurs généraux successifs de l’OMS que MM. Farsalinos et Bates, avec des dizaines de cosignataires, écrivent pour les enjoindre d’« adopter la réduction des risques liés au tabac ». En 2019 et 2020, enfin, le nom de Konstantinos Farsalinos figure dans des lettres qui s’opposent à l’interdiction de la publicité pour les e-cigarettes et à celle des liquides aromatisés, adressées aux députés et au secrétaire d’Etat à la santé des Pays-Bas.
Au fil de déclarations d’intérêts inconsistantes, M. Farsalinos signale avoir perçu en 2014 une rémunération de l’association américaine des fabricants d’e-liquide (AEMSA) en échange de deux études et de sa présence comme expert lors de rendez-vous avec des régulateurs américains. Il a aussi déclaré avoir réalisé des études par le biais des financements de Flavour Art et Nobacco, le leader du marché de l’e-cigarette en Grèce, et de la Tennessee Smoke Free Association. « Je n’ai aucun conflit d’intérêts à signaler depuis trois ans (et bien plus encore), nous a cependant assuré M. Farsalinos dans un courriel. Toutes mes études reflètent mes propres résultats et opinions. »
Collaboration non-déclarée
Après avoir perdu la course à la visibilité de son preprint, le cardiologue grec parvient à publier le premier, le 30 avril 2020, l’« hypothèse nicotine » dans une revue, Toxicology Reports, mais sous la forme très inhabituelle d’un éditorial.Point notable, l’un des coauteurs, son compatriote Aristidis Tsatsakis, qui se trouve en être le rédacteur en chef, a rédigé ces dernières années une quinzaine d’études avec A. Wallace Hayes, un scientifique à la carrière trouble, employé du cigarettier RJ Reynolds dans les années 1980, et maintenant consultant pour PMI, dont il était encore récemment membre du comité scientifique consultatif. Aussi, depuis deux ans et pour la première fois de son histoire, Toxicology Reportspublie des études de PMI sur l’e-cigarette et IQOS.
Les huit coauteurs de l’éditorial « déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts ». Pourtant, selon les standards éthiques en vigueur, au moins deux d’entre eux auraient dû signaler leurs liens directs et indirects avec les fabricants d’e-cigarettes et de cigarettes. Konstantinos Farsalinos, donc. Mais aussi Konstantinos Poulas, cosignataire de la dizaine de publications sur l’« hypothèse nicotine ». Tous deux sont affiliés au laboratoire de biologie moléculaire et d’immunologie de l’université de Patras, que dirige M. Poulas et qui a bénéficié de financements de la société Nobacco entre 2014 et 2019, notamment pour développer des « e-liquides nicotiniques », via sa filiale Aquarius Project pour un montant de 75 000 euros par an depuis 2016, d’après les documents comptables. Par ailleurs, Nobacco est devenu le distributeur exclusif de Vype et Glo en 2018, à la suite d’un accord avec BAT.
Jamais aucun des deux n’a déclaré cette collaboration. Dans son courriel, M. Farsalinos assure ignorer si son laboratoire bénéficie de « financements de Nobacco ou de tout autre fabricant d’e-cigarettes ». Konstantinos Poulas n’a pas répondu à nos sollicitations répétées.
« Chasse aux sorcières »
Enfin, excepté à une occasion, M. Poulas n’a jamais fait état des deux subventions dont il a bénéficié de la part de la Fondation pour un monde sans fumée de PMI, versées à l’incubateur de l’université de Patras, le Patras Science Park par le biais de BioHealth Hub, dont il est le directeur. Distribuées en deux temps, en mai puis novembre 2018 à la « NoSmoke team », ces subventions avaient pour but le « développement d’un institut pour la recherche et l’innovation sur la réduction des risques liés au tabac ».
Si la fondation de PMI promet toute la transparence sur ses activités, il faut cependant éplucher ses formulaires de déclaration au fisc américain pour en dénicher les montants. Sur un total d’environ 83 000 euros, une partie était destinée à la « rétention de personnel et d’experts ». Quel « personnel » a-t-il été réservé avec cette donation ? La fondation de PMI a refusé de répondre à cette question, et dit maintenant que « le projet de subvention complet n’a finalement pas été accepté ».
Le laboratoire des deux Konstantinos aurait-il vocation à devenir le troisième « centre d’excellence » créé par la fondation ? La réponse ne viendra sans doute pas de M. Farsalinos, qui n’a pas donné suite à notre demande d’entretien. « Je vous prie, nous a-t-il écrit, de me laisser poursuivre mon travail scientifique au lieu de me faire perdre du temps dans votre chasse aux sorcières. »
Stéphane Horel (avec Ties Keyzer, Eva Schram et Harry Karanikas, de « The Investigative Desk »)