Les causes tant individuelles que systémiques, du complotisme (Emmanuel Kreis – Historien)

« La critique du complotisme est devenue un procédé facile pour stigmatiser des opinions divergentes aux siennes »

TRIBUNE

Emmanuel Kreis – Historien

La thèse de Marie Peltier, selon laquelle le conspirationnisme serait la source de l’égarement des politiques, occulte les causes tant individuelles que systémiques, analyse l’historien Emmanuel Kreis dans une tribune au « Monde ».

Publié aujourd’hui à 13h14    Temps de Lecture 5 min. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/26/la-critique-du-complotisme-est-devenue-un-procede-facile-pour-stigmatiser-des-opinions-divergentes-aux-siennes_6061223_3232.html

Tribune. Dans une tribune Covid-19 : « Le déni face à la réalité sanitaire, conséquence directe d’années de désinformation en ligne » publiée par le journal Le Monde du 4 novembre*, Marie Peltier postule que « Le déni face à la réalité sanitaire [serait] la conséquence directe d’années de désinformation en ligne ». Selon elle, la frilosité des gouvernements à imposer des mesures pour « infléchir la courbe pandémique » s’expliquerait, au-delà des conséquences économiques et sociales que de telles décisions engendrent, par « la défiance envers la parole d’autorité (dont la parole scientifique) qui a aujourd’hui gagné tout l’espace public ».

La Covid-19 mettrait en évidence l’anomie de notre société dont le conspirationnisme serait l’une des causes centrales. La thèse exprimée ici par l’historienne pose un certain nombre de problèmes et mérite, pour le moins, d’être questionnée. L’absence de définition du conspirationnisme révèle un biais majeur des interprétations sur ce sujet.Lire aussi l’enquête : Aux racines littéraires du complotisme

Cette notion ne va pas de soi, pas plus que le lien exclusif, établi ici, entre ce dernier et les débats relatifs à l’opportunité ou non du port du masque, à « la prétendue “immunité collective” », à « la supposée “exagération” de la situation », etc. La mise en relation directe effectuée entre l’opposition à certains discours scientifiques et politiques et le conspirationnisme réduit ces questionnements à des contestations paranoïaques, engendrant doute et méfiance envers la parole officielle et notamment scientifique.

Les causes tant individuelles que systémiques

Par ailleurs, Marie Peltier occulte le fait que cette défiance peut se comprendre du fait même des errements des autorités. La question des masques l’illustre pleinement. Les discours contradictoires du gouvernement sur la nécessité ou non de porter un masque de protection ont sans nul doute davantage nourri les mouvements d’opposition au port du masque que les propagandistes conspirationnistes.

En faisant du conspirationnisme la source de l’égarement des politiques, Marie Peltier en voile les causes tant individuelles que systémiques. « Le risque d’hôpitaux saturés, de morts supplémentaires et, plus largement, de la non-protection des soignants et des personnes les plus fragiles au sein de nos sociétés »ne serait ainsi pas tant dû à l’impréparation des dirigeants face à la crise et aux logiques économiques qui conduisent depuis de nombreuses années à la destruction du système de santé qu’au fait que ces responsables prêteraient une oreille complaisante « à des discours dits “alternatifs” » remettant en question la gravité de la pandémie ».

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A écouter Marie Peltier, le conspirationnisme serait devenu « un réflexe mainstream » touchant même le politique. Non seulement l’historienne fait fi des discussions scientifiques sur le rôle socialement disqualifiant du conspirationnisme – loin d’être « mainstream » selon plusieurs études –, mais elle semble accorder une place centrale à son objet de recherche qui demande à être interrogée. Il parait, en effet, difficile de soutenir comme le fait l’historienne que les « postulats complotistes » sont « de plus en plus banalisés dans la sphère publique » et servent d’arrière-fond à une sémantique largement partagée.

L’« influence complotiste » n’est en rien exceptionnel

Malgré de nombreux efforts de scientifiques, il apparaît extrêmement compliqué de réellement quantifier ce phénomène comme bien d’autres d’ailleurs. Il est donc pour le moins hasardeux de postuler que le conspirationnisme se serait généralisé au point d’influer les choix de nos politiques.

Rien dans le développement de Marie Peltier ne le démontre de manière factuelle. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler, au passage, que l’« influence complotiste » peut être mise en évidence dans les discours et prises de positions politiques bien au-delà de notre époque et que cela n’est en rien exceptionnel. Les joutes verbales à la Chambre entre les députés Prach et Lafferre, le 17 juin 1904, en sont une illustration parmi d’autres. Face aux attaques vigoureuses de Prache dénonçant l’influence occulte de la franc-maçonnerie, Lafferre répond en dénonçant les manœuvres souterraines, les pratiques de délation et d’espionnage des congrégations, des sociétés pieuses et en particulier des Tiers-Ordres.

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Si l’utilisation du complotisme est liée, pour une part, à des discours « hostiles à l’émancipation et à la démocratie », il parait impossible de le réduire à cet unique aspect. Il fait indéniablement partie de l’arsenal politique de certains dirigeants réactionnaires, mais affirmer, qu’assimilé à un « imaginaire de la défiance », il porterait au pouvoir « des dirigeants réactionnaires, égotiques, mythomanes et irresponsables » est pour le moins empreint d’exagération.

Des forces politiques extrêmement variées

En faire la cause principale des victoires de ce type d’hommes politiques tend à masquer les raisons historiques, économiques et sociales qui conduisent à ces élections. Marie Peltier fait un grand honneur au conspirationnisme en lui donnant une place centrale qui, là encore, resterait à démontrer. Attribuer la victoire de Donald Trump, il y a quatre ans, aux « fakes news » révèle une erreur d’interprétation comme le montre sa récente défaite en dépit du succès de QAnon.

Une acception très vague de ce phénomène amène à oublier que le complotisme fut utilisé par des forces politiques extrêmement variées et ne peut être réduite à une unique dimension politique au risque de négliger ses aspects religieux, culturelle, économique, etc. Les généralisations médiatiques masquent la pluralité des acteurs et de leurs motivations et offrent souvent une vision simpliste et binaire.

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Marie Peltier présente les politiques tiraillés entre deux forces homogènes opposées : les complotistes et les autorités scientifiques. Les dirigeants de nos sociétés démocratiques seraient donc coupables d’écouter des opinions publiques largement imprégnées par le complotisme qui les forceraient à ne pas suivre les avis scientifiques. Ces derniers sont, d’ailleurs, également présentés comme unanimes et homogènes dans leurs positions contrairement à la réalité même de la communauté scientifique tant sur ce sujet que sur de nombreux autres.

Les sociétés européennes du passé n’ont pas fait mieux

Les phénomènes complotistes sont bien trop souvent décrits comme des nouveautés particulièrement inquiétantes de nos sociétés. Ce type d’approche relève bien plus d’un jugement moral et d’une obsession présentiste dont Internet serait la seule forme d’explication. Les sociétés européennes du passé n’ont pas forcément mieux fait face aux épisodes des grippes espagnoles (1918-1919) et de Hongkong (1968) qu’aujourd’hui où les populations suivent pourtant, dans leur grande majorité, docilement les injonctions de leurs dirigeants.

La critique du complotisme (objet souvent flou et mal défini) est devenue, depuis quelques années, un procédé facile pour stigmatiser des opinions divergentes aux siennes et asseoir, à peu de frais, ses propres vues. Ce type de réquisitoire contribue à faire du conspirationnisme un simple stigmate infamant vidé de toute substance et participe sans doute plus à renforcer la défiance envers les paroles d’autorités qu’à la combattre.

Emmanuel Kreis historien, est docteur de l’ecole pratique des hautes études. Il consacre ses recherches à l’antijudéo-maçonnisme, au conspirationnisme et à l’histoire des courants ésotériques. Il est notamment l’auteur d’une monographie consacrée à l’antijudéo-maçonnisme en France sous la IIIe République, Quis ut Deus ? (Belles Lettres, 2017).

Emmanuel Kreis (Historien)

* https://jeansantepolitiqueenvironnement.wordpress.com/2020/11/06/le-deni-face-a-la-realite-sanitaire-est-une-consequence-directe-dannees-de-desinformation-specialement-en-ligne-cet-imaginaire-de-la-defiance-peut-aujourdhui-porter-au-pouvoir-des/

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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