Comment les données mobiles peuvent aider à connaître les sources de contamination par le Covid-19
L’étude des communications de 98 millions d’Américains suggère qu’un petit nombre de lieux publics favorise la majorité des infections.
Par Florence Rosier Publié le 13 novembre 2020 à 10h27 – Mis à jour le 13 novembre 2020 à 11h47
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Fermer les restaurants, bars, hôtels, salles de spectacle, centres sportifs, boutiques et lieux de culte… pour freiner la diffusion du SARS-CoV-2. Ou les rouvrir pour limiter l’impact socio-économique. Mais lesquels, et dans quelles conditions ? Tragique dilemme, qui rend très difficiles les décisions politiques. D’où l’intérêt des différents modèles de propagation de la pandémie.
Le dernier en date, conçu par des équipes californiennes, a été publié, mardi 10 novembre, dans la revue Nature. L’approche, innovante, se fonde sur les données massives des téléphones portables de 98 millions d’Américains – rendues anonymes –, récoltées entre le 1er mars et le 1er mai. Heure par heure, leurs mouvements ont été précisément cartographiés dans dix des plus grandes villes américaines (Chicago, New York, San Francisco…). Leurs déplacements depuis leur domicile vers différents lieux publics (restaurants, lieux de culte, magasins…) ont été ainsi retracés. Soit, au total, 5,4 milliards d’heures de mobilité analysées, vers 553 000 lieux publics et dans 57 000 quartiers.
Les auteurs ont entré ces données de géolocalisation dans un modèle mathématique assez simple, qui divise la population en quatre compartiments susceptibles (d’être infectés), exposés, infectieux, retirés (immunisés ou morts) et qui prédit leur évolution d’un compartiment à l’autre selon des règles de transmission précises. Ensuite, les paramètres ont été ajustés au nombre réel de nouvelles infections quotidiennes.
Restaurants particulièrement à risque
Que montre ce modèle ? Tout d’abord, il prédit qu’un petit nombre de lieux publics, tels les restaurants fonctionnant à plein régime, rendent compte de la majorité des infections. A Chicago, par exemple, 10 % des lieux publics visités expliquent 85 % des infections.
Surtout, les auteurs ont estimé les effets de différentes stratégies de réouverture. Là encore, les restaurants sont particulièrement à risque. Si la ville de Chicago avait rouvert ses restaurants à pleine capacité le 1er mai, par exemple, 600 000 infections supplémentaires auraient été à déplorer à la fin de ce mois – un risque trois fois supérieur à celui de la seconde catégorie la plus à risque : les centres de fitness.
Parmi d’autres exemples, l’étude a examiné l’impact d’une réouverture des magasins de jouets et de loisirs une question évidemment cruciale, à l’approche de Noël. Verdict : si la ville de Chicago avait rouvert tous ces magasins-là le 1er mai, le nombre des nouvelles infections aurait été cent fois inférieur à celui dû à la réouverture de tous les restaurants. Mais durant la période qui précède Noël ? « Ces magasins de jouets et de loisirs seraient alors bien plus fréquentés, ce qui augmenterait le risque », relève Pierrick Tranouez, ingénieur de recherche au Laboratoire Litis, à l’université de Rouen, et vulgarisateur à CoVprehension.org.
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Que se passerait-il si, en rouvrant ces lieux, on limitait la densité de leur occupation ? Le modèle chiffre l’impact de différents scénarios. Par exemple, si l’on restreignait de 20 % la capacité maximale d’accueil de tous ces lieux, on réduirait de 42 % seulement le nombre de visites, mais on ferait chuter de 80 % le nombre de nouvelles infections, par rapport à une réouverture en pleine capacité.
La pandémie est plus lourde pour les plus défavorisés
Le modèle confirme par ailleurs que la charge de la pandémie est plus lourde pour les plus défavorisés. Il en révèle les deux principales causes. D’une part, les personnes des catégories à faible revenu réduisent moins leurs déplacements : en particulier, « elles ont moins recours au télétravail, comme le montre une étude de l’IReSP [Institut de recherche en santé publique] », explique M. Tranouez. D’autre part, elles fréquentent des lieux plus petits et plus visités. Dans les épiceries où elles se rendent, par exemple, la densité humaine est supérieure de 59 % ; et le temps de visite est plus long de 17 %, par rapport aux catégories favorisées.
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Diminuer la densité
« Le plus intéressant, ce sont les tendances générales que montre cette étude. Plus les gens passent de temps dans des lieux clos densément peuplés, plus leur risque d’infection augmente », commente l’ingénieur. La logique inverse prévaut : diminuer la densité d’occupation des espaces clos, c’est y réduire la concentration en aérosols. « Or, ces aérosols sont probablement la principale source d’infection. »
Comme tout modèle, celui-ci a ses limites. Il sous-estime ainsi le poids des enfants, des personnes âgées et des prisonniers – moins utilisateurs de portables – dans la transmission du virus. De ce fait, ni le rôle des écoles ni celui des maisons de retraite ou des prisons n’ont été analysés. Pas plus, d’ailleurs, que celui des entreprises, probablement pour des raisons de confidentialité de certaines données.
Dans quelle mesure ces prédictions sont-elles transposables à la situation française actuelle ? En mars, aux Etats-Unis, le port du masque était loin d’être généralisé. Il a été étendu plus tôt en France. Autre différence : aux Etats-Unis, les quartiers les plus pauvres (comme le Bronx ou Harlem) sont en centre-ville, tandis que les banlieues sont plus riches ; en France, c’est l’inverse. Par ailleurs, on mange davantage hors de chez soi qu’en France. Malgré tout, quelques grands principes émergent. Lors du déconfinement, « limiter la capacité d’occupation maximale des magasins, restaurants et autres lieux publics serait une stratégie raisonnable, même en France », conclut le modélisateur.