Les ressorts du passage de la délinquance à l’attentat terroriste (Fabien Truong sociologue)

Fabien Truong : « Le drame de Conflans-Sainte-Honorine nous rappelle qu’une salle de classe n’est pas une arène politique publique »

Dans un entretien au « Monde », le sociologue Fabien Truong, auteur d’enquêtes ethnographiques sur la jeunesse des quartiers populaires, explique les ressorts du passage de la délinquance à l’attentat terroriste. 

Propos recueillis par Nicolas TruongPublié le 23 novembre 2020 à 02h44 – Mis à jour le 23 novembre 2020 à 18h53 

 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/23/fabien-truong-le-drame-de-conflans-sainte-honorine-nous-rappelle-qu-une-salle-de-classe-n-est-pas-une-arene-politique-publique_6060745_3232.html

Temps de Lecture 9 min. 

Fabien Truong, sociologue.
Fabien Truong, sociologue. YANN LEGENDRE

Sociologue, professeur à l’université Paris-VIII-Saint-Denis (Cresppa/CSU) et actuellement membre de l’Institute for Advanced Study à Princeton, Fabien Truong a également enseigné au lycée en Seine-Saint-Denis. Dans Loyautés radicales (La Découverte, 2017), il plonge dans le quotidien des garçons de cités engagés dans la délinquance au long cours et interroge leur rapport à l’islam, entre radicalisation et pacification des trajectoires. Il retrace notamment le parcours d’Amedy Coulibaly en enquêtant auprès de celles et ceux qui l’ont connu dans son quartier.

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Qui sont ces jeunes radicalisés qui commettent des attentats en France ?

Les « terroristes maison », non pas les auteurs des attaques de la rue Nicolas-Appert (Paris XIe) et de Nice, mais ceux qui s’en prennent au pays dans lequel ils sont nés, sont des « garçons musulmans de cités » à la trajectoire particulière : souvent tombés dans la délinquance qui les mène à un sentiment d’impasse biographique (ils n’ont plus d’autre horizon que la prison ou la mort par règlement de comptes), ils n’arrivent plus à se projeter dans leur environnement immédiat et ont le sentiment d’être en bout de course. Ils ont entre 20 et 30 ans et, à de nombreux égards, sont coupés du reste de la société. C’est pourquoi, avant un séparatisme culturel ou religieux, il y a d’abord un séparatisme sociologique.

Quels sont les profils de ces terroristes, dont certains ne sont pas nés en France ?

Il y a trois types de cas. D’abord des « middle players » qui trempent durablement dans la délinquance sans pouvoir en sortir : pas assez haut placés dans le crime, mais trop pris par celui-ci. Ils ont une vie sociale plutôt développée, mais marquée par la violence, l’illégalité, la souillure et la clandestinité. Leurs activités les plus intenses sont des « coups » discontinus, cachés à leurs proches : tel braquage ou tel raid punitif se fait dans un entre-soi réduit d’« équipiers » sans être exposé aux yeux d’un cercle plus large. Ils sont en capacité d’être organisés en réactivant des dispositions et des sociabilités existantes qui n’ont rien à voir avec la religion. Amedy Coulibaly, par exemple, s’est procuré des armes via des réseaux liés à l’extrême droite et se fait ensuite aider de petites mains obligées – tout le monde étant relié par l’économie matérielle et morale du business illégal. Il y a convergence entre une raison délinquante made in France ayant produit des« guerriers » qui cherchent à anoblir une mort brutale qu’ils estiment inéluctable et des organisations islamistes internationalisées qui trouvent là des moyens d’agir « tout faits ».

Dans le deuxième cas, ce sont des jeunes qui ne passent pas par cette délinquance prolongée, mais se renferment pour cacher certaines blessures psychosociologiques : consommateurs de réseaux sociaux, ils tendent à refuser l’ambiguïté de l’existence en figeant le monde autour d’un prisme théocratique rigide qui rassure. Dans le troisième, on trouve ces trajectoires de migration récente de jeunes étrangers qui semblent cocher ces mêmes cases : expériences de violence, coupure, clandestinité, sentiments d’impasse et de persécution. Dans ces deux derniers cas, la violence est plus fantasmée, les capacités pour commettre un attentat sont rudimentaires: ce sont ces terribles égorgements individuels dont la mise en scène, entre ordinaire et impensable, sidère.

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Il faut souligner l’impact de la perte d’influence de Daech qui fournissait un référent symbolique (une utopie réalisée) et matériel (la possibilité de communiquer avec des « frères » et de « téléguider » des attentats de loin). Pour les garçons du premier type, cela donne les attentats de 2015. Pour les autres, ce sont des raids beaucoup plus solitaires, avec un flux inversé. Les départs sur zone étaient le débouché principal pour ces idéalistes « exfiltrés » qui apprenaient la guerre ailleurs. Ces départs séduisaient aussi un spectre social plus large, avec des jeunes davantage attirés par le geste de la fugue et de la fuite que par le fait de donner la mort aux « impies ». Maintenant, ces jeunes ne peuvent plus partir, alors que d’autres garçons étrangers en perdition semblent être en mesure de gagner la France.

Si ces tueurs politisent des impasses personnelles liées à la délinquance, la radicalisation, elle, se fait bien au nom de l’islam.

La difficulté, c’est d’éviter une double caricature : dire que tout est religieux (c’est une « culture musulmane » qui expliquerait tout) ou dire que tout est bassement matériel (la religion, c’est l’opium du peuple). On se situe au milieu et c’est fondamental.

D’un côté, le désir d’islam chez ces garçons répond à de vraies questions intimes : besoin de « remoralisation », de transcendance, d’intellectualisation, de certitudes, de faire le deuil, etc. Les garçons englués dans le crime ont par exemple tous perdu des proches dans des conditions taboues, notamment quand il s’agit de règlement de comptes entre connaissances il faut « la fermer » , ou alors quand il y a confrontation avec la police où c’est « parole contre parole ». La force d’une enquête ethnographique est de montrer les traces que cela laisse. Et là, le recours à l’islam, pour des raisons liées aux transformations des instances de socialisation dans les quartiers populaires et aux coupes budgétaires sur le service public, est souvent le seul et permet de faire face. C’est une bouée qui aide à mener une vie meilleure, changer de direction, se ressaisir.

La plongée dans la religion perd-elle plus de jeunes hommes qu’elle n’en sauve ou en sauve-t-elle plus qu’elle n’en perd ?

Les cas où l’islam, entre autres facteurs, aide à pacifier des trajectoires à la dérive sont les plus nombreux. Condamner l’islam en bloc, c’est dévaloriser des ressources concrètes qui font leur œuvre d’apaisement pour des dizaines de milliers de jeunes Français pris dans une vie faite de violences sociales, économiques, interpersonnelles. On peut le déplorer, mais pas le nier. Prenons Radouane, que je connais depuis le lycée, qui me fend le cœur quand il se dit prêt à faire la guerre en Syrie qu’il ne connaît que par YouTube, mais que je retrouve finalement plusieurs mois après « plus français que français » de retour du hadj, le pèlerinage à La Mecque : ce voyage très concret lui a fait comprendre qu’il est culturellement plus proche d’un pèlerin de Strasbourg que d’un fidèle indonésien… Et voilà tout d’un coup « la oumma » moins tangible que « la France ».

« Dans les quartiers populaires, un certain nombre de jeunes s’accrochent de manière provocante à l’islam, qu’ils connaissent souvent mal, pour en faire un étendard »

Dans les cas des récents attentats, n’est-ce pas une version particulièrement obscurantiste de la religion qui guide les criminels ?

Bien sûr. Dans le passage à l’acte, les lectures religieuses du monde organisées autour de croyances littérales par des attracteurs charismatiques, véritables pousse-au-crime, ont toute leur importance. Ceux-ci aiguillent une violence qui était déjà là en l’habillant de préceptes religieux, en la détournant vers l’extérieur. Cette idéologie ne flotte pas : elle est incarnée par des hommes qui ont un agenda. Et c’est là qu’on voit la puissance des réseaux sociaux, qui font caisse de résonance, fournissent du fuel à des individus en quête d’images. C’est sans doute pour cela que les caricatures de Charlie Hebdo leur sont insupportables : en tant qu’images, elles humilient mécaniquement par l’absurde un imaginaire rassurant qui s’effondre.

Revenons à la décapitation abjecte de Samuel Paty : le tueur ne connaît pas son visage jusqu’au dernier moment et « paye » des gamins pour accéder au réel ; la jeune fille par laquelle le scandale part sur Internet n’était pas à son cours et ment à son père qui continue la déformation, etc. Pour l’attentat devant l’ancien siège de Charlie Hebdo, l’assaillant ne sait même pas que le journal a déménagé… Des images sont attaquées de façon erratique et projetées sur des innocents ; c’est terriblement violent et, en même temps, le signe d’un délitement d’un islamisme « organisé ». Mais parce que ce délitement se nourrit de la violence du monde social, il risque d’être long et lent.

C’est terrible : quelques personnes s’abreuvent d’un climat délétère, représentent au fond assez peu de monde mais font l’agenda. Il faudrait pouvoir les marginaliser symboliquement. N’est-ce pas leur faire trop d’« honneur » que d’accepter leur piètre spectacle en leur reconnaissant la qualité de « terroristes » ? On peut se poser la question. D’où l’importance de nos réactions collectives…

Comment éviter de tomber dans le piège des discours idéologiques sur ces attentats ?

L’attitude qui consiste à tout mélanger, à penser que cela commence par le halal dans le supermarché, que les femmes voilées devraient se découvrir par solidarité, que toutes les mosquées sont des écoles de la terreur, c’est vouloir des images quand il faut du contexte. A chaud, ceux qui crient le plus fort sont le plus entendus. On peut regretter abstraitement que l’islam soit une bouée symbolique, mais c’est le cas : défendre « une cause » à tout prix revient à jeter le discrédit sur des hommes et des femmes qui font face. Comprendre n’est ni excuser ni fermer les yeux par veulerie, au contraire.

Après, je crois qu’il faut faire confiance à notre droit commun et être intraitable : forcer une femme à porter le voile contre son libre arbitre ou proférer des appels à la haine, au meurtre, au viol sont des délits caractérisables. Il faut se donner les moyens d’appliquer le droit. Or on sait qu’il y a un vrai problème juridique sur ce sujet avec les GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon], par exemple. Et puis il y a le temps long de l’éducation, où l’on passe son temps à contextualiser. L’école est un lieu de tension et il faut retenir une chose du drame de Conflans-Sainte-Honorine : une salle de classe n’est pas une arène politique publique. Mais elle l’est devenue du fait de la viralité digitale, avec les conséquences que l’on sait.

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Comment gérer ces tensions à l’école ?

Dans les quartiers populaires, un certain nombre de jeunes, très souvent parce qu’ils ne supportent pas les verdicts scolaires qui leur sont défavorables, s’accrochent de manière provocante à l’islam, une religion qu’ils connaissent souvent mal, pour en faire un étendard, s’opposer au prof, générer du chahut, proférer des choses graves et bêtes. Ils savent qu’ils auront une réaction. Ils la cherchent. Ce sont des adolescents. Cela arrive relativement régulièrement, ça m’est arrivé. Le risque aujourd’hui, c’est de transformer ces moments en points finaux : sanction, esclandre, branle-bas de combat. C’est le vent du moment : « Ils ne passeront pas », etc. Tout autre discours est perçu comme une capitulation.

Mais une relation d’enseignement et de décentrement se joue sur la longueur et la confiance, sans caméra. Il faut prendre ces provocations pour un point de départ, car quelque chose d’important s’exprime. Savoir écouter pour partir des problèmes qui se posent ; cela ne consiste en rien à ne « pas faire de vague », à « baisser le niveau », à céder à la peur ou au moins-disant républicain. Une fois qu’on laisse un élève argumenter, la bulle d’imaginaire politique explose vite car, généralement, l’argumentation est pauvre. Mais il faut prendre le temps d’écouter sans humilier et ensuite on construit. Ce n’est pas de la naïveté mais du pragmatisme. C’est, il faut le rappeler, le quotidien de nombreux profs en banlieue et ce n’est jamais facile.

Les profs sont fatigués, travaillent dans des conditions pas possibles et on leur demande de réparer des gamins cassés en quelques mois quand tout le monde est à fleur de peau. La formation sur ces questions est aussi assez défaillante (la méconnaissance sociologique du public est un vrai problème) et, sans effectifs réduits, ce type de relation est tout simplement impossible.

C’est vrai, trop de profs travaillent avec la peur au ventre une peur qui, avant d’être liée à « l’islam », tient aux conditions d’exercice du métier dans un contexte de ségrégation urbaine qui produit mécaniquement des situations explosives. Et le métier s’apprend pas à pas : ne culpabilisons pas les profs qui commettent des maladresses. En 2019, il y a eu environ 900 atteintes à la laïcité pour 12 millions d’élèves. C’est significatif mais ce n’est pas la jungle islamo-fasciste. Le premier problème des profs, c’est la déconsidération du métier qui tranche avec les hommages du moment. On ne peut d’ailleurs qu’admirer Samuel Paty. Car, à entendre ses anciens élèves, il savait y faire : écouter, rire et donner le goût d’apprendre.

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Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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