Les soignants témoignent de leur lassitude et de leurs craintes face au nouveau pic épidémique.

« On ne veut pas d’applaudissements, on veut que les gens respectent les consignes » : la grande fatigue des soignants face à la deuxième vague du Covid-19

Peu reposés depuis le printemps, en manques de moyens et de reconnaissance, les soignants témoignent de leur lassitude et de leurs craintes face au nouveau pic épidémique. 

Par Richard SchittlyGilles RofService sociétéService planète et Stéphanie Wenger  Publié hier à 05h05, mis à jour hier à 12h57

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Dans une unité de soins intensifs, à l’hôpital de Colombes (Hauts-de-Seine), le 9 novembre.
Dans une unité de soins intensifs, à l’hôpital de Colombes (Hauts-de-Seine), le 9 novembre. ALAIN JOCARD / AFP

Retourner à l’hôpital ou protéger les siens ? Virginie Vautrin-Chambon est tiraillée. Infirmière de bloc opératoire à la polyclinique privée Lyon-Nord, de Rillieux-la-Pape, dans la banlieue nord-ouest de Lyon, la quadragénaire travaille actuellement deux jours par semaine, en chômage partiel le reste du temps. D’un côté, la volonté de repartir au combat. De l’autre, le découragement, la conscience de ses limites. Et la peur. « Lors du premier confinement, j’étais volontaire dans un grand hôpital public de Lyon, j’ai vécu des scènes trop dures, un stress quotidien,raconte-t-elle. Le soir, je rentrais avec la boule au ventre, en me demandant si j’allais transmettre le virus à mon mari à la santé fragile et à mes enfants. »

Avant même les chiffres des hospitalisations, qui s’emballent – avec 31 918 patients pris en charge au 11 novembre, le pic de la mi-avril (32 131) est pratiquement atteint –, cette deuxième vague de l’épidémie de Covid-19 qui submerge les soignants, c’est d’abord une vague d’abattement. A l’élan collectif « extraordinaire » du printemps, qui avait présidé à une crise qui ne l’était pas moins, a succédé une tout autre atmosphère, dominée par l’amertume et le fatalisme. Peu importe la région ou l’établissement.

Entre les deux vagues, l’été n’a pas suffi à recharger les batteries. « On a été touchés émotionnellement au printemps. Il n’y a pas eu de soupape d’évacuation. Cela a été dur de lâcher prise pendant les vacances et on repart dans cette galère… », lâche Marc Paulin, infirmier en soins intensifs dans le service pneumologie du CHU de Besançon, qui affiche déjà plus de 100 % d’occupation en réanimation, avec 49 patients hospitalisés au 9 novembre.

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Forme de déni

D’autant qu’en juillet-août, malgré le reflux épidémique, il a fallu rattraper le retard de prise en charge des patients dont les opérations avaient été déprogrammées. « C’était plus une récréation que des vacances, on savait qu’à notre retour ce ne serait pas joyeux… On s’attendait à ce que l’épidémie reprenne, mais peut-être pas aussi rapidement », renchérit Sophie, 49 ans, infirmière au CHU de Nantes, sous couvert d’anonymat. Début novembre, le nombre de patients infectés par le SARS-CoV-2 hospitalisés dans l’établissement nantais est déjà supérieur au pic atteint début avril.

Chez une partie des soignants, il y a même eu une forme de déni jusqu’à la mi-octobre. « Quand la vague a commencé à arriver, on a eu un temps de réaction très lent, reconnaît une cadre supérieure d’un grand hôpital parisien de l’AP-HP. On n’avait pas l’impression qu’on allait devoir déprogrammer et réorganiser à ce point-là. » ll a pourtant fallu repartir, de nouveau changer de locaux, d’étage, et faire cette fois avec moins de renforts.

Gardes deux fois plus nombreuses, journées plus denses… Dans les hôpitaux universitaires de Marseille, les chiffres de la deuxième vague ont dépassé les records de la première. Et les personnels ressentent la pression directement. « Installer des réanimations éphémères, c’était excitant la première fois. Là, c’est lassant et dur physiquement. On n’a plus de temps pour nos activités de recherche, on ne prépare plus de cours. On a l’impression de faire de l’abattage », résume Emmanuelle Hammad, médecin anesthésiste-réanimatrice à l’hôpital Nord de Marseille. Les vacances de la Toussaint ont été préservées, mais tout le monde s’interroge sur celles de Noël. « Je devais partir en voyage de noces… C’est reporté. On est là, on fait le taf sans râler », souffle sa consœur anesthésiste Aurélia Hili.

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Chez certains, l’épuisemtent physique et psychologique le dispute à la colère. Les soignants « n’ont pas la sensation d’avoir été reconnus pour ce qu’ils ont fait et pour ce qu’ils sont, contrairement à ce qu’affirmaient les discours lénifiants d’Emmanuel Macron lors de la première phase. C’était du flan », tempête Olivier Youinou, représentant du syndicat Sud-Santé AP-HP. Et l’infirmier anesthésiste à l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil, d’invoquer la fameuse « prime Covid », destinée à récompenser le dévouement des personnels soignants : 1 500 euros pour les professionnels dans les 40 départements les plus touchés ; 500 euros pour les autres, sauf pour les agents ayant prêté main-forte dans les services « Covid + » d’une centaine d’hôpitaux « de référence », dont une partie d’entre eux ont perçu un montant de 1 500 euros. Rebaptisée « prime de la discorde », elle est sur toutes les lèvres. « Parfois, parmi ceux qui sont allés aider en réanimation, à un jour près, ils n’ont pas eu les 1 500 euros », témoigne Sophie, infirmière au CHU de Nantes.

« Tensions »

Quant au Ségur de la santé, ce plan « massif » en faveur de l’hôpital promis par Emmanuel Macron au plus fort de la crise due au Covid-19, et annoncé au début de l’été – qui prévoit une enveloppe globale de 8,1 milliards d’euros aux personnels hospitaliers –, ses retombées se font attendre. Les moyens viennent encore à manquer. « On a perdu vingt-huit lits au CHU de Besançon entre les deux vagues. Il faut répondre présent, mais le moral est en berne et on ne voit pas l’issue de cette deuxième vague. Dans nos têtes, on se prépare à six mois plutôt qu’à un mois et demi », avance Marc Paulin. Les hôpitaux de la région (Jura, Haute-Saône, Doubs) sont déjà saturés.

A force de pousser les murs, on observe aussi parfois de l’électricité dans l’air entre services d’un même établissement. A l’hôpital Louis-Mourier, de Colombes (Hauts-de-Seine), le service d’hépato-gastro-entérologie a dû céder huit lits à des patients du service de cancérologie, qui avaient dû quitter leur aile afin que des infirmières et des lits soient réaffectés aux malades Covid. « Mais comment fait-on pour prendre nos patients ? Ça crée des tensions entre nous. Pourquoi faudrait-il empêcher les gens qui ont le Covid de mourir mais pas les gens non Covid ? », s’indigne Anne Gervais, gastro-entérologue et hépatologue, par ailleurs cofondatrice du Collectif inter-hôpitaux.

Le début de la crise sanitaire avait été rythmé par les cris de détresse du personnel médical et paramédical, qui manquait cruellement de tout : de masques, de blouses, de gants, de médicaments de sédation… Cela donna parfois lieu à des scènes ubuesques, ici des surblouses confectionnées à l’aide de sacs-poubelle transparents, là des boîtes de masques mises sous cadenas. La pénurie d’équipements de protection est cette fois moins prégnante, même si la question n’est pas forcément réglée partout. « On manque toujours de surblouses, de gants et les masques sont chinois, on ne sait même pas si ce sont des FFP2. L’hôpital nous envoie à la chasse à l’ours avec des fléchettes en plastique », résume en une formule imagée Jean Létoquart, infirmier-anesthésiste et délégué CGT à l’hôpital de Lens (Pas-de-Calais).

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A l’hôpital de Creil (Oise), le premier à avoir basculé en plan blanc fin février, « la psychose de la contamination est repartie comme en mars », confie l’ancien chef de service des urgences, Loïc Pen. C’est là que le premier patient français décédé du Covid-19, un enseignant de Crépy-en-Valois, avait été pris en charge. « Même si tout le monde reste mobilisé face à la marée, il n’y a pas la même niaque, poursuit le médecin urgentiste. Il y a plus d’arrêts de travail. En mars, il fallait vraiment que les collègues soient malades pour être découragés de venir travailler. Aujourd’hui, l’apparition de symptômes grippaux peut les conduire à se mettre en mode pause. »

Moulins à vent

Même constat en Normandie, où, mi-novembre, tous les signaux sont au rouge, avec désormais 70 % de lits de réanimation occupés. Si hôpitaux et cliniques se préparent, la motivation des troupes est « moindre, souligne Philippe Gouin, médecin hospitalier au CHU de Rouen, les volontaires sont moins nombreux ».

Huit mois après, c’est le même virus, la même maladie, mais il est des routines auxquelles on ne s’habitue pas. « Il y a aussi des morts, ça, on l’avait oublié depuis la première vague », relève Marc Paulin, à Besançon. Même s’il y a eu des progrès sur les protocoles médicamenteux et plus globalement dans la prise en charge. Par exemple, le recours à de nouvelles techniques d’oxygénation. « Au printemps, on n’a pas utilisé de système de ventilation et d’oxygénation à haut débit car on avait peur d’une aérosolisation du virus dans les chambres, à l’hôpital, explique-t-il. Là, on utilise ces outils, l’objectif est de soulager la “réa”, d’en faire sortir les gens au plus vite. » 

Le protocole sanitaire drastique pèse lui aussi toujours autant sur les blouses blanches. « A la maternité, nous avons plusieurs cas de patientes positives, à chaque fois, il faut mettre la charlotte, le masque FFP2, les lunettes, la surblouse… et vérifier que tout est étanche, le tout entrecoupé de frictions de gel hydroalcoolique », détaille Géraldine, sage-femme à la clinique Sainte-Anne, à Strasbourg, qui s’apprête à accueillir des patients atteints du Covid en provenance du public, comme au printemps. Dans le Grand-Est, berceau de la première vague de l’épidémie, la situation n’est toutefois pas aussi tendue qu’au printemps : au 10 novembre, 1 848 patients étaient hospitalisés dans la région, dont 252 en réanimation ; ils étaient près de 5 000 (dont 971 dans des services de réanimation ou de soins intensifs) au plus fort de la crise, mi-avril.

Beaucoup de soignants tiennent à le souligner, ils ont parfois le sentiment de lutter contre des moulins à vent lorsqu’ils observent « le non-respect des gestes barrières qui entraîne des contaminations en chaîne et, à la fin, des hospitalisations », relève Guillaume Laurent, directeur adjoint du CHU de Rouen. Alice Baldovini, anesthésiste-réanimatrice à l’hôpital Nord de Marseille, se dit, elle aussi, « un peu dépitée »« Voir que notre “réa” accueille autant de malades et qu’à l’extérieur les gens ne prennent pas ça au sérieux, cela m’énerve », rumine-t-elle. « On vit un Covid que les gens ne vivent pas. On ne veut pas d’applaudissements ou de repas gratuits. On veut qu’ils respectent les consignes », ajoute sa collègue Amandine Abelaud, infirmière de réanimation

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Face à une crise dont on ne voit pas le bout, dans les services, tout le monde a intégré que le retour à la normale n’est pas pour tout de suite. D’autres vagues suivront-elles ? Les soignants auront-ils toujours cette interrogation sous forme de menace dans un coin de leur tête : quand est-ce que ça va reflamber ? « J’ai travaillé dans un service de réanimation dans le passé. J’étais préparée, la fatigue, l’émotion, je sais encore gérer. Ce qui m’angoisse le plus c’est de ne pas savoir combien de temps tout cela peut durer, insiste Marie Desmazes, 45 ans, infirmière à l’hôpital de la Croix-Rousse, à Lyon. Tout l’hôpital avance à tâtons. »Notre sélection d’articles sur le coronavirus

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Richard Schittly(Lyon, correspondant),  Gilles Rof(Marseille, correspondant),  Service sociétéService planète et  Stéphanie Wenger(Strasbourg, correspondance)

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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