
Aristide Briand sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat : « Notre loi est une loi de liberté, qui fait honneur à une assemblée républicaine »
Par Aristide Briand
Publié le 12 décembre 2020 à 06h30
DOCUMENT
Le 3 juillet 1905, le député socialiste, rapporteur du projet de loi à la Chambre, s’adresse aux élus pour défendre un texte « raisonnable, équitable » qui « concilie les droits de l’Eglise et ceux de l’Etat ». Son discours est publié dans le journal « L’Aurore » le mardi 4 juillet.
[Le 3 juillet 1905, Aristide Briand (1862-1932) touche au but. La loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat, dont il est le rapporteur, va être soumise au vote des députés, après 48 séances de discussion. Face à une tâche ardue, à savoir concilier une gauche radicale qui souhaite imposer la mainmise de l’Etat sur l’Eglise et une droite catholique qui rejette fermement le texte, le député socialiste de la Loire s’est révélé l’homme de la situation. Contrairement à l’intransigeant Emile Combes, qui avait déposé un premier projet de loi en 1904, Briand, homme de synthèse et de compromis, a su parfaitement composer sur le fond. Comme sur la forme, grâce à ses talents oratoires, ainsi que l’illustre son discours à la Chambre, reproduit dans « L’Aurore », quotidien républicain à tendance socialiste. Discours qu’il prononce la veille de l’adoption de la loi à la Chambre par 341 contre 233 voix. Le 6 décembre, le texte est jugé conforme par le Sénat par 181 voix contre 102, avant d’être promulgué par le président de la République, Emile Loubet, le 9 décembre. Mettant fin au Concordat de 1801, la nouvelle loi affirme la neutralité de l’Etat dans les questions de religion, porte un terme au régime des cultes reconnus et subventionnés, « assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes ». Pour en assurer l’application, Aristide Briand sera nommé ministre de l’instruction et des cultes.
Voici la reproduction de l’article de « L’Aurore » le 4 juillet 1905, qui donne à lire son discours.]
Une séance de jour, une séance de nuit. La dernière manœuvre contre le maintien de l’urgence. Les républicains l’emportent à plus de cent voix de majorité.
(…) Discours de Briand
Tel est le thème que développe Briand, et voici le résumé que donne, de cette improvisation passionnée, le compte rendu analytique officiel.https://www.retronews.fr/embed-journal/l-aurore-1897-1914/4-juillet-1905/1/868991/1?fit=1422.2009.287.375
M. Briand :
J’aurais compris les hésitations de la Chambre sur cette question d’urgence au commencement de ces débats.
Incertaine sur son œuvre, elle pouvait redouter que la loi ne sortit pas de ses délibérations telle qu’elle la désirait et se ménager une seconde discussion. Mais aujourd’hui elle sait ce qu’elle a fait ; ce n’est plus le moment des atermoiements, c’est l’heure des responsabilités.
(Applaudissements à gauche.)
Lire aussi La loi de 1905, histoire d’un débat qui n’en finit pas
Si la Chambre est maintenant prise d’inquiétude, si elle trouve la réforme dangereuse, elle doit avoir le courage de la repousser. La motion de M. [Flaminius] Raiberti [député des Alpes-Maritimes] ne tend qu’à renvoyer la solution de la question à la prochaine législative ; pour prendre une telle décision, la Chambre a trop attendu ; elle eût dû la prendre à propos des motions préjudicielles qui lui ont été soumises, mais elle a pensé qu’il ne fallait pas attendre, que la solution était imposée par des circonstances dont la responsabilité, chacun le sait, remonte au Saint-Siège. (Applaudissements à gauche. Interruptions à droite.)
Je l’ai dit dans la discussion générale. J’ai dit aussi, il est vrai, qu’une partie des responsabilités devait retomber sur les mauvais conseillers habituels de l’Eglise.
Lorsque la législature actuelle s’est ouverte, la question de la séparation n’existait pas. Il a bien fallu que quelque chose se passât pour qu’une semblable réforme vînt à l’ordre du jour. (Exclamations à droite.)
« Vous n’avez pas rencontré chez nous un parti pris tyrannique, car nous nous sommes, avant tout, montrés soucieux de faire une réforme acceptable par les catholiques de ce pays »
Quoi qu’il en soit, la Chambre s’en est saisie. Vous ne pouvez pas lui reprocher d’avoir négligé aucune des difficultés du problème et d’avoir, sous l’influence des passions politiques, agi hâtivement.
Nous avons donné à la discussion de la réforme tout le temps qu’elle méritait ; nous avons permis à nos adversaires de faire connaître leurs opinions ; en toute loyauté, en toute courtoisie, nous avons laissé la discussion prendre tout son développement.
Vous n’avez pas rencontré chez nous un parti pris tyrannique, car nous nous sommes, avant tout, montrés soucieux de faire une réforme acceptable par les catholiques de ce pays. Nous croyons avoir rempli loyalement notre tâche : l’opinion publique, saisie de ce grave problème, a pu nous juger.
Vous nous traitiez de sectaires et de jacobins
Au début, il y a eu des doutes : ici même, on craignait qu’une trop longue délibération nous conduisit aux pires écueils. Pendant ces trois mois, l’opinion publique a suivi ces débats. A droite, vous nous redoutiez, vous nous traitiez de sectaires et de jacobins.
Vous vouliez attendre que nous eussions fait place à une autre législature, moins passionnée. Nous avons discuté avec vous longuement et équitablement. Qu’avez-vous à dire maintenant ? (Applaudissements à gauche. Exclamations à droite.)https://www.retronews.fr/embed-journal/l-aurore-1897-1914/4-juillet-1905/1/868991/2?fit=58.44.296.1843
Vous êtes allés, pendant six ans, à travers ce pays – je ne vous le reproche que dans une certaine mesure –, inquiéter, troubler les catholiques français, leur faisant entrevoir une législation qui allait fermer les églises, proscrire la religion, bannir les prêtres. Trouvez donc dans la loi une disposition qui justifie vos craintes et qui vous permette de dire à vos électeurs : “Nous avions raison !” (Applaudissements à gauche.)
Une loi libérale
La loi que nous vous apportons, après cinquante séances de discussion, vous êtes obligés de constater vous-mêmes qu’elle est libérale, qu’elle est satisfaisante pour les catholiques. M. Lerolle l’a reconnu, et avant lui M. Gayraud et M. Ribot. Oui, notre loi est une loi de liberté, qui fait honneur à une assemblée républicaine. Que nos amis mettent joyeusement leur signature au pied de cette loi. J’affirme que jamais le pays ne la leur reprochera. (Exclamation à droite.)
Eh quoi ! A l’heure décisive où nous sommes arrivés, au moment où nous allons accomplir un acte sur la portée historique duquel je crois inutile d’insister, il ne serait pas permis au rapporteur de faire connaître, une dernière fois, son opinion ?
Il faut, au moment où il s’agit d’un vote décisif, nous expliquer sur ce qu’est la séparation. Et si je place cette explication ici, c’est que la motion de M. Raiberti met la Chambre en face de la responsabilité générale qu’elle doit prendre.
Certains de nos amis ont, je le sais, éprouvé quelque mécontentement à ne pouvoir donner à la loi le caractère combatif qu’ils espéraient. Je prétends que ce n’est point un progrès, celui qui se traduit par un coup de poing en pleine figure !
Dans ce pays, où il y a des millions de catholiques qui pratiquent, les uns par foi, les autres par habitude, par tradition de famille, on ne pouvait faire une séparation qui n’aurait pas été acceptée par eux.
Cette idée a surpris beaucoup de républicains. Ne savent-ils point, cependant, que l’Eglise a des partisans qui, calmes aujourd’hui, peuvent devenir passionnés demain ? Il est d’un sage esprit politique de faire une loi qui puisse être appliquée libéralement. Quand des hommes comme Gambetta, comme Ferry, comme Paul Bert – de sincères républicains, ceux-là, et de véritables anticléricaux – ont hésité devant l’accomplissement d’un tel acte, leur hésitation n’était-elle pas pour nous indiquer que nous ne devions pas tenter la réforme dans des conditions où elle aurait risqué d’ébranler la République !
J’ai fait toutes les concessions possibles
Telle qu’elle est, avec les précautions indispensables que nous avons prises contre les abus, l’organisation que nous avons donnée aux associations cultuelles, le système que nous avons établi à l’égard des Eglises, notre loi est raisonnable, équitable : elle concilie les droits de l’Eglise et ceux de l’Etat. (Applaudissements à gauche.)
Je disais au début à nos amis : Prenez garde. La majorité est faite d’éléments divers.
Si chacune de ses fractions veut faire triompher ses idées particulières, il est inutile d’entreprendre notre tâche. J’ai dit aussi que les concessions devaient dépasser les limites mêmes de la majorité.
J’ai tenu à ne pas apporter un amour-propre exagéré à soutenir mon œuvre, comme lorsqu’on s’exalte devant sa tâche ; j’ai estimé que c’eût été courir au plus sûr échec. Et pour renverser les barrières que nos adversaires pouvaient élever, j’ai fait toutes les concessions possibles, je me suis même attaché à faire ces concessions au parti extrême d’où pouvait venir la résistance.
Et maintenant, si tous ceux qui, après avoir parlé contre la réforme pour empêcher qu’elle fût votée, descendent au fond de leur conscience, ils reconnaîtront que la façon dont nous la présentons au pays est la meilleure.
Que les consciences ne soient pas troublées
Si vous tenez à régler un point du programme républicain sur lequel depuis trente-quatre ans sont hypnotisés les électeurs (Réclamations à droite. « Très bien ! très bien ! » à gauche), si vous voulez la grandeur et la prospérité du pays, il est d’autres questions d’ordre économique et social qui devront se poser
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Il est triste de constater que la Chambre n’a pu encore se livrer à l’examen des plus grands problèmes, parce qu’il est facile, à chaque période électorale, de ressusciter les passions. La séparation est un de ces problèmes irritants qui sont le plus propres à passionner les masses. Nous voulons le résoudre de telle manière que les consciences ne soient pas troublées et que demain la religion soit pratiquée librement comme elle l’était hier.
Vous nous disiez : « Respectez le libre exercice du culte. » Mais nous vous avons donné toutes les facilités, et beaucoup de nos adversaires ont reconnu que la loi est suffisante pour que l’Eglise se développe en toute liberté. Si elle ne peut se développer sans le Concordat, c’est que l’Eglise est morte. (Vifs applaudissements à gauche et à l’extrême gauche. Bruit et interruptions à droite.) Ce travail a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Retronews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France.
Aristide Briand