Le délit d’opinion est en marche dans le pays des droits de l’homme !

Opinions politiques et syndicales, religion, santé : l’élargissement de trois fichiers policiers provoque l’inquiétude

Gérald Darmanin, le ministre de l’intérieur, assure qu’il s’agit de les adapter à la lutte contre le terrorisme. Le secrétaire général de Force ouvrière (FO), Yves Veyrier, étudie la possibilité d’un recours. 

Par Martin Untersinger et Raphaëlle Besse Desmoulières

Publié aujourd’hui à 06h06, mis à jour à 16h57  

https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/12/10/opinions-politiques-et-syndicales-religion-sante-l-elargissement-de-trois-fichiers-policiers-provoque-l-inquietude_6062844_823448.html

Temps de Lecture 5 min. 

Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, en visite à la préfecture de l’Essonne à Evry, le 9 décembre.
Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, en visite à la préfecture de l’Essonne à Evry, le 9 décembre. THOMAS SAMSON / AFP

L’histoire commence à faire du bruit, dans un contexte déjà tendu par la proposition de loi « sécurité globale » et le texte « séparatismes ». Mercredi 9 décembre, le secrétaire général de Force ouvrière (FO), Yves Veyrier, a écrit à la ministre du travail, Elisabeth Borne, pour lui faire part de sa « stupéfaction » et de ses « inquiétudes » après la publication, le 4 décembre au Journal officiel, de trois décrets modifiant des dispositions du code de la sécurité intérieure relatives au traitement de données à caractère personnel.

Ces décrets permettent d’élargir le champ de trois fichiers, à disposition notamment de certains services de renseignement, de police et de gendarmerie. Les deux premiers, le fichier « prévention des atteintes à la sécurité publique »(PASP) et celui de « gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique » (Gipasp), peuvent concerner des personnes suspectées de hooliganisme, de faits de terrorisme ou de violences lors de manifestations. Le troisième, « enquêtes administratives liées à la sécurité publique » (EASP), est, lui, utilisé pour réaliser les enquêtes administratives préalables à certains recrutements dans la fonction publique. Au début de novembre, 60 686 personnes étaient inscrites au PASP, 67 000 au Gipasp et 221 711 à l’EASP, selon des chiffres communiqués à l’Agence France-Presse (AFP) par la Place Beauvau.Lire aussi (2018) : L’Assemblée inscrit la « protection » des données personnelles dans la Constitution

De nouvelles données pourront y être renseignées, notamment « les opinions politiques », les « convictions philosophiques et religieuses » et l’« appartenance syndicale », et non plus seulement ses « activités » politiques, religieuses ou syndicales. Les personnes morales – en l’occurrence les associations – pourront aussi y être consignées. Dans ses avis sur les fichiers PASP et Gipasp, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) note que « la rédaction de certaines catégories de données est particulièrement large ».

Outre les catégories mentionnées plus haut, les « données de santé révélant une dangerosité particulière », celles « relatives aux troubles psychologiques ou psychiatriques », les « comportements et habitudes de vie », les « déplacements », les « pratiques sportives » ou encore les « activités sur les réseaux sociaux »pourront aussi y être inscrits. Les nouveaux décrets permettent également à l’exécutif d’étendre ces fichiers aux personnes présentant un danger pour la « sûreté de l’Etat »« susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou de constituer une menace terroriste ».

« Incompréhension »

De quoi faire bondir M. Veyrier, qui fait part dans son courrier de son « incompréhension » – cela « pouvant laisser à penser que le simple fait d’être adhérent d’un syndicat, ou d’être un syndicat, puisse être rattaché à l’objet de ces articles et justifier un tel fichage ». Il regrette aussi de ne pas en avoir été informé au préalable alors que son syndicat rencontre régulièrement le gouvernement. Ces dispositions pouvant selon lui porter « atteinte au principe de la liberté syndicale reconnue par les textes européens et internationaux », il demande que le texte incriminé « puisse être suspendu et retiré sur ces aspects ». M. Veyrier précise au Monde que sa confédération « étudie la possibilité d’un recours devant le Conseil d’Etat ».

Le secrétaire général de FO n’est pas le seul à s’en émouvoir. Huit députés ex-La République en marche (LRM), dont Paula Forteza, experte des données personnelles, Albane Gaillot, membre de la CNIL, Matthieu Orphelin, Aurélien Taché ou Cédric Villani, ont également pris la plume mercredi pour demander au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, des « éclaircissements » sur ces changements réglementaires autorisant « l’enregistrement de données personnelles potentiellement très sensibles », dont « l’ampleur et la portée (…) interpellent ».

Sur Twitter, le député du Parti socialiste Boris Vallaud a demandé le « retrait de ces dispositions » quand son collègue de La France insoumise François Ruffin a raillé : « Surveillance des activités politiques, syndicales, religieuses, des opinions politiques, philosophiques, des comportements, des habitudes de vie, des pratiques sportives. Jusqu’ici tout va bien… » Dans un communiqué, Europe Ecologie-Les Verts a estimé que « ces décrets représentent une atteinte supplémentaire à nos libertés les plus fondamentales ».

Le but de ces modifications, selon le ministère de l’intérieur, est d’adapter ces fichiers à la lutte contre le terrorisme. Interrogé mercredi lors des questions au gouvernement au Sénat, M. Darmanin a justifié ces nouvelles dispositions, notamment par « l’évolution de la menace »Sur Franceinfo jeudi, il a assuré que ces changements ne créent pas « un délit d’opinion » et qu’il ne faut pas y voir « une sorte de Big Brother ». « Les opinions et les activités politiques en lien avec les partis extrémistes, ceux qui prônent justement la séparation, la révolution, doivent être connus par les services de renseignement », a-t-il ajouté, en précisant que le mot « opinion » est « le terme [utilisé par] la loi RGPD », le Règlement général européen sur la protection des données, entrée en vigueur en 2018. « La CNIL et le Conseil d’Etat ont donné un avis favorable » à ces décrets, a-t-il conclu.

« Glissement sémantique »

De son côté, le député LRM de Côte-d’Or, Didier Paris, coauteur en 2018 d’un rapport parlementaire sur les fichiers de police, juge « à titre personnel » que le « glissement sémantique » consistant à passer d’« activité » à « opinion » n’est « pas très heureux », mais que « cela reviendra au final au même, personne ne pouvant préjuger d’une opinion ».

Un avis que ne partage pas La Quadrature du Net, organisation non gouvernementale spécialisée dans la défense des libertés publiques, dont le porte-parole, Arthur Messaud, se dit « extrêmement choqué que le gouvernement ait fait ça sans débat public, en catimini »« Nous sommes aussi inquiets : tout ce qui avait été enlevé du fichier Edvige [à la suite d’une polémique en 2008, l’exécutif de l’époque avait fini par faire marche arrière], à savoir le fichage des opinions politiques et religieuses, et non plus seulement des activités politiques et religieuses, a été remis, critique-t-il encore. Comme pour la loi sur le renseignement, on a une pratique jusqu’ici illégale que la police convainc le gouvernement de légaliser a posteriori. »

Dans ses avis, la CNIL note que les changements décidés par le ministère visent à« tenir compte de l’évolution de certaines pratiques dans l’utilisation de ce traitement et, ce faisant, de les régulariser ».

Ces choix sont d’autant plus problématiques selon M. Veyrier qu’ils surviennent après la controverse sur la proposition de loi « sécurité globale ». « Cela ne va pas contribuer à apaiser le climat, déplore-t-il. Si on nous dit que l’Etat n’est pas liberticide – ce qui est à souhaiter –, il ne faut pas jouer avec ça. »Lire aussi l’éditorial : Proposition de loi de « sécurité globale » : la double leçon de l’article 24

Martin Untersinger et  Raphaëlle Besse Desmoulières

Des fichiers vont désormais collecter les « opinions politiques » affichées sur les réseaux sociaux

PAR  RACHEL KNAEBEL 8 DÉCEMBRE 2020

https://www.bastamag.net/fichage-opinion-politique-conviction-philosophique-appartenance-syndicale-decrets

En plein mouvement contre la loi sécurité globale, des décrets viennent d’étendre le champ de collecte de fichiers de police aux opinions politiques, convictions philosophiques, à l’appartenance syndicale et à des données de santé.

Le 4 décembre, le ministère de l’Intérieur a publié trois décrets élargissant le champ des fichiers dits GIPASP, pour « Gestion de l’information et de la prévention des atteintes à la sécurité publique », et PASP, pour « Prévention des atteintes à la sécurité publique » [1]. Ces deux bases de données ont été créées en 2008 dans le cadre de la réforme des services de renseignement, à la suite de l’abandon du projet du fichier Edvige après les critiques des associations de défense des droits humains. Celles-ci s’inquiétaient du type de données sensibles que le fichier Edvige prévoyait de collecter (santé, sexualité, données des mineurs dès 13 ans…).

Les GIPASP et PASP sont gérés respectivement par la gendarmerie et la police nationale. Ils contiennent des informations sur des personnes dont l’activité individuelle ou collective indiquerait « qu’elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique et notamment les informations qui concernent les personnes susceptibles d’être impliquées dans des actions de violences collectives, en particulier en milieu urbain ou à l’occasion de manifestations sportives ». Il y a quelques jours, le gouvernement a étendu largement le panel des données personnelles pouvant faire l’objet d’une collecte par ces fichiers, et auxquelles les fonctionnaires de police et les gendarmes peuvent avoir accès.

Déjà, les deux décrets élargissent les cibles possibles de la collecte : ce ne sont plus seulement les personnes qui sont visées mais aussi les personnes morales – donc potentiellement des associations – « ainsi que des groupements »… Pire, alors que ces fichiers visaient jusque ici des données sur les activités des personnes (des faits), les décrets étendent la collecte aux « opinions politiques »« convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale ».

« Le gouvernement s’engage sur la voie du délit d’opinion »

Les décrets élargissent aussi le ramassage de données aux identifiants utilisés sur internet, dont les pseudonymes (mais pas les mots de passe), et à l’activité sur les réseaux sociaux. Le ministère a « précisé que les informations collectées porteront principalement sur les commentaires postés sur les réseaux sociaux et les photos ou illustrations mises en ligne »explique la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) dans son avis sur les décrets. La Commission ne dit mot sur l’extension de la collecte aux opinions. Mais elle a réagi sur la collecte « des données de santé révélant une dangerosité particulière » en soulignant que « que la mention de ces informations revêt un caractère sensible ».Je lis, j’aime, je m’abonne

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Que signifient « des données de santé révélant une dangerosité particulière » ? Sont visés ici avant tout les antécédents psychiatriques et psychologiques. Déjà en 2018 et 2019, le gouvernement avait placé les personnes avec des antécédents psychiatriques sous un soupçon généralisé en décidant de créer un fichier des passages en hospitalisation psychiatriques sous contrainte (Hopsyweb), puis en décidant de le recouper avec celui des « fichés S » (« fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste », FSPRT).

Ces décrets de « fichage » arrivent en même temps que celui décidant la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Cette dissolution signale que « le gouvernement s’engage sur la voie du délit d’opinion »écrit la Ligue des droits de l’homme. Ces décrets sont aussi décidés en plein débat autour de la « loi Sécurité globale » qui étend les possibilités de surveillance notamment via des drones, et juste avant la présentation du projet de loi « séparatisme », prévue pour le 9 décembre en Conseil des ministres. Autant de textes qui étendent le champ de la surveillance et du soupçon vis-à-vis de la population.

Rachel Knaebel

Proposition de loi de « sécurité globale » : la double leçon de l’article 24

ÉDITORIAL

Le Monde

Editorial. L’incident sur le texte voté à l’Assemblée nationale a révélé l’aveuglement auquel conduit, depuis trois ans et demi, l’excessive concentration des pouvoirs.

Publié le 02 décembre 2020 à 11h01 – Mis à jour le 02 décembre 2020 à 12h27

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/02/proposition-de-loi-de-securite-globale-la-double-lecon-de-l-article-24_6061899_3232.html

    Temps de Lecture 2 min. 

Editorial du « Monde ». Nul ne sait encore ce qu’il adviendra de l’article 24 de la proposition de loi de « sécurité globale » dont le gouvernement et la majorité ont, dans un souci d’apaisement, annoncé, lundi 30 novembre, la « réécriture totale ». Le texte qui prévoit de pénaliser la diffusion malveillante d’images des forces de l’ordre est devenu la patate chaude dont il faut se débarrasser. Pas si simple, car, voté à l’Assemblée nationale fin novembre, il est désormais entre les mains du Sénat, à majorité de droite.

C’est à lui « et à lui seul de l’examiner et de réécrire, si cela s’avère nécessaire, une ou plusieurs de ses dispositions », a souligné, mardi, le président du Palais du Luxembourg, Gérard Larcher, dans un rappel à la loi qui sonne comme un avertissement : pour sortir de l’impasse, le président de la République doit non seulement compter sur la bonne volonté de l’opposition, mais aussi respecter à la lettre les institutions.Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Après l’« erreur » de l’article 24, la difficile sortie de crise de la majorité

L’exécutif n’a pas fini de payer la faute qu’il a commise il y a quelques jours, lorsque, réalisant un peu tard qu’il s’était fourvoyé, le premier ministre et le ministre de l’intérieur ont cru bon de proposer la création d’une commission indépendante pour réécrire l’article d’un texte de loi qui venait tout juste d’être voté. Comment avaient-ils pu ignorer qu’en agissant de la sorte l’exécutif portait atteinte à la séparation des pouvoirs ? Il y a eu heureusement, dans la foulée, la lettre du président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, au premier ministre, Jean Castex, dénonçant « une atteinte aux missions du Parlement, qui seul écrit et vote la loi ». La démocratie vit encore ! Il n’empêche, l’incident a révélé l’aveuglement auquel conduit, depuis trois ans et demi, l’excessive concentration des pouvoirs.

Juridiquement mal ficelé

A l’origine, l’article 24 ne résultait pas d’une demande des députés. Il a été introduit par le ministre de l’intérieur, qui voulait honorer une promesse faite aux syndicats de policiers de sanctionner ceux qui les menacent en se servant des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. L’intention n’a pas fait tiquer les élus de la majorité.

Le texte avait cependant deux grosses faiblesses : il était juridiquement mal ficelé et politiquement très sensible. Non seulement il risquait de porter atteinte à la liberté de la presse, mais il activait aussi le soupçon d’un gouvernement cherchant à masquer les violences policières. Collant aux revendications des policiers, Gérald Darmanin n’a nullement cherché à calmer le jeu, bien au contraire. Il a poussé sa partition jusqu’à ce que la diffusion, jeudi 26 novembre, par le site Loopsider, d’une vidéo montrant les violences exercées contre le producteur de musique Michel Zecler, assorties d’injures racistes, provoque un salutaire électrochoc.

Lire la tribune : « L’article 24 marche sur la tête : il faut le remettre sur ses pieds »

La leçon est d’abord politique. Le virage à droite opéré durant le quinquennat a profondément déséquilibré le gouvernement : l’aile droite y règne en maître, aidée par le contexte, mais aussi par le manque d’expérience politique du premier ministre, qui peine à faire vivre l’interministériel. Si Emmanuel Macron veut sauver le « en même temps », les ministres étiquetés de gauche ont intérêt à donner de la voix, et vite.

Mais la leçon est aussi institutionnelle : le peu de considération portée au Parlement par une équipe qui le connaît mal et l’autocensure que s’impose la majorité, en partie à cause du souvenir de la fronde qui avait miné le quinquennat de François Hollande, ont fini par mettre en danger le président de la République. Une fois de plus, Emmanuel Macron se retrouve seul. Personne ne l’a protégé.Notre sélection d’articles sur la loi « sécurité globale »

Retrouvez tous nos articles sur la proposition de loi sur la « sécurité globale » dans notre rubrique.

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Le Monde

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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