Aux racines de la laïcité, cette passion très française à l’histoire tourmentée
Par Claire Legros
Publié aujourd’hui à 07h15, mis à jour à 09h31
ENQUÊTE
Des batailles philosophiques des Lumières aux déchirures de la IIIe République, l’histoire agitée de ce principe constitutionnel, pilier de la République depuis la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, éclaire les vifs débats d’aujourd’hui.
C’est une nouvelle séquence qui doit s’ouvrir le 9 décembre 2020 pour la laïcité française, avec la présentation en conseil des ministres du projet de loi « confortant les principes républicains », jusque-là appelée « loi contre le séparatisme ». Cent quinze ans jour pour jour après la promulgation de la loi qui consacra la séparation des Eglises et de l’Etat, Emmanuel Macron veut imprimer sa marque sur ce pilier de la République, érigé depuis 1946 en principe constitutionnel et auquel les Français demeurent profondément attachés pour 78 % des personnes interrogées en janvier 2020, la laïcité « fait partie de l’identité de la France », selon le baromètre annuel de l’Observatoire de la laïcité – mais qui suscite, dans une large partie du monde, de nombreuses incompréhensions.
C’est aussi l’un des principes dont l’application reste depuis plus d’un siècle un sujet éruptif, une passion française qui donne lieu à des poussées de fièvre régulières, l’un de ces débats empoisonnés qui divisent les familles politiques et où l’habituel ton policé des intellectuels peut faire place à l’anathème, voire au ressentiment. Si le socle du monument législatif de 1905 – les deux premiers articles de principe sur la liberté de conscience et la neutralité de l’Etat – n’a pas changé depuis un siècle, il a donné lieu à des interprétations divergentes, dont témoigne l’effervescence lexicale autour du sujet.
Selon les points de vue, la laïcité française est tour à tour « ouverte » ou « radicale », « positive », « stricte », « fantasmée », « répressive », « de collaboration » ou « d’abstention », « de reconnaissance » ou « de contrôle », comme si ce « concept valise », selon la formule du président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, ne se suffisait pas à lui seul et nécessitait toujours d’être précisé.
De fait, l’attachement au principe masque des confusions mais aussi des désaccords profonds. « Il y a une sorte d’évidence de la laïcité qui se traduit par un phénomène d’incantation et une méconnaissance à l’origine de malentendus, parfois entretenus par des “malentendants” hostiles à la laïcité », affirme la philosophe Catherine Kintzler, autrice de Penser la laïcité (Minerve, 2014), qui défend « l’application d’une laïcité stricte, héritée des Lumières ».
« Les débats autour de la laïcité n’ont jamais été pacifiques, elle a toujours fait l’objet d’une foire d’empoigne », constate l’historienne Valentine Zuber
« Il existe plusieurs laïcités, dont certaines peuvent cacher des réalités moins honorables », constate de son côté l’historien Jean Baubérot, fondateur au CNRS du Groupe sociétés religions laïcités (GSRL), qui a consacré une vie de recherches au sujet et défend l’application d’une laïcité libérale. « Les débats autour de la laïcité n’ont jamais été pacifiques, elle a toujours fait l’objet d’une foire d’empoigne », renchérit l’historienne Valentine Zuber, directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (université PSL).
Les désaccords commencent dès la définition du mot. « La laïcité, c’est avant tout la séparation du politique et du religieux, comme l’indique le titre même de la loi de 1905 », affirme Gwénaële Calvès, professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise et autrice de Territoires disputés de la laïcité : 44 questions (plus ou moins) épineuses (PUF, 2018). Le mot désigne « un régime de préservation des libertés de croire et de ne pas croire sous l’égide d’un Etat neutre », assure le sociologue et historien Philippe Portier, vice-président de l’EPHE et auteur de L’Etat et les religions en France : une sociologie historique de la laïcité (Presses universitaires de Rennes, 2016).
Un mot qui apparaît tardivement
D’où viennent ces divergences et comment ont-elles pesé sur l’écriture de la loi fondatrice de 1905 puis sur son application ? Quelle est la spécificité du modèle français ? Comment s’inscrit le projet de loi d’Emmanuel Macron dans l’histoire tourmentée de la laïcité ? Un retour en arrière n’est pas inutile pour décrypter les polémiques qui traversent notre époque, où « se rejouent les grandes oppositions qui ont déchiré au XIXe siècle le camp des laïcisateurs républicains », estime Valentine Zuber.
Si le mot n’apparaît que tardivement au XIXe siècle – sa première occurrence date de 1871 –, la notion émerge dans le monde des idées dès le XVIIe avec les théoriciens de la tolérance, dont « l’un des plus grands penseurs, John Locke (1632-1704), jette les bases d’une coexistence pacifiée des croyances », explique la philosophe Catherine Kintzler. Publiée en Angleterre en 1689, sa Lettre sur la tolérance distingue « ce qui regarde le gouvernement civil de ce qui appartient à la religion », et marque « les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre ». Quelques années plus tôt, Roger Williams, pasteur baptiste américain, a fondé dans la colonie britannique du Rhode Island (Etats-Unis) « le premier Etat que l’on peut considérer comme laïque », estime de son côté l’historien Jean Baubérot : « Il y a mis en place une séparation radicale des Eglises et de l’Etat, la coexistence pacifique des communautés et la liberté des cultes. »
Liberté de croire et de ne pas croire
La réflexion politique va s’affiner tout au long du siècle des Lumières jusqu’à la révolution de 1789 qui marquera une rupture, en France, avec la naissance de l’Etat libéral. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 reconnaît pour la première fois la liberté de croire et de ne pas croire, et le rôle de l’Etat pour la faire respecter. « A partir de cette date, on change d’époque », affirme Philippe Portier.
Pourtant, si une grande partie de l’Europe va basculer vers la modernité politique, deux modèles se dessinent déjà. Dans les pays à majorité protestante, les Eglises acceptent de faire route commune avec « ce nouvel imaginaire politique construit autour de la liberté de conscience, note le sociologue Philippe Portier. Les philosophes du XVIIIe siècle – Thomas Reid (1710-1796) en Ecosse ou Emmanuel Kant (1724-1804) en Allemagne – entretiennent une relation apaisée avec le religieux, dont ils estiment nécessaire qu’il se fasse entendre dans la société ». Au Royaume-Uni et dans la plupart des pays du nord de l’Europe se met ainsi en place un régime de coopération étroite entre l’Etat et une Eglise particulière, qui n’empêche pas la pluralité des cultes et, malgré le désaveu social qui l’entoure, la liberté de ne pas croire.
Ce n’est pas le cas en France, où les Républicains doivent faire face « à une religion hégémonique, le catholicisme, qui contrôle l’ordre politique et l’ensemble des actes civils », rappelle Catherine Kintzler. De fait, pour un certain nombre de philosophes français des Lumières, la religion s’oppose au discours de la raison. Elle représente l’archaïsme, quand ce n’est pas le fanatisme ou la superstition. De cette opposition date la méfiance de la République à l’égard des religions et l’émergence de la notion d’émancipation.
« Avec l’école républicaine, il s’agit de former de nouveaux citoyens pleinement républicains, en les détachant de leur ancrage religieux ou identitaire, souligne l’historienne Valentine Zuber. C’est peut-être là la spécificité française ; les autres pays occidentaux ont une perception bien moins négative du rôle que peut jouer le religieux dans la constitution de la personnalité des futurs citoyens. »
Opposition originelle au catholicisme
De cette époque naît aussi, selon Catherine Kintzler, la « différence fondamentale du point de vue philosophique » entre la laïcité française et les régimes de tolérance des pays protestants. Alors que ces derniers « restent attachés à la forme religieuse du lien politique – on s’y réfère à des groupes ethniques, religieux ou sociaux préexistants dont on organise la coexistence », la laïcité « va mener la séparation entre foi et loi jusqu’à sa racine. Elle installe un lien politique qui ne doit rien à l’existence d’un modèle religieux, qui ne suppose aucune foi », affirme la philosophe. D’où la nécessité, selon elle, d’une neutralité totale de la part de l’autorité publique, qui doit s’abstenir « de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances ». A l’inverse, « partout ailleurs, y compris en public, dans l’infinité de la société civile, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun ».
A chaque étape de son histoire, la laïcité va voir s’affronter deux modèles, « ceux qui veulent associer la nation à son récit religieux et ceux qui veulent les séparer strictement »
Les débats en France sur la place des religions dans la République portent encore aujourd’hui la marque de cette opposition originelle à la religion catholique. A chaque étape de son histoire, la laïcité va voir s’affronter deux modèles, avec, « d’un côté, ceux qui veulent associer la nation à son récit religieux et, de l’autre, ceux qui veulent les séparer strictement », souligne Philippe Portier.
Au XIXe siècle, lors des débats qui aboutissent à la loi de 1905, les deux camps vont s’opposer âprement. Les partisans d’une laïcité « intégrale », menés par le président du Conseil Emile Combes, aspirent à cantonner l’exercice du culte dans l’espace privé, pour supprimer aux catholiques tout moyen d’organisation autonome, sous le contrôle d’un Etat régulateur. Le courant libéral, incarné par Aristide Briand et Jean Jaurès, défend, lui, une séparation qui « délivre l’Etat de l’emprise politique de la religion, mais sans s’ingérer exagérément dans la manière dont le culte doit s’organiser », explique Valentine Zuber.
Principe de neutralité
Dans cette guerre fratricide, « la chance qu’avait la loi de 1905 d’être une loi de liberté était semblable à celle qu’a un joueur de gagner au loto », estime l’historien Jean Baubérot. L’interdiction de l’enseignement par les congrégations religieuses vient en effet d’être votée, obligeant une partie de leurs membres à se réfugier à l’étranger. « Il règne alors un climat anticlérical, voire antireligieux, contre le catholicisme politique et son enseignement antirépublicain », rappelle Valentine Zuber.
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Dans la bataille entre « combistes » et « briandistes », c’est pourtant le courant libéral qui l’emporte. Après des débats parlementaires féroces, la loi qui organise les relations entre l’Etat et les trois cultes concordataires catholicisme, protestantisme et judaïsme s’ouvre par l’affirmation du principe de liberté de conscience et de culte. L’exercice de cette liberté est garanti par la neutralité de l’Etat, objet de l’article 2, qui affirme que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Au regard de ce que proposaient les républicains « combistes » – et même si l’Eglise catholique ne l’a bien évidemment pas vécu comme telle , la loi de 1905 apparaît donc comme un texte de compromis.
Encore faut-il préciser les contours du principe de neutralité. Jusqu’où peut-on exercer sa liberté religieuse ? Où commence la reconnaissance ? Dès 1905, les législateurs introduisent des exceptions à la règle du non-subventionnement, au nom de l’obligation faite à l’Etat de garantir la liberté de culte. Peuvent ainsi être « inscrites aux budgets » de l’Etat « les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics, tels que les lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ».
Nouveau compromis avec l’Eglise catholique
« Tout au long du XXe siècle, les acteurs juridiques et politiques vont converger pour conforter la lecture libérale de Briand et de Jaurès », note Philippe Portier. De l’autorisation des processions religieuses à celle de la sonnerie des cloches des églises, les arrêtés du Conseil d’Etat vont ainsi régulièrement privilégier la liberté sur la restriction.
C’est aussi cette lecture libérale qui conduira, à partir de la Ve République, à établir un nouveau compromis avec l’Eglise catholique. Adoptée le 29 décembre 1959 dans une ambiance de champ de bataille, la loi Debré instaure un système de contrats qui « enfreint le tabou de l’article 2 de la loi de 1905 interdisant toute subvention directe de l’Etat à un culte, quel qu’il soit », raconte Valentine Zuber. En échange d’aides publiques, les écoles catholiques s’engagent à suivre le programme de l’enseignement public. Une partie de la gauche ne pardonnera jamais cet accroc au contrat initial. En 1984, le ministre socialiste Alain Savary tentera d’intégrer les écoles privées dans un grand service public mais il sera contraint de reculer face aux manifestations en faveur de « l’école libre ».
Le sociologue Philippe Portier y voit la fin d’une époque. « A partir des années 1960, la laïcité séparatiste n’existe plus, affirme-t-il. On entre dans un nouveau modèle, une laïcité de la reconnaissance, où l’Etat soutient positivement les religions. Le financement des écoles privées, plus important que dans la majorité des autres pays, en est l’un des points significatifs. » Cette laïcité de collaboration perdure encore, selon lui, à travers les rencontres régulières des pouvoirs publics avec les représentants des confessions, sans guère susciter de débat.
La juriste Gwénaële Calvès tempère : « Les activités religieuses organisées dans les écoles privées ne bénéficient évidemment d’aucun financement public. Ce qui est financé, c’est l’application du programme de l’éducation nationale, dont le contenu est déterminé par l’Etat de manière unilatérale. Même chose pour la loi. Les organisations religieuses, comme d’autres composantes de la société civile, sont parfois consultées en amont, mais leur poids politique est nul. On reste bien dans un régime de séparation. »
La laïcité au prisme de l’islam
Il faut attendre la fin des années 1980 pour que s’ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de la laïcité française. Avec l’installation de l’islam dans le paysage religieux français émerge un nouvel acteur qui cherche sa place dans une laïcité pensée et modelée sans lui. Dans une société sécularisée où la pratique religieuse est l’une des plus basses d’Europe, la République est confrontée à « une partie de la population musulmane qui revendique une visibilité publique », souligne Philippe Portier.
Une situation nouvelle à laquelle s’ajoute le fait que « l’histoire de France est marquée par des relations difficiles avec l’islam. Il existe dans la société française une hantise de son expansion, amplifiée par l’histoire coloniale. Alors que la République a accordé en 1870 la citoyenneté aux juifs d’Algérie avec le décret Crémieux, elle ne l’a pas fait pour les musulmans, qui sont restés en dehors, avec le statut d’“indigènes”. »
L’affaire des foulards au collège de Creil en 1989, à l’origine de l’adoption de la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, celle du voile intégral qui aboutit à l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public en 2010 en vertu de l’ordre public, puis les multiples épisodes de la bataille judiciaire de la crèche Baby-Loup, qui conduit en 2016 à autoriser les entreprises à inscrire le principe de neutralité dans leur règlement intérieur, questionnent à nouveau l’équilibre entre libertés et neutralité.
Les débats convoquent, cette fois, les notions d’égalité femme-homme ou de dignité humaine, tandis que les discussions se focalisent sur la frontière entre « espace public » et « espace privé », suscitant nombre de contresens et de malentendus, pas toujours sans arrière-pensées. En 2018, Marine Le Pen réclame « l’interdiction du voile dans l’intégralité de l’espace public ».
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Au sein même du gouvernement, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, affirme en 2019 que « le voile en soi n’est pas souhaitable dans notre société, tout simplement ».Une entorse au principe de séparation, qui brouille un peu plus les repères. « On assiste depuis la fin du XXe siècle au retour d’un discours particulièrement offensif des héritiers d’Emile Combes, le chef de file du camp anticlérical en 1903. Cette néolaïcité voudrait circonscrire la pratique religieuse à la seule sphère privée, alors que l’exercice public du culte est, avec le respect de la liberté de conscience, garanti par la loi de 1905 », constate l’historienne Valentine Zuber.
« Depuis les années 2000, la laïcité libérale du XXe siècle a laissé place à une laïcité de contrôle », estime le sociologue et historien Philippe Portier
Deux camps se reconstituent. Pour certains, un retour à un cadre plus strict s’impose. « En analogie avec l’Eglise catholique au XIXe siècle, il y a dans l’islam une prétention à l’hégémonie et à l’uniformisation des mœurs, estime ainsi la philosophe Catherine Kintzler, qui appelle à revenir à l’application stricte de « la dualité des deux principes abstention dans le domaine de l’autorité publique et liberté dans la société qui a fait la preuve de sa puissance libératrice ». Dans ce contexte, l’école, lieu de l’émancipation dans la tradition des Lumières, « doit respecter une neutralité totale, y compris pour les accompagnateurs scolaires », affirme-t-elle.
Pour l’historien Jean Baubérot, ce retour à une laïcité radicale témoigne de « la nostalgie d’une pureté laïque qui n’a jamais été mise en pratique. Ces stéréotypes ont traversé les époques sans faire la preuve de leur efficacité. On réinvente un passé sans voir l’écart entre les principes énoncés et la réalité, alors que Briand, Jaurès ou Buisson appelaient au pragmatisme et au respect des libertés, pas à une lecture religieuse des principes ». L’historien juge cette évolution « politiquement dangereuse car, en instrumentalisant la laïcité contre une religion qu’elle devrait au contraire protéger, on risque d’accroître chez les musulmans un sentiment d’exclusion ».
Renforcement législatif
En vingt ans, l’édifice législatif qui encadre l’organisation des religions dans la société s’est renforcé, opérant un glissement vers une neutralité qui déborde la sphère purement publique. Ainsi l’interdiction du port de signes religieux a-t-elle été étendue aux employés d’une crèche associative et aux salariés du secteur privé, sous certaines conditions.
Cette évolution se heurte régulièrement au cadre législatif international, Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations unies, Convention européenne des droits de l’homme qui protège la liberté religieuse et que l’Etat français a ratifié. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a d’ailleurs interpellé plusieurs fois la France sur ce qu’il considère être des « violations » de la liberté de religion des femmes musulmanes, précisant que, « pour respecter une culture publique de laïcité, il ne devrait pas être besoin d’interdire le port de ces signes religieux courants ».
Le sociologue Philippe Portier voit dans cette évolution « la fin de la lecture libérale de la loi de 1905, qui durait depuis quatre-vingt-dix ans sous le contrôle du Conseil d’Etat. Depuis les années 2000, la laïcité libérale du XXe siècle a laissé place à une laïcité de contrôle. Comme le catholicisme au XIXe siècle pour les partisans d’une laïcité stricte, l’islam est devenu un objet de méfiance qu’il faut circonvenir ».
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Dans ce contexte de raidissement, aggravé par la peur d’un terrorisme se réclamant d’un islamisme radical, le texte encore à l’état d’avant-projet de loi, qui doit être présenté en conseil des ministres le 9 décembre, franchit un nouveau palier, estime le chercheur. « Dans la loi du 28 mars 1882 sur l’instruction publique, la famille reste souveraine et demeure libre d’éduquer ses enfants à la maison. Le projet de loi entend remettre en cause cette latitude. »
La juriste Gwénaële Calvès note aussi « des éléments dans l’avant-projet de loi qui s’écartent de la conception libérale de la loi de 1905, notamment par les contraintes inédites qu’il envisage d’imposer aux associations ». Nul doute que cette nouvelle étape ne ravive, dans le débat public, le souvenir de déchirures jamais vraiment cicatrisées.
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TRIBUNE
Vincent TrogerMaître de conférence en sciences de l’éducation
Le chercheur en sciences de l’éducation Vincent Troger interroge la dimension historiquement conflictuelle de la laïcité à l’école, à la suite de la publication d’une enquête montrant un rapport des élèves à celle-ci bien plus apaisé que les discours politiques
Publié le 04 février 2020 à 06h30 – Mis à jour le 04 février 2020 à 12h09 Temps de Lecture 6 min.
Tribune. Le Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco) vient de publier les résultats d’une enquête sur la laïcité à l’école qui sont très éloignés des polémiques dont cette question fait l’objet dans la vie publique. Les lycéens de terminale sont, par exemple, 90 % à estimer important d’être tolérants entre eux sur leurs croyances ou leurs non-croyances, et 80 % souhaitent pouvoir en parler en classe. Bien loin, donc, d’un Jean-Michel Blanquer [ministre de l’éducation nationale], qui jugeait en octobre 2019 que « le voile en soi n’est pas souhaitable dans notre société »…
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Pour comprendre cette tendance des politiques à ne penser la question laïque que dans une logique d’affrontement, il est utile de faire d’abord un retour sur l’histoire de notre laïcité scolaire.
En rappelant la dimension très conflictuelle de son élaboration à la fin du XIXe siècle et le long chemin qu’il a fallu parcourir pour pacifier les relations entre catholiques et laïcs, on comprend mieux la difficulté que nous éprouvons face aux revendications des musulmans pratiquants. Non seulement parce que ces revendications réactivent un conflit que l’on croyait apaisé, mais aussi parce qu’elles témoignent de tensions sociales qui n’ont rien à voir avec celles des débuts de la IIIe République.
La laïcité de 1882… et celle de 1905
Contrairement à ce que beaucoup pensent, les principes laïcs de l’école française ne sont pas issus de la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais de celle de 1882 sur la laïcisation de l’école primaire. Les républicains, qui venaient d’accéder au pouvoir, rencontraient alors l’opposition virulente d’un clergé favorable au retour de la monarchie et soutenu en ce sens par le Vatican. Dans les écoles élémentaires, le catéchisme était alors enseigné. La rigueur de la loi de 1882, qui a banni toute référence à la religion dans l’enceinte scolaire, ne se comprend donc que dans le cadre d’une lutte dans laquelle la République jouait sa survie contre l’église.
La loi de 1905 a été votée dans un contexte politique différent. En 1891, une encyclique du pape Léon XIII avait finalement incité les catholiques à accepter la République, et le clergé français s’inscrivait progressivement dans cette nouvelle logique. Ce début de pacification a conduit le rapporteur de la loi, Aristide Briand, à militer pour une séparation plus tolérante que celle en vigueur à l’école : l’Etat n’a plus reconnu de statut particulier au catholicisme et n’a plus rémunéré les prêtres, mais l’usage des lieux de culte a été réservé aux associations paroissiales et leur entretien pris en charge par l’Etat ou les communes.
La République avait donc doté la France de deux modalités d’application différentes des mêmes principes laïcs : l’une assez rigoureuse à l’école, l’autre plus tolérante dans le reste de la société.
Logiquement, en échange de son acceptation de la loi de 1905, l’Eglise a revendiqué des droits nouveaux pour l’enseignement catholique. Elle a fait valoir qu’en interdisant l’enseignement religieux à l’école publique, la loi de 1882 empêchait les citoyens français qui le désiraient de faire donner une éducation religieuse complète à leurs enfants, alors qu’en tant que contribuables, ils finançaient l’école publique. Les catholiques ont donc réclamé une aide financière pour leurs écoles.
En 1959, la loi Debré a accédé à l’ensemble de leurs revendications. Depuis cette date, les établissements privés qui acceptent de passer un contrat avec l’Etat bénéficient de la prise en charge des salaires de leurs enseignants, à condition de respecter les programmes de l’éducation nationale et d’accueillir « tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyance ». Deux tentatives de revenir sur la loi de 1959, une en 1984, initiée par le camp laïc, et une en 1994, par les défenseurs de l’enseignement privé, ont ensuite échoué. La loi Debré a, de fait, établi un nouveau compromis avec l’Eglise, qui a abouti à une pacification de la question scolaire.
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Inventer une laïcité pour les « exclus de la République » ?
Pourquoi la recherche d’un compromis identique avec les musulmans pratiquants paraît-elle si difficile ? Bien sûr, les musulmans ne disposent pas d’un réseau d’écoles privées, comme c’était le cas pour les catholiques. Mais des solutions intermédiaires susceptibles d’initier un processus de pacification seraient sans doute possibles.
Les rédacteurs du rapport de la commission Stasi, à l’origine de la loi de 2004 sur l’interdiction du voile à l’école, avaient par exemple proposé que « l’ensemble des élèves ne travailleraient pas les jours de Kippour et de l’Aïd-el-Kebir ». L’enquête du Cnesco donne d’ailleurs raison à cette proposition : 62 % des lycéens sont aujourd’hui favorables à la possibilité de s’absenter les jours de fêtes religieuses. Or si l’interdiction du voile a fait l’objet d’une loi immédiate après la publication du rapport Stasi, la seconde proposition a été tout aussi immédiatement oubliée.
C’est que, comme l’a très bien montré l’historien Jean Baubérot (La loi de 1905 n’aura pas lieu – éditions de la MSH) , les revendications des musulmans pratiquants ont émergé dans un contexte qui n’avait plus rien à voir avec ce qui s’était passé pour les catholiques un siècle plus tôt. En effet, ces revendications ne s’inscrivent plus du tout dans une opposition entre deux conceptions de la légitimité nationale, l’une religieuse et l’autre républicaine, comme c’était le cas au début de la IIIe République.
Elles émanent au contraire de Français initialement étrangers à l’histoire nationale, héritiers de la colonisation, à qui la République n’avait accordé qu’un statut d’infériorité, et dont elle avait méprisé les pratiques religieuses. Ce sont en fait les revendications des exclus de la République, et non de ses adversaires. Revendications en outre facilement suspectes en raison de leur instrumentalisation dans le cadre d’enjeux géopolitiques liés aux conflits du Moyen-Orient, avec le terrorisme en toile de fond.
Enfin, les points de vue antagonistes sur la question de la laïcité scolaire ne se calquent plus sur une opposition gauche-droite, comme c’était le cas à l’origine. Ils sont au contraire transversaux aux clivages politiques. Si on ajoute à cette brève énumération la question de l’émancipation des femmes que pose inéluctablement le port du voile, on comprend que les revendications des musulmans pratiquants nous confrontent à un enchevêtrement de tensions sociales, culturelles et politiques singulièrement plus complexes que celles que posait, à la fin du XIXe siècle, l’opposition entre l’Eglise et les républicains.
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Pourtant, des enseignants quotidiennement confrontés dans leurs établissements à un public sous influence des discours islamistes ont récemment montré qu’il est possible de faire œuvre d’éducation laïque, même dans des conditions hostiles. Dans un livre dirigé par Benoît Falaize et intitulé Territoires vivants de la République (éditions La Découverte), ces enseignants, sans masquer l’extrême difficulté de leur métier, montrent qu’en écoutant « la parole de ses élèves, leurs conceptions du monde et de la vie », un enseignant peut avancer « sans renier les principes et les valeurs de la République ».
Peut-être serait-il temps de mieux comprendre comment ces nouveaux hussards de la République réussissent dans des territoires que d’autres croyaient « perdus », de reconnaître leur travail et de les aider à accomplir leur mission, plutôt que de s’en tenir à une évocation incantatoire des « valeurs de la République » et à un discours répressif facilement exploité par ceux qui instrumentalisent l’islam à des fins politiques.
Ce texte est paru dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au Monde, vous pouvez vous inscrire à cette lettre hebdomadaire en suivant ce lien.
Vincent Troger(Maître de conférence en sciences de l’éducation)
Voir aussi:
https://jeansantepolitiqueenvironnement.wordpress.com/2020/11/03/la-gauche-francaise-et-lislam/
https://jscheffer81.wordpress.com/2016/07/31/reformer-lislam-ou-reformer-la-relation-avec-lislam/
2 commentaires sur « La « loi contre le séparatisme » ouvre une nouvelle séquence dans le débat sur la laïcité en France »