Les partis de gauche au défi de récupérer l’électorat populaire
Attirées par l’extrême droite et difficiles à mobiliser, les catégories modestes seront un des enjeux de l’élection présidentielle de 2022.
Par Abel Mestre et Sylvia Zappi Publié le 10 novembre 2020 à 12h00 – Mis à jour le 10 novembre 2020 à 14h45
Et si l’espoir, à gauche, venait d’outre-Atlantique ? La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine et sa reconquête d’une petite partie du vote ouvrier des Etats du nord-est du pays peuvent donner des idées à une gauche française en grande difficulté. Cette dernière entretient, en effet, des relations de plus en plus distantes avec les classes populaires. Ainsi en 2017, 39 % du vote ouvrier se dirigeait en faveur de Marine Le Pen, 25 % de Jean-Luc Mélenchon et 6 % de Benoît Hamon. L’extrême gauche trotskiste de Nathalie Arthaud (Lutte ouvrière) et de Philippe Poutou (NPA) cumulait à peine 4 % des suffrages prolétaires. Or, cet électorat est essentiel pour espérer peser dans le jeu politique et remporter une victoire : il pèse près de 20 % du corps électoral potentiel. Une course est donc engagée entre la gauche et l’extrême droite pour convaincre et (re)conquérir cette base sociale.
Pour Jérôme Fourquet, qui dirige le département opinion de l’IFOP, la « dominante frontiste [Rassemblement national] est très claire » chez les prolétaires même s’il ne faut pas résumer tout à cela. « Comme tous les groupes sociaux, il y a une hétérogénéité. Une partie des ouvriers a toujours voté à droite mais la gauche était majoritaire. Le rapport de force s’est inversé avec une substitution de la droite classique par l’extrême droite », note-t-il.
Il ne faut cependant pas résumer le vote populaire au vote pour l’extrême droite. « La classe ouvrière a changé. Les réseaux communistes, les syndicats, les grandes usines, tout ça a disparu avec la désindustrialisation, observe Nonna Mayer, politiste du Centre d’études européennes de Sciences Po, qui constate l’hétérogénéité de ces catégories. C’est très atomisé. On voit se développer un prolétariat des services, dans le nettoyage, la logistique, les soins à la personne. Il n’y a pas de conscience de classe, peu de collectif. »
Lire aussi Elections américaines 2020 : pour Emmanuel Macron, une présidentielle aux multiples leçons
Pour Frédéric Sawicki, professeur de science politique à l’université de Paris-I, les transformations sociologiques des classes populaires expliqueraient aussi le changement d’inclinaison politique : « Dans nos sociétés, les ouvriers sont devenus invisibles. Les solidarités et identités collectives très fortes ont disparu avec la fin des grandes industries. Il n’est pas étonnant qu’ils recherchent une fierté dans une identité territoriale et nationale. » Cet électorat devenu hétérogène est aussi difficile à mobiliser sur des valeurs communes comme le faisait autrefois la gauche en faisant appel à la conscience de classe.
Bascule
Le décrochage aurait commencé au milieu des années 1980. Nonna Mayer rappelle ainsi que, « jusque dans les années 1970, il y avait un fort lien entre les partis de gauche et la classe ouvrière, avec un pic en 1978 ». La victoire de François Mitterrand en 1981 puis le tournant de la rigueur en 1984 ont été la première fracture. Deux dates vont voir franchement accélérer la bascule vers le vote Front national : le scrutin présidentiel de 1995 quand Jean-Marie Le Pen réussit à attirer, pour la première fois, une part significative du vote ouvrier ; puis à l’occasion de la présidentielle de 2002, marquée par l’élimination de Lionel Jospin au soir du premier tour.
L’évolution des politiques menées par la social-démocratie a creusé le fossé petit à petit. « Le PS avait cessé d’être un parti militant, ses élites n’affichaient plus aucune figure à laquelle les ouvriers pouvaient s’identifier. Or la politisation des classes populaires passe beaucoup par l’incarnation, remarque Rémi Lefebvre, politiste à l’université de Lille. La gauche n’a, par ailleurs, pas pris la mesure des effets terriblement dévastateurs de la mondialisation et de la désindustrialisation qui a particulièrement sévi en France. » Le PS et le reste de la gauche se sont peu à peu habitués à être les réceptacles des seules voix des classes moyennes et supérieures éduquées et urbaines.
Paroxysme de cette orientation : la note de Terra Nova, think tank social-démocrate, qui, en 2011, faisait le constat du divorce entre la gauche et la classe ouvrière et proposait différentes stratégies, dont celle de s’appuyer sur d’autres classes et catégories sociales, les jeunes, les femmes, les « minorités »… Les déceptions engendrées par le quinquennat Hollande ont encore plus profondément acté la coupure déjà béante. « Quand le Parti socialiste défend la même politique que les libéraux, cela se traduit par un retrait du vote populaire. Depuis plusieurs scrutins, on l’observe d’abord à travers une abstention massive mais aussi, pour les plus jeunes, dans le vote contestataire en faveur du RN », note M. Sawicki.
Lire aussi La difficile mesure du vote populiste par les instituts de sondage
Rien ne serait pourtant perdu pour la gauche, assure Mme Mayer. A une condition : que cette famille politique prenne en compte les mutations sociologiques en cours et qu’elle offre une parole « forte et crédible » : « La gauche doit se ressaisir, exister, avoir un contre-discours social avec une dimension sécuritaire vue de gauche, avec le droit d’être protégé. Appuyer sur la solidarité, le social. » Elle incite également à ne pas occulter le mouvement des « gilets jaunes », lutter contre la fragmentation en repartant d’en bas, pour « retricoter un lien social » de plus en plus effiloché, mettre en musique la lutte contre le chômage et contre le réchauffement climatique.
Les politiques de gauche ont conscience de la hauteur du défi qu’ils doivent relever. Jean-Luc Mélenchon est ainsi entièrement tourné vers la reconquête des ouvriers et des abstentionnistes. « Il y a un désamour vis-à-vis de la gauche qui accompagne le déclin du Parti communiste et avec lui l’échec des expériences de type soviétique tout comme le désenchantement de la social-démocratie européenne, analyse Clémentine Autain, députée La France insoumise. L’électorat ouvrier s’est déstructuré et l’extrême droite en a profité pour s’y agripper. » Pour l’élue de Seine-Saint-Denis, qui vient de publier un essai sur le modèle économique des hypermarchés (A gauche en sortant de l’hypermarché, Grasset, 162 pages, 14,90 euros), sa reconquête doit intégrer les mutations sociologiques de cette classe sociale. Elle ajoute qu’il faut également « réussir la jonction entre la lutte des quartiers populaires, la contestation des “gilets jaunes”, le mouvement social ».
« Abandon des gens »
Du côté des socialistes, on a réalisé que ce fossé devait être comblé. « Les milieux populaires se sentent abandonnés et le discours de la gauche, trop concentré sur les métropoles, n’a pas répondu à cette crise. L’électorat ouvrier ou de classe moyenne a considéré que nous ne prenions pas en compte leurs préoccupations quotidiennes », constate Pierre Jouvet (PS). Pour le secrétaire national aux relations extérieures, son parti a « l’obligation de répondre à ce sentiment d’une partie de la population qui ne voit plus les effets des politiques menées par la gauche ». Arnaud Montebourg le répète sur tous les tons depuis quelques jours : « Il faut que la gauche se reconstruise en tirant des leçons des échecs du quinquennat et de la mécanique de l’abandon des gens », expliquait l’ancien ministre sur France Inter le 5 novembre. A ses yeux, cette reconstruction ne pourra se faire qu’en faisant de l’économie une question centrale : « L’économie, c’est la vie des gens, le social comme l’impératif écologique y sont imbriqués », insiste-t-il dans son récent livre, L’Engagement (Grasset, 416 pages, 22 euros).Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Le score de Donald Trump est hors de portée de Marine Le Pen »
La question des liens avec les milieux modestes est encore plus prégnante pour Europe Ecologie-Les Verts. Les écologistes ont très peu de relais dans le monde ouvrier et leur programme peut même apparaître comme menaçant pour ceux qui travaillent dans l’industrie aéronautique ou automobile. Pourtant, ils n’ont pas renoncé à convaincre cet électorat. « Le sujet est de savoir comment on remobilise des électeurs qui se considèrent comme périphériques au modèle de développement d’aujourd’hui », souligne David Cormand, ancien secrétaire national, aujourd’hui député européen. Selon lui, le modèle de société écolo permettrait de reprendre le contrôle : « Il faut convaincre que l’évolution du travail vers la désindustrialisation et l’ubérisation est un modèle que l’on combat, par la transition écologique, en créant de nouveaux emplois pas délocalisables, dans le bâtiment, le rail, la réparation… C’est très concret. » Encore faut-il que cela soit entendu.
Lire aussi Joe Biden, une source d’inspiration pour les démocraties libérales
« Victime de son tempérament et de ses impasses stratégiques, Jean-Luc Mélenchon est devenu son pire ennemi »
CHRONIQUE
Le chef de file de La France insoumise a déclaré dimanche être candidat à la présidentielle 2022. Rien ne garantit que cette troisième tentative soit « la bonne », estime dans sa chronique l’éditorialiste au « Monde » Françoise Fressoz.
Publié le 10 novembre 2020 à 03h07 – Mis à jour le 10 novembre 2020 à 09h08 Temps de Lecture 4 min.

Chronique. Toute une mythologie entoure l’élection présidentielle française venue couronner, dans le passé, d’opiniâtres courses de fond. François Mitterrand n’a réussi à se faire élire président de la République qu’à la troisième tentative. Entre son premier échec en 1965 face à Charles de Gaulle et sa victoire en 1981 contre Valéry Giscard d’Estaing, il s’est écoulé seize longues années au cours desquelles l’homme, tour à tour haï et adulé, n’a cessé de ferrailler pour s’imposer comme le leader de l’opposition.
Successivement battu à la présidentielle de 1981 puis de 1988, Jacques Chirac a connu le même parcours en dents de scie. Il n’est parvenu à ses fins que sept ans plus tard en 1995 malgré son handicap face à Edouard Balladur « l’ami de trente ans ». A lui aussi, le chiffre trois a fini par porter chance. Est-ce à ces deux exemples que Jean-Luc Mélenchon se raccroche aujourd’hui ? A 69 ans, le chef de file de La France insoumise (LFI) vient d’annoncer sa troisième candidature à l’élection présidentielle sous réserve d’avoir obtenu 150 000 parrainages.
Lire aussi Jean-Luc Mélenchon déclare sa candidature à la présidentielle 2022
Avant de se déclarer, il a mis en balance l’épreuve que représente, à son âge, une telle compétition et mesuré l’ampleur de la déconvenue en cas d’échec. Car, en réalité, rien ne garantit que la troisième fois sera la bonne. Aux deux réussites citées précédemment s’opposent les trois échecs successifs de François Bayrou : candidat malheureux à la magistrature suprême en 2002, 2007 et 2012, le centriste a dû admettre, cinq ans plus tard, qu’un autre que lui l’avait supplanté pour incarner ses idées. A 39 ans, Emmanuel Macron lui a soufflé la vedette. Il n’était pourtant ni un proche ni un affidé.
Fidélité à ses valeurs
L’obstination de Jean-Luc Mélenchon à vouloir s’imposer comme l’opposant numéro un au président sortant, sa prétention à penser que lui seul peut le battre intriguent. Non que le député des Bouches-du-Rhône soit dénué de talents. Pétri d’histoire, capable de longues et savantes déclamations, respectueux de la langue française, amoureux de sa richesse, il est l’un des derniers orateurs d’une République en voie d’assèchement technocratique.
A son actif aussi, une certaine fidélité à ses valeurs qui contraste avec le caractère plus erratique de son parcours politique. De l’OCI, organisation trotskiste dans laquelle il a fait ses premières armes, à LFI, son parti actuel, en passant par le Parti socialiste auquel il a appartenu trente-deux ans et au Parti de gauche qu’il a fondé en 2009, il s’est toujours proclamé « antilibéral » et « anticapitaliste ».
Enfin nul ne peut lui faire grief d’être à la traîne de ce qui constitue aujourd’hui le logiciel de la gauche d’opposition. Dès sa première candidature à l’élection présidentielle de 2012, alors qu’il flirtait encore avec le Parti communiste, Jean-Luc Mélenchon appelait ses affidés à défendre un projet écologique et social à visée humaniste et à tendance décroissante, étant entendu que l’écologie et le capitalisme resteraient, à ses yeux, à jamais incompatibles.
La VIe République, le partage des richesses, la planification écologique et la sortie des traités européens qu’il a mis en avant durant sa campagne de 2017 constituent aujourd’hui encore l’armature d’un projet vers lequel l’extrême gauche, les communistes, les écologistes et une partie des socialistes peuvent converger. Un sondage IFOP pour Le JDD paru début octobre pour tenter d’évaluer la position actuelle des différents prétendants à la prochaine présidentielle le place en tête du camp de gauche. Il y devance la socialiste Anne Hidalgo et l’écologiste Yannick Jadot mais avec un score qui ne dépasse pas 11 % des suffrages exprimés, loin des 19,6 % qu’il avait obtenus au premier tour du scrutin de 2017.
Méthodes autoritaires
C’est qu’au fil du quinquennat Macron Jean-Luc Mélenchon a non seulement essuyé des revers, mais abîmé son image. Il n’est pas devenu le héraut du mouvement social et n’a pas détrôné Marine Le Pen dans sa position de première opposante. Pire, un doute s’est insinué sur sa personnalité versatile et pour tout dire double. Victime de son tempérament volcanique et de ses impasses stratégiques, l’« insoumis » a fini par devenir son pire ennemi.
Tour à tour vindicatif et adouci, il a oscillé, selon les circonstances, entre un populisme virulent et une intégration assumée dans le système. La première démarche était conçue pour contrer la présidente du Rassemblement national, la deuxième était destinée à ne pas perdre complètement la gauche gouvernementale. La combinaison des deux a fini par produire un court-circuit.
Que vaut aujourd’hui sa charge contre la « monarchie présidentielle » quand lui-même ose proclamer « la République c’est moi ! », en tentant de s’opposer aux perquisitions menées à son domicile et au siège de son mouvement en octobre 2018 ? Comment croire à sa volonté de rendre le pouvoir au peuple quand une partie de ses troupes l’ont quitté en dénonçant ses méthodes autoritaires ? Quel crédit accorder à son engagement laïque, naguère indissociable de sa proclamation républicaine, lorsqu’il défile le 10 novembre 2019, aux côtés du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), aujourd’hui désigné comme une « officine islamiste » par le gouvernement ?A
Au soir du premier tour de la présidentielle de 2017, vaincu par Emmanuel Macron mais fort de sa quatrième place, Jean-Luc Mélenchon aurait pu prétendre conduire les législatives à la tête d’un front de gauche. Vindicatif à l’égard du système, il n’a pas fait ce choix.
Aujourd’hui, la somme de ses handicaps est telle qu’une hypothèse ne peut être exclue : s’il se présente, ce n’est pas pour gagner mais pour terminer le travail auquel il s’est attelé en 2008 lorsqu’il a claqué la porte du PS. Il veut fermer la boutique en achevant le dernier carré des « éléphants ». Tant que lui sera dans le paysage, aucun d’entre eux ne pourra prétendre rassembler la gauche.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Le recentrage républicain de Jean-Luc Mélenchon