« Je suis très sceptique quant à la possibilité d’écrire une biographie fiable de Jésus »
Doyen de la faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg, Rémi Gounelle revient, dans un entretien au « Monde », sur la difficile élaboration d’une image canonique de Jésus au cours des premiers siècles du christianisme.
Temps de Lecture 8 min.

« Ce que l’on peut constater, c’est que la mémoire sur Jésus s’est très vite perdue, ou du moins très vite institutionnalisée », observe le professeur d’histoire de l’Antiquité chrétienne Rémi Gounelle quand on l’interroge sur ce que l’on sait vraiment de la vie de Jésus. De l’impressionnante diversité du christianisme à ses origines, peu de courants ont subsisté et « les communautés disparues ont, le plus souvent, emmené leurs images de Jésus avec elles », rappelle le doyen de la faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg. D’où l’élaboration progressive d’une image canonique du fondateur qui, si elle s’avère plus univoque, a le mérite d’avoir permis au mouvement de Jésus de subsister, estime l’universitaire.
Pourquoi les Evangiles canoniques restent-ils silencieux sur une grande partie de la vie de Jésus ?
Il faut se souvenir que les Evangiles canoniques ne sont pas des livres d’histoire au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Leurs auteurs n’avaient pas vocation à rédiger une biographie à la manière d’un historien, mais à mettre en avant les événements qui, à leurs yeux, ont été les plus importants dans la vie de Jésus pour fonder leur foi, leurs pratiques, etc. Ils ont donc sélectionné des moments charnières dans sa vie, à savoir essentiellement les miracles, la Passion et la Résurrection.
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Pensez-vous que les contemporains de Jésus étaient plus informés que nous le sommes sur cette période mystérieuse de sa vie ?
Il est très difficile de répondre à cette question. Mais il faut garder à l’esprit qu’à cette époque, les informations circulaient oralement. Que les contemporains de Jésus habitant dans la même zone géographique aient entendu des histoires sur sa vie est vraisemblable. Si une partie d’entre elles devaient refléter la réalité, d’autres pouvaient être totalement erronées. Et personne n’avait sans doute alors connaissance de la totalité de la vie de Jésus.
Ce que l’on peut tout de même constater, c’est que la mémoire sur Jésus s’est très vite perdue, ou du moins très vite institutionnalisée. Certains travaux récents montrent que la mémoire individuelle reste vive pendant quelques décennies ; après quoi, elle fait place à une mémoire dite collective. Ainsi, même les personnes ayant vécu un événement vont voir leur souvenir modifié par la façon dont la société le raconte. Il ne s’agit pas d’un processus de déformation volontaire : loin d’être inerte, la mémoire est un phénomène tout à fait vivant. En ce qui concerne Jésus, les mémoires individuelles sont perdues.
Aujourd’hui, quelles sont les hypothèses les plus crédibles sur ce que Jésus a fait entre son enfance et le début de sa prédication, puisque les Evangiles canoniques sont muets sur ce laps de temps ?
J’aurais tendance à dire aucune ! Nous disposons paradoxalement de beaucoup et de peu d’informations sur Jésus. De nombreux textes existent en effet ; mais lorsque l’on compare les sources chrétiennes, juives ou romaines, on s’aperçoit qu’elles disent au final très peu de choses – qui plus est en partie contradictoires. Certaines théories selon lesquelles Jésus serait allé en Inde sont très peu vraisemblables : aucune preuve ne vient corroborer un voyage de Jésus hors de Palestine.
« La mémoire sur Jésus s’est très vite perdue, ou du moins très vite institutionnalisée »
Pour le reste, il est évident qu’il était un bon juif, connaissant extrêmement bien les Ecritures. Jésus a pu être formé dans une yeshiva, une école juive. Une autre théorie, née dans l’enthousiasme qui a suivi la** découverte de Qumran, a longtemps circulé : Jésus aurait séjourné dans une communauté essénienne [groupe juif fondé vers le IIe siècle avant notre ère et qui vivait retiré près de la mer Morte en observant des règles très strictes. Un grand nombre de manuscrits émanant de cette communauté ont été retrouvés à Qumran]. Certains chercheurs, frappés par la parenté entre les textes de Qumran et ceux des Evangiles, ont pensé que les manuscrits de la mer Morte renfermaient l’origine du christianisme. Aujourd’hui, il est clair que les points de convergence entre essénisme et christianisme ne sont pas aussi pertinents qu’on l’avait cru.

Comment l’image canonique de Jésus s’est-elle construite ?
En réalité, il n’y a pas une image canonique, chaque Evangile en développant une qui lui est propre – ce qui constitue d’ailleurs une difficulté historique supplémentaire. La chronologie des événements, par exemple, diffère dans Marc, Luc, Matthieu et plus encore dans Jean. Cela dit, on peut aussi parler d’image canonique au singulier : dès lors que les chrétiens ont une Bible, se reconnaissent dans une foi unique en Dieu et dans un corps de doctrines ou de pratiques relativement cohérentes, tout le travail théologique va consister à essayer de rapprocher ces textes.
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Les croyants vont mettre l’accent sur les parentés et non sur les différences : il serait trop compliqué d’avoir, d’un côté, quatre portraits de Jésus et de l’autre, une foi unique, adossée à une seule institution avec son corps de doctrine. L’évêque et Père de l’Eglise Irénée de Lyon, dans les années 180, parle ainsi du « tétraévangile », c’est-à-dire d’un Evangile unique, attesté sous quatre formes.
« Sans institution, le mouvement charismatique de Jésus aurait disparu »
Cette tentative d’unifier les Evangiles va donner naissance aux « harmonies évangéliques » : une seule biographie de Jésus est réalisée à partir des quatre Evangiles. Pour ce faire, on est obligé d’effectuer des choix, afin d’aboutir à un récit contenant les épisodes dans un ordre unique, et chaque épisode dans une unique forme. Si la plus ancienne de ces harmonies évangéliques date du IIe siècle, beaucoup d’autres ont été réalisées jusqu’à une période récente. Elles sont destinées à la piété et ne sont pas reconnues par les institutions, au contraire des quatre Evangiles, qui font autorité dès le IIe siècle.
Des textes différents circulaient pourtant à l’époque. Certains émanaient de milieux probablement trop restreints pour pouvoir s’imposer. D’autres ont connu une plus large diffusion et ont eu, dans quelques cercles, un succès non négligeable. Par conséquent, même si, à partir du IIe siècle, le quadruple Evangile est constitué et globalement adopté, d’autres Evangiles vont circuler, tel celui de Thomas, encore lu au IIIe siècle, ou celui de Pierre, jusqu’au Ve siècle.
Pour les chrétiens qui s’intéressent à la figure de Jésus, le fait de se cantonner à lire le Nouveau Testament est un phénomène relativement récent. Pourtant, les traditions sur l’enfance de Jésus issues des textes apocryphes imprègnent encore les représentations que l’on se fait de lui. Elles incarnent non l’image canonique, mais l’image traditionnelle de Jésus, prégnante dans l’imaginaire collectif aussi bien en Occident qu’en Orient, mais également dans l’islam. Il faut donc bien distinguer images canoniques et image traditionnelle. L’image traditionnelle de Jésus dépasse la vision canonique – sans grande tension, cependant, avec cette dernière.
La vision canonique de Jésus diffère-t-elle selon les grands courants du christianisme ?
Dans les courants actuels, pas vraiment. Les traditions sur l’enfance de Jésus sont peut-être plus présentes dans l’orthodoxie et le catholicisme que dans le protestantisme. Pour ce qui est des origines du christianisme, j’aime comparer le christianisme antique au noisetier. Contrairement au chêne, qui a un tronc duquel partent les branches, le noisetier a une multitude de troncs sortant directement de la terre. Avec le motif du chêne, on imaginerait que le tronc principal représente l’orthodoxie et que les branches, selon leur éloignement du tronc, symbolisent les courants plus ou moins hérétiques.
Au contraire, avec la métaphore du noisetier, on ne peut pas caricaturer de la sorte. Il y a certes des branches plus épaisses que d’autres, mais toutes partent du terreau et plongent directement dans la source. Je m’imagine volontiers le christianisme primitif comme un verger de noisetiers, avec différents courants qui ont émergé du terreau. Certaines branches sont mortes ; d’autres subsistent à peine.
« Pour les chrétiens qui s’intéressent à la figure de Jésus, le fait de se cantonner à lire le Nouveau Testament est un phénomène relativement récent »
De la diversité extrême du christianisme primitif, ce qu’il reste à l’heure actuelle se réduit à quelques branches de noisetier. Ce n’est d’ailleurs pas forcément parce qu’elles ont été combattues par des tenants de l’orthodoxie que des communautés ont disparu, mais simplement parce que certaines étaient si fermées qu’elles sont mortes de leur belle mort, sans jamais avoir atteint le seuil critique leur permettant d’être viables. D’autres ont bel et bien été combattues. Les communautés disparues ont, le plus souvent, emmené leurs images de Jésus avec elles.
En revanche, certains courants ésotériques extérieurs au christianisme partent du principe que les institutions sont mensongères et qu’il faut chercher ailleurs la vérité sur Jésus. Cette façon de voir est totalement erronée : on ne peut partir du principe que parce que certaines théories sur Jésus sont officiellement reconnues, elles sont forcément fausses. Il faut se rappeler que sans institution, le mouvement charismatique de Jésus aurait disparu. Et si la mémoire collective ne coïncide jamais totalement avec ce que l’institution veut inculquer, caricaturer cette dernière comme un régime de terreur est tout à fait excessif.
Peut-on imaginer faire de nouvelles découvertes sur Jésus ?
Ce n’est pas impossible. On sait que plusieurs Evangiles judéo-chrétiens (on ignore combien exactement) ont circulé. Peut-être des textes inconnus ou des objets archéologiques pertinents pourraient émerger.
« De la diversité extrême du christianisme primitif, ce qu’il reste à l’heure actuelle se réduit à quelques branches de noisetier »
Encore faudrait-il que ces textes ne soient pas anecdotiques et qu’ils n’apportent pas davantage de contradictions par rapport à ceux que nous connaissons déjà. Et, bien sûr, qu’ils soient authentifiés ! Je suis très sceptique quant à la possibilité d’écrire, un jour, une biographie fiable de Jésus. Qu’il ait été baptisé, qu’il ait fait des miracles, qu’il ait voyagé en Galilée et à Jérusalem, avant d’être arrêté et condamné par les Romains, qu’il soit mort sur une croix, tout cela est très vraisemblable. Mais peut-on vraiment aller au-delà en tant qu’historien ? Je ne le crois pas.
Un texte du IVe siècle de l’évêque Eusèbe de Césarée montre que déjà à cette époque, de nombreuses informations sur la famille de Jésus étaient perdues. N’est-il pas, dès lors, présomptueux pour un historien du XXIe siècle d’affirmer que des découvertes importantes sont encore possibles ? J’invite à une très grande prudence sur ce sujet, sans exclure totalement tout espoir.
*La scrupuleuse enquête historique de John Paul Meier sur Jésus
Temps de Lecture 5 min.
Attention, chef-d’oeuvre ! On ne manque pas de belles et grandes études sur l’historicité de Jésus, y compris récentes, mais aucune ne peut prétendre rivaliser avec le monument consacré au sujet par John Paul Meier dans les années 1990, et encore moins le remplacer.
Prêtre catholique, professeur de Nouveau Testament dans divers séminaires et à la Catholic University of America de Washington avant de rejoindre la très prestigieuse Notre Dame University dans l’Indiana, l’auteur ne masque certes pas sa foi, mais il réussit à en faire totalement abstraction pour donner ce qui est l’enquête la plus approfondie, la plus honnête, la plus scientifiquement conduite que l’on puisse lire aujourd’hui sur le Jésus historique. Comme il le rappelle d’emblée à la suite de Thomas d’Aquin, à propos de Jésus, on doit distinguer entre « ce que l’on sait par la raison et ce que l’on affirme par la foi. Cet ouvrage se limite au premier des deux domaines », ce qui ne diminue en rien l’intérêt qu’il peut y avoir pour le croyant, le théologien ou l’exégète à s’appuyer sur les résultats de la recherche historique.
ADMIRABLE EXAMEN DES SOURCES
Meier avance donc à visage pleinement découvert et, dès les premières pages, on reste comme ébloui par la rigueur de la méthode, la finesse des analyses, la justesse des conclusions. Là où l’historien agnostique serait prêt à admettre la validité d’un renseignement tiré d’une source unique, Meier cherche la faille avec obstination et n’accepte de conclure qu’après avoir écarté par la raison toutes les objections, avoir levé tous les doutes. Son examen des sources est de ce point de vue admirable et rend obsolètes des centaines d’études où la part de l’imagination intellectuelle, qu’il juge sans limites, l’emporte de loin sur l’objectivité de l’historien et la réalité des textes. Ainsi sont écartés du débat, après examen approfondi, aussi bien les Evangiles apocryphes que les textes de Qumran, pour s’en tenir aux quatre Evangiles canoniques, « les seuls documents majeurs qui contiennent des ensembles importants de matériaux utilisables pour une recherche du Jésus historique ».
C’est que Meier montre une exigence terrible avant d’accepter un renseignement, qu’il le passe au crible de multiples critères sur lesquels il s’explique longuement. A cela s’ajoute une connaissance impeccable et de l’environnement culturel de la Judée au Ier siècle et des rouages de l’administration romaine, ce qui lui évite de broder sur de pseudo-renseignements. Ainsi le recensement, que Luc place au moment de la naissance de Jésus, est évacué comme il se doit, car il relève de la « théologie rédactionnelle », selon une heureuse expression de l’auteur au sujet de la description de Jean par Luc.
L’historien se régale d’autant plus que Meier pose toutes les questions, sans exception, même celles qui ont longtemps gêné les Eglises : Jésus avait-il des frères et soeurs (oui, probablement) ; Jésus était-il marié (probablement pas, pour des raisons religieuses) ? De même, on reste admiratif devant l’établissement de la chronologie qui aboutit à faire commencer le ministère public de Jésus dans le courant de l’an 28 et sa mort le 7 avril 30 (une coquille a fait écrire 1930 !), dates en effet les plus probables.
On ne peut donner qu’un mince aperçu du talent et, surtout, de l’honnêteté scrupuleuse de Meier, que la lecture du deuxième volume rend encore plus manifestes, car il y aborde les questions les plus difficiles. D’abord celle de l’enseignement de Jésus sur l’avènement du Royaume de Dieu, notion complexe dont il n’est pas facile de cerner le contenu exact, et peut-être variable, dont Meier tente de débrouiller ce que Jésus a pu enseigner réellement. Ensuite celle des miracles, qui rend perplexes les hommes de notre temps, mais dont Meier tente de comprendre la place et la fonction dans les Evangiles, sans reculer devant l’examen de l’historicité même des faits. Son analyse de la marche sur les eaux est un modèle du genre et, s’il conclut contre le caractère historique des faits, ce n’est pas tant par respect des lois de la nature qu’en application des critères définis au premier volume, et qui lui semblent violés dans les récits de ce miracle particulier.
D’aucuns s’étonneront de la démarche, mais, à bien y réfléchir, c’était le seul moyen de ne pas récuser les récits anciens au nom de convictions modernes et de donner une chance, en quelque sorte, à l’ensemble de la tradition historique — ou qui se prétend telle — sur Jésus.
ZÈLE IMPLACABLE
Le troisième volume paraît s’enraciner dans un terrain historique moins incertain, puisqu’il soumet à un examen rigoureux l’entourage de Jésus, ses disciples, ses interlocuteurs divers, ses adversaires ou concurrents, sans oublier les foules qui viennent l’écouter et qui jouent un rôle important en attirant sur lui l’attention des notables juifs et des autorités romaines.
Suivant la même méthode rigoureuse, Meier s’attache à chacun, et décape avec un zèle implacable les hypothèses échafaudées sur des données trop souvent incertaines. Comme dans les volumes précédents, Meier se distingue de ses devanciers et de ses émules par l’engagement total de sa démarche, par le souci d’aller au bout de l’enquête, de ne rien lâcher avant d’avoir fait le tour des opinions possibles et d’avoir envisagé tous les éclairages possibles. On retrouve dans cette somme le souci d’exhaustivité qui marquait le traitement des récits de la Passion par Raymond E. Brown (« Le Mondes des livres » du 22 avril), avec la même clarté d’exposition qui ne se laisse jamais écraser par l’érudition.
Rien ne reste dans l’ombre, et des vérités reçues comme invariables depuis des lustres sont impitoyablement remises en question, ou du moins ébranlées, sur les Pharisiens ou les Esséniens. Chef-d’oeuvre, disions-nous en préambule, chef-d’oeuvre d’honnêteté d’abord, et ce n’est pas la moindre des raisons de lire ce monument désormais incontournable.
UN CERTAIN JUIF, JÉSUS
LES DONNÉES DE L’HISTOIRE.
T. 1. Les sources, les origines, les dates ;
T. 2. La parole et les gestes ;
T. 3. Attachements, affrontements, ruptures
de John Paul Meier.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Bernard Degorce (t. 1 et 2 seulement), Charles Ehlinger et Noël Lucas, Cerf, « Lectio Divina », t.1 496 p. 35 euros ; t.2. 1 330 p., 80 euros ; t. 3. 752 p., 50 euros; t. 4 à paraître.
Signalons également la sortie du deuxième volume des Ecrits apocryphes chrétiens, sous la direction de Pierre Geoltrain (décédé en 2004) et Jean-Daniel Kaestli. Après un premier volume paru en 1997, ce second tome contient les écrits, pour la plupart tardifs (surtout entre les IVe et VIIIe siècles) sur Jésus, Marie, Joseph ou les apôtres, ainsi que des apocalypses, des épîtres et des homélies. (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2208 p., 69 euros jusqu’au 31 décembre, 79 ¤ ensuite).
Maurice Sartre
**L’énigme des manuscrits de la mer Morte
La BNF consacre une exposition à ces fragments de la Bible découverts en 1947 à Qumrân.
Temps de Lecture 4 min.
Les manuscrits millénaires de la Bible, découverts en 1947, à Qumrân, sur les bords de la mer Morte, livrent peu à peu leurs secrets. L’exposition que la Bibliothèque nationale de France François-Mitterrand (BNF), à Paris, leur consacre, jusqu’au 11 juillet, révèle les dernières avancées dans la compréhension de ces dizaines de milliers de fragments de textes datant de 250 ans avant J.-C. à 100 ans après J.-C., et dont le quart est à l’origine de deux religions révélées, le judaïsme et le christianisme.
Aussi passionnante qu’émouvante, la mise en scène géographique (avec cartes, plans, monnaies antiques…) et archéologique (objets funéraires et vernaculaires) montre le contexte de la mise au jour et la recomposition par les épigraphistes des 900 manuscrits trouvés en morceaux dans des grottes du désert de Judée. « Régulièrement, des expositions ont eu lieu à Jérusalem et aux Etats-Unis, avec une approche très confessionnelle, mais c’est la première fois qu’une telle présentation est entièrement consacrée à toutes les problématiques posées par leur découverte », indique Laurent Héricher, conservateur en chef, commissaire de l’exposition.
Il y a l’émotion devant les petits bouts de cuir millénaires, peau de chèvre tannée, couverts d’une belle écriture régulière, provenant du Pentateuque, lequel décrit, depuis la création du monde jusqu’à la mort de Moïse, l’histoire du peuple hébreu. Les scribes, visiblement expérimentés et talentueux, utilisent le calame – roseau taillé -, ou une pointe métallique qu’ils trempent dans le noir de fumée – mélange de suie, eau et vin – pour former des lettres, les « jambes en bas », comme s’ils les accrochaient à un fil invisible.
Ces scribes anonymes écrivaient, sur des rouleaux de 10 à 20 cm de large, ces mots destinés à être lus, comme ces « Instructions pour l’homme qui comprend », abordant les questions relatives à l’argent, au couple, aux parents… L’accent est mis sur le « mystère futur », sur la fin des temps, imminente. « Prends garde, ne t’enorgueillis pas », lit-on. La minutie et la complexité du déchiffrement, de l’identification et de la reconstitution des textes, en partie perdus, sont mises en lumière sur les cartels, par des lettres en gras, donnant la traduction de ce qui a été sauvé.
« Cette écriture est araméenne, c’était la langue officielle de Babylone, ramenée par les Juifs, les élites déportées en 521 avant notre ère », précise Laurent Héricher. Cet alphabet a été choisi par les rabbins, au IIe siècle, pour écrire l’hébreu. Il coexistait à Qumrân et en Palestine, avec l’écriture du peuple, en pattes de mouche, d’origine phénicienne, et abandonnée.
C’est dans une faille rocheuse creusée de grottes, sur les bords de la « mer de sel » des Hébreux, où le récit biblique situe Sodome et Gomorrhe, villes maudites que Dieu arrose de feu et de soufre, que furent découverts, par trois pâtres bédouins, les premiers manuscrits. Des photos panoramiques montrent l’aridité du site de Qumrân, et son difficile accès, à 20 km au sud-est de Jérusalem.
Sur les 275 grottes fouillées par les archéologues, 11 cachaient le fabuleux trésor. A chaque fois, les scientifiques se font damer le pion par les Bédouins, qui visent la bonne affaire. De la première grotte, ils disent avoir sorti les rouleaux d’une jarre – long cylindre d’argile, à couvercle, dont un exemplaire est exposé. « Ce serait la seule fois, précise Laurent Héricher, le reste du temps, les manuscrits, en miettes, rongés par les rats et couverts d’excréments de chauve-souris, reposaient à même le sol. »
Etaient-ils rangés sur des étagères de bois parties en poussière ? Ont-ils été jetés là dans la précipitation à l’arrivée des légions romaines sur Jérusalem ? Qumrân aurait été détruit en 70, comme le Temple de Jérusalem, par les Romains.
Les travaux récents permettent d’avancer une hypothèse, celle de l’occupation du site par la secte des esséniens, ces « athlètes de vertu », dont parle Philon d’Alexandrie (Egypte), philosophe juif ayant vécu au Ier siècle. « On cherche à établir un lien entre les fondateurs du christianisme naissant, Jésus et Jean-Baptiste, et la communauté des esseniens », indique le commissaire de l’exposition.
La bibliothèque de livres écrits par des auteurs et des époques différents, sans titre, ni page, ni date, ni signature, serait-elle celle des esséniens, qui professaient la pureté et pratiquaient l’immersion rituelle ? La vue aérienne du site identifie huit bassins-citernes, dont la superficie est supérieure à celle des habitations.
Dans le modeste village de Qumrân, 200 personnes auraient vécu en permanence de 170 avant J.-C. à 70 de notre ère, cultivant la vigne, les palmiers dattiers et baumiers, élevant des chèvres. Les lampes à huile, encrier, bol, cruche en argile, mesure à céréales en pierre trouvés dans les tombes n’ont pas levé l’énigme.
« Qumrân, le secret des manuscrits de la mer Morte » à la BNF François-MitterrandeBnf.fr
, quai François-Mauriac, Paris 13
, Métro Quai-de-la-Gare. Jusqu’au 11 juillet, du mardi au samedi de 10 heures à 19 heures, le dimanche de 13 heures à 19 heures. De 5 à 7 euros. Catalogue, 180 pages, 29 euros, éd. de la BNF.
Florence Evin
Comment Marie la juive, mère de Jésus, est devenue la Vierge qui enfanta Dieu
Si Marie est une des femmes les plus célèbres de l’histoire, elle est également très mal connue. Entretien avec l’historien James D. Tabor, qui s’est lancé dans une vaste enquête pour exhumer la « vraie Marie ».
Temps de Lecture 15 min.

« Comment Marie, la mère de Jésus, peut-elle susciter autant de ferveur et de dévotion alors même qu’on sait si peu de choses sur elle ? », interroge l’historien James D. Tabor, qui vient de publier Marie, de son enfance juive à la fondation du christianisme (Flammarion, 384 p., 22,90 euros).
Convoquant tous azimuts sources historiques et tradition, Evangiles du Nouveau Testament et textes apocryphes [qui ne font pas partie du canon officiel de l’Eglise], archéologie et science, le directeur du département des études religieuses de l’université de Caroline du Nord (Etats-Unis) livre une fresque passionnante qui redonne vie non seulement à la mère de Jésus, mais aussi aux grands personnages de son époque, d’Hérode le Grand à Jean le Baptiste en passant par Jésus et Joseph.
Malgré sa rigueur, la méthodologie du professeur américain se heurte nécessairement aux limites de l’exercice, sachant que les sources concernant Marie sont très maigres – ce qui conduit l’historien à spéculer plus qu’à poser des faits concrets et indubitables. Et cette tentative de « rendre à Marie sa condition pleinement humaine et de femme juive » pourra heurter certains croyants, en dépit des précautions et de l’empathie de l’auteur – la science n’ayant pas vocation à appuyer le dogme.
Quoi qu’il en soit, James D. Tabor réussit incontestablement à nous rendre Marie plus familière en la resituant dans son contexte spatio-temporel : celui d’une femme juive des environs de notre ère. « La vérité, c’est que sa vie a été intentionnellement effacée », analyse l’auteur, lequel voit en Marie « une femme active et révolutionnaire, qui inspira une foi chrétienne émergente ».
Qu’est-ce qui conduit un historien à se lancer dans une enquête sur Marie, sachant que les sources historiques la concernant sont quasi inexistantes ?
J’ai déjà écrit un livre sur Jésus, La Véritable histoire de Jésus (2014, Robert Laffont), qui a été un best-seller du New York Times. Dans le monde universitaire, on cherche à reconstituer qui était Jésus d’un point de vue historique, et cette recherche semble naturelle. En tant qu’historien et archéologue, je me suis trouvé face à un paradoxe concernant Marie : elle est la femme la plus célèbre de l’histoire, et pourtant on ne sait presque rien sur elle. L’image que nous avons d’elle, celle d’une vierge pieuse aux allures de moniale, n’est pas fidèle à la femme qu’elle était historiquement. Je me suis donc demandé s’il était possible de « ressusciter » Marie, de trouver qui est la véritable Marie.
Par où commence-t-on un tel travail ? Quels documents avez-vous utilisés ?
La première des choses à faire, bien sûr, est de travailler sur les sources textuelles les plus anciennes que l’on peut rattacher à Marie, celles qui vont du Ier siècle avant notre ère au Ier siècle de notre ère. Les plus importants sont les Evangiles du Nouveau Testament. Quoique peu diserts sur Marie, ils contiennent des éléments intéressants, notamment sa généalogie, relatée par Luc (chapitre 3) : selon lui, Marie a un pedigree notable, puisqu’elle serait de souche royale et sacerdotale.
Je combine ensuite ces sources avec ce que l’on sait, historiquement, de la période, en particulier grâce à Flavius Josèphe, qui a fait œuvre d’historien au Ier siècle de notre ère. Quand Jésus est né, l’atmosphère politique n’avait rien d’une « douce nuit ». La Palestine était sous occupation romaine, ce qui donna lieu à plusieurs révoltes matées dans le sang : les Romains ont ainsi crucifié 2000 personnes à Sepphoris, près de Nazareth, à l’époque où Marie devait être une jeune mère.
« L’image que nous avons de Marie, celle d’une vierge pieuse aux allures de moniale, n’est pas fidèle à la femme qu’elle était historiquement. »
Enfin, j’utilise l’archéologie, en essayant de m’en tenir aux fouilles auxquelles j’ai participé afin d’être en mesure d’impliquer davantage le lecteur. J’aimerais évidemment avoir plus de sources, mais cela fonctionne déjà plutôt bien ainsi.
Comment expliquer que Marie, qui est une des femmes les plus célèbres de l’histoire, voire la plus célèbre selon vous, soit aussi « la plus mal connue »?
Vers la fin du Ier siècle, Jésus devient si important en tant que Fils de Dieu que la question de la sexualité de Marie devient problématique. Tout ce qui est humain à son sujet commence à être estompé ou nié. A commencer par le fait que Jésus ait eu des frères et sœurs, ce qui est clairement mentionné dans le Nouveau Testament, notamment dans l’Evangile de Marc (6, 3) : « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? ».
Vers 150, des théologiens commencent à affirmer qu’il ne s’agit pas de frères et de sœurs mais de cousins, fils d’un frère de Joseph – théorie qui est toujours celle de l’Eglise catholique romaine. Il est devenu inenvisageable que Marie ait pu être une femme normale, une épouse sexuellement active et une mère de famille, alors qu’à l’époque des Evangiles, on voit bien que cela ne pose aucun problème. Dans l’Evangile de Matthieu (1, 25), il est dit : « Joseph la prit comme épouse et ne la connut pas avant qu’elle donnât naissance à son enfant » – ce qui sous-entend qu’il le fit après.
Disons-le franchement : les théologiens n’aiment pas l’idée que Marie ait pu avoir une vie sexuelle. Il n’y aurait pourtant rien de pornographique à cela ! Dans l’Eglise orthodoxe, il est dit que les frères et sœurs sont des enfants issus d’un premier mariage de Joseph, alors que la tradition ne dit strictement rien à ce sujet.
« Il est devenu inenvisageable que Marie ait pu être une femme normale, une épouse sexuellement active et une mère de famille. »
La divinisation de Jésus s’accompagne, pour Marie, d’une perte progressive de sa consistance humaine. Marie est vue comme le réceptacle du Fils de Dieu. A ce titre, elle ne saurait avoir de vie en dehors de cela.
Quand a débuté la marginalisation de Marie ?
Je pense que cela commence avec l’apôtre Paul, qui dit de Jésus qu’il est « né d’une femme » (Galates 4), sans même mentionner le nom de cette dernière, alors qu’il l’a probablement vue à Jérusalem. Il mentionne en effet avoir rencontré Jacques (1), le frère de Jésus, à Jérusalem ; il est donc fort probable qu’il y a aussi vu Marie, dont on sait qu’elle accompagnait Jacques. Paul est celui qui recommande en outre de ne pas se marier si on peut l’éviter, affirmant qu’il vaut mieux rester célibataire (1 Corinthiens 7).
Justement, l’un des motifs les plus marquants autour de Marie est celui de sa virginité perpétuelle, érigée en dogme par les catholiques et les orthodoxes. Cet accent sur la pureté sexuelle était-il courant dans le contexte juif des débuts de notre ère ?
Absolument pas. Cette idée est totalement étrangère au judaïsme, qui invite au mariage, y compris pour les rabbins. Il est même plutôt mal vu, pour un rabbin, de ne pas être marié. Dans les sociétés traditionnelles de cette époque, se marier et avoir des enfants est une évidence.
C’est pourquoi la vision que Paul développe au sujet du mariage est particulièrement atypique. Mais il faut bien comprendre que si Paul est juif, il est originaire de la diaspora d’Asie Mineure, et est donc très marqué par la pensée grecque. Cette dernière a développé une pensée dualiste : le corps n’est pas saint, il est sale et limité, alors que l’esprit est noble, c’est pourquoi il faut le libérer de ce carcan qu’est le corps.
Quoi qu’il en soit, cette obsession autour de la pureté de Marie se développe autour de 100-150. Cela, à mon sens, n’a rien de mal intentionné : il s’agissait sans doute de protéger la figure de Marie.
Quels sont les éléments de la vie de Marie que l’historien peut reconstituer de manière fiable ?
Même s’il est vrai que les sources sont très maigres, il est possible de situer Marie dans une époque et un lieu. Grâce à l’archéologie, je peux redonner vie à son monde. Ainsi, peu de gens connaissent le nom de la ville de Sepphoris, qui n’est pas citée dans le Nouveau Testament. Située à quelques kilomètres au nord de Nazareth, elle était la deuxième plus grande ville du pays. Or, d’après la tradition, c’est là que Joachim et Anne, les parents de Marie, vivaient. Alors que cette dernière est perçue, dans l’imaginaire collectif, comme une personne de la campagne, elle est en réalité originaire d’un milieu plutôt urbain. Le roi Hérode, qui régna sur la Judée de 37 à 4 avant notre ère, vivait lui-même à Sepphoris. Après son mariage avec Joseph, elle s’est vraisemblablement installée à Nazareth, où Jésus a grandi.

Grâce aux fouilles conduites à Nazareth, on peut imaginer le type de maison dans laquelle elle a vécu, la physionomie du village, etc. Toutes ces petites choses que l’on sait sur Marie, à commencer par celles contenues dans le Nouveau Testament, sont comme des petits hameçons, un squelette auquel on peut accrocher d’autres éléments.
On sait aussi qu’elle n’a pas eu qu’un seul enfant, mais était mère d’une grande famille – comme toutes les femmes juives de l’époque – d’au moins huit enfants. On connaît par l’Evangile de Marc (6, 3) les noms des quatre frères de Jésus (Jacques, Josès, Jude, Simon) et on sait qu’il a eu au moins trois sœurs, dont deux, Salomé et Myriam, sont citées par leur prénom.
A l’époque où Marie élevait ses enfants, Sepphoris, qui avait été détruite par les Romains en l’an 4 avant notre ère, est en pleine reconstruction. On peut donc imaginer Joseph et Jésus allant de Nazareth à Sepphoris pour y travailler – le métier de « charpentier » rattaché à Joseph fait en réalité référence à l’architecture et à la construction.Article réservé à nos abonnés Lire aussi La Vierge Marie était-elle mère d’une famille nombreuse ?
Vous rappelez que Marie n’était pas une femme chrétienne mais juive. En quoi cette évidence apparente est-elle importante pour mieux approcher qui elle était ?
Il faut comprendre que l’Eglise telle qu’elle s’est développée, avec son réseau de prêtres, de moines et de religieuses, d’églises et de cathédrales, son cortège de statues et d’œuvres d’art, tout cela n’a rien de familier dans la culture juive. Marie n’y aurait rien compris, pour la simple raison qu’elle était juive et qu’elle fréquentait la synagogue. En la replaçant dans le contexte du Moyen Age chrétien, qui est l’époque où le culte marial s’est développé, il est impossible de se figurer qui elle était en réalité, car l’atmosphère de cette époque n’a plus rien à voir avec celle dans laquelle elle a évolué.
« Marie n’aurait rien compris à l’Église, pour la simple raison qu’elle était juive et qu’elle fréquentait la synagogue. »
Faire de Marie une femme apolitique et asexuée est, à mes yeux, une anti-narration. Bien sûr, je respecte les croyants qui adhèrent à cette vision. Je sais à quel point Marie est vénérée dans le catholicisme. Mais il me semble tout de même qu’il ne s’agit pas de la véritable Marie. J’espère qu’après avoir lu le livre, les gens se rendront compte que la vraie Marie est tout aussi admirable et inspirante que la figure mythique qui a été construite autour d’elle.
Vous dites que Marie a été particulièrement marquée par le contexte politique dans lequel elle a évolué. Pourquoi était-il si particulier ?
Parce qu’à l’époque, vous ne pouviez pas l’éviter. Le règne d’Hérode le Grand a été particulièrement sanglant. Il faut imaginer les gens parler de ces événements entre eux, dans un pays occupé par la puissance militaro-politique romaine. Ses parents en discutaient sans doute. D’autant qu’Hérode voulait plus que tout au monde ce que Marie possédait : une généalogie prestigieuse. Mais son père était un juif converti, et sa mère une Arabe. Il n’est pas de la lignée de David, contrairement à Marie, ni de celle des Hasmonéens, la lignée de prêtres à laquelle Marie était aussi rattachée. Hérode a d’ailleurs épousé des femmes appartenant à ces lignées pour tenter de s’acheter une légitimité.
Que sait-on des frères et sœurs de Jésus ? Ont-ils joué un rôle particulier dans la naissance de ce qui sera plus tard le christianisme ?
Nous disposons de bonnes sources anciennes concernant Jacques, notamment au sein des Actes des Apôtres, où il est présenté comme celui qui a pris la relève dans la jeune communauté après la mort de Jésus – et non Pierre ou Paul. Paul, quand il va à Jérusalem, va immédiatement chez Jacques, qu’il appelle « le pilier de l’Eglise ». C’est lui qui arbitre le différend entre Pierre et Paul sur la question de l’ouverture du mouvement aux Gentils, c’est-à-dire aux non-juifs. Jacques est pourtant méconnu du grand public.
On sait peu de choses sur les autres frères de Jésus – Simon, Josès et Jude. Néanmoins, Josès – qui est sans doute un surnom pour Joseph – est cité dans le Nouveau Testament. Il a manifestement accompagné sa mère à la crucifixion de Jésus et a pris part aux rituels d’embaumement. On ne sait pas ce qu’il est devenu. Simon, après la mort de Jacques, a pris la relève à un âge très avancé. Je parle de « lignée de Jésus » : les enfants de Marie ont été en charge de la jeune Eglise. Mais là encore, à cause de l’insistance sur la virginité perpétuelle de Marie, sa famille a été peu à peu effacée, de même que son ancrage juif.

Un élément assez inattendu de votre enquête est cette affirmation selon laquelle Marie « est la fondatrice oubliée du christianisme primitif ». Expliquez-nous.
Marie était juive. Or, on connaît le rôle des mères juives à cette époque : c’est par elles que se transmettent la tradition religieuse et les valeurs. Elle est sans doute très influente au sein du giron familial, comme c’est d’ailleurs le cas dans bien des cultures. Ce n’est pas parce que les femmes n’exercent pas des rôles de pouvoir qu’elles n’ont aucune influence, au contraire. Tout remonte à Marie.
« Faire de Marie une femme apolitique et asexuée est, à mes yeux, une anti-narration. »
Je pense qu’elle a pu influencer directement Jésus à travers l’éducation qu’elle lui a apportée. C’est d’autant plus plausible que les mêmes valeurs se retrouvent dans l’Epître de Jacques qui se trouve au sein du Nouveau Testament. Je vois Marie comme une ombre aux côtés du trône, une sorte d’éminence grise.
Un point particulièrement sensible de votre travail est le chapitre où vous tentez d’identifier qui aurait pu être le père biologique de Jésus, à travers un personnage nommé Pantera.
Oui, c’est évidemment la partie la plus susceptible de heurter certains croyants. Analysons la situation objectivement. Plusieurs possibilités peuvent être envisagées : soit Jésus n’a pas de père biologique, comme le dit l’Eglise : Dieu est son père. Mais s’il a un père biologique, il reste deux options : ou bien il s’agit de Joseph, ou bien d’un autre homme. En tant qu’historien, je ne peux me prononcer sur ce qui relève de la foi, et je dois plutôt partir de l’idée que Jésus a bien eu un père biologique.
Or, on sait par les Evangiles que Marie est tombée enceinte et que Joseph a dit ne pas être le père ; par conséquent, le père biologique est un autre homme. On sait par ailleurs que les récits mythologiques grecs et romains évoquaient des « hommes divins » – héros, demi-dieux ou sages – dont la conception était attribuée à un dieu qui aurait fécondé une femme. C’est par exemple le cas d’Hercule, de Platon ou d’Apollonius de Tyane, un sage qui accomplissait des miracles. On essayait ainsi d’expliquer pourquoi cette personne était si remarquable.

Quoi qu’il en soit, je serais négligent si je n’informais pas les lecteurs qu’un nom fait surface dans certaines sources juives du Ier siècle, qui présentent Jésus comme le fils d’un dénommé Pantera. Originaire de Sidon en Palestine, Pantera est relié de manière très éloignée à la famille de Marie, et est devenu plus tard soldat dans l’armée romaine.
Est-elle tombée amoureuse de lui ? Ses parents ont-ils considéré qu’il n’était pas un assez bon parti pour leur fille ? Toujours est-il qu’on a retrouvé en Allemagne la tombe d’un soldat de l’armée romaine nommé Pantera, qui est originaire de Palestine et a vécu à la même époque. Evidemment, il n’y a aucun moyen de prouver qu’il s’agit bien de lui, mais la chronologie et le lieu concordent. Ce point peut m’attirer des ennuis, mais je ne me serais pas vu passer cela sous silence.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Comment Yahvé, petit dieu tribal, est-il devenu un Dieu universel ?
Dans ce domaine sensible, comment faites-vous face aux sensibilités et aux convictions des croyants ?
J’explique aux lecteurs que, comme historien, j’essaie de séparer foi et histoire. Je ne travaille pas pour l’Eglise, je fais de la recherche historique. L’idée de la naissance virginale de Jésus est liée à la foi chrétienne, et fait partie du Credo que l’on récite chaque dimanche à la messe. Il est vrai qu’il serait difficile d’envisager Jésus comme le Fils de Dieu s’il avait été engendré par un homme ordinaire. Je ne peux toutefois pas prendre la mythologie au pied de la lettre.
« Je ne souhaite pas faire de procès d’intention aux théologiens qui ont érigé cette vision de Marie, mais simplement rappeler sa dimension historique. »
Je suis moi-même laïc, mais j’ai toujours fait très attention aux sensibilités de mes étudiants lorsque nous travaillons sur des textes historiques. Je ne souhaite pas faire de procès d’intention aux théologiens qui ont érigé cette vision de Marie, mais simplement rappeler sa dimension historique. Et peut-être cette dernière s’avérera-t-elle finalement tout aussi inspirante que l’image quasi divine qu’on a construite d’elle. Mon éditrice américaine, qui est catholique, m’a ainsi confié se sentir plus proche de Marie maintenant qu’elle envisage sa dimension humaine, plutôt que de la voir comme une sorte de déesse.

Ce travail sur Marie est passionnant, mais on observe tout de même que vous êtes la plupart du temps obligé de spéculer, de faire des suppositions. Que répondez-vous à ceux qui, de ce fait, pourraient minimiser la portée de votre enquête ?
Il faudrait commencer par définir le mot « spéculation ». Si je défendais l’idée que Jésus est allé en Inde – comme certains le disent – parce qu’il enseigne un peu à la manière du Bouddha, cela serait à mes yeux pure spéculation : aucune tradition, aucun témoignage ne permet d’accréditer cette théorie.
De fait, une partie de mon travail consiste à établir des hypothèses, mais je n’aime pas le terme « spéculation ». Je préfère l’idée de remplir les blancs historiques en se basant sur ce que l’on sait par les textes, l’histoire et l’archéologie. Je ne peux certes pas tout prouver, mais j’émets des hypothèses fortes. Je ne spécule en aucun cas s’il n’y a pas un minimum de faits concordants. Je pense en tout cas qu’en refermant le livre, la plupart des lecteurs auront le sentiment d’avoir appris beaucoup de choses.
(1) Voir le livre Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth, par Simon-Claude Mimouni, Bayard, 2015.
Né en 1946, le professeur James D. Tabor enseigne le judaïsme ancien et les débuts du christianisme à l’université de Caroline du Nord (Etats-Unis), dont il dirige le département des études religieuses. Réputé pour la solidité de ses enquêtes historiques, il est l’auteur de Marie, de son enfance juive à la fondation du christianisme(Flammarion, 2020) et de La Véritable histoire de Jésus (Robert Laffont, 2014). Il tient le blog https://jamestabor.com.
Voir aussi:
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