La jeunesse en détresse psychologique

« Ce reconfinement, c’est la double peine. On est enfermés et en plus, c’est de notre faute » : une jeunesse en détresse psychologique

Depuis mars, Nightline, un service d’écoute de jeunes, a vu ses appels exploser. 

Par Léa Iribarnegaray  Publié le 10 novembre 2020 à 10h13, mis à jour hier à 08h28

https://www.lemonde.fr/campus/article/2020/11/10/avec-la-crise-sanitaire-de-plus-en-plus-d-etudiants-sont-en-detresse-psychologique_6059199_4401467.html

Nightline, un service d’écoute de jeunes, a vu le nombre de ses appels s’envoler depuis la crise sanitaire.
Nightline, un service d’écoute de jeunes, a vu le nombre de ses appels s’envoler depuis la crise sanitaire. ANNA WANDA GOGUSEY

« Tu veux une thématique en particulier ? – Je viens de faire le viol, mais j’suis pas contre un autre truc difficile. – O.K. » Long silence. Ambre tourne le dos à Capucine et prend sa tête dans ses mains. « Bonsoir, ici Nightline, je t’écoute. » Nous ne donnerons pas ici le détail de cette fausse conversation téléphonique, d’une durée de dix minutes, pourtant plus vraie que nature. Il s’agira d’inceste et d’idées noires, de solitude, et d’un besoin vital de parler.

En formation pour devenir bénévoles au sein de l’association Nightline – une permanence d’écoute nocturne gratuite gérée par des étudiants, destinée aux étudiants – Ambre et Capucine (tous les prénoms des jeunes interrogés ont été modifiés), 20 ans et 22 ans, enchaînent les jeux de rôle tout l’après-midi. Elles alternent entre le personnage de l’appelant et celui de l’écoutant, simulent des situations de violences domestiques, de suicide, de deuil, d’addictions. Lors de ce week-end de formation, la petite dizaine de futures bénévoles met en pratique le principe de « l’écoute active ». Avec un objectif clair affiché par les formateurs : « Etre capable d’encaisser tous les appels », sans décharge émotionnelle trop forte.

Face à une explosion des demandes au moment du confinement du printemps, l’association Nightline, créée en 2017, a tenté de s’organiser pour pouvoir répondre à tous ceux qui cherchent une oreille dans la nuit. En formant davantage de bénévoles à Paris et en créant des antennes à Lille, à Lyon et à Saclay (Essonne), le service devrait désormais rester ouvert tous les soirs, entre 21 heures et 2 h 30 du matin, avec la possibilité d’échanger par chat ou par téléphone. Après une semaine de reconfinement, le nombre d’appels – qui était resté très important depuis la rentrée – a déjà augmenté de 40 %. « On retrouve les thématiques habituelles, dont la solitude, qui frappe une majorité de nos appelants, mais il y a clairement un effet Covid, souligne le président de Nightline, Florian Tirana, étudiant de 24 ans. Les mêmes problèmes en plus grave : avec une chape de plomb par-dessus. »

Une bouffée d’air pour des étudiants seuls

Avec ses quatre principes fondamentaux – l’anonymat, la confidentialité, l’absence de jugement et la non-directivité (un bénévole ne dira jamais à l’étudiant quoi faire) –, Nightline se limite à une écoute ponctuelle par les pairs, à distinguer d’un suivi psychologique par un professionnel. Mais en cette période de reconfinement, alors que les services de santé mentale dévolus aux étudiants sont asphyxiés, l’association peut représenter une première bouffée d’air, un espace de parole supplémentaire

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Particulièrement touchés par les conséquences de la crise sanitaire en cours, les jeunes cumulent les facteurs de risques en ce qui concerne la dégradation de leur équilibre psychique : le basculement des cours à distance dans l’enseignement supérieur place certains jeunes dans une grande solitude ; avec la disparition d’une grande partie de leurs stages et autres petits boulots, la précarité étudiante prend de l’ampleur, de même qu’un fort sentiment d’inquiétude face à l’avenir.

Selon une vaste enquête nationale menée par l’Observatoire de la vie étudiante (OVE), la moitié des étudiants ont déjà souffert de solitude ou d’isolement pendant le premier confinement. Et 31 % d’entre eux (soit plus d’un étudiant sur trois) ont présenté les signes d’une détresse psychologique.

Le risque de la désocialisation

« L’anxiété générale de la société réactive des vulnérabilités antérieures. On voit une hausse très nette des demandes de consultation depuis la rentrée, s’inquiète Christophe Ferveur, psychologue de la Fondation santé des étudiants de France et président du Réseau de soins psychiatriques et psychologiques pour les étudiants (Resppet). Les cas sont plus nombreux, mais aussi plus préoccupants que d’habitude. Désocialisés, certains jeunes dépriment, s’isolent petit à petit. Il faut alors intervenir très vite pour qu’ils puissent sortir de l’impasse. »

Mais pour intervenir rapidement, se pose la question du recours aux soins. « Quand vous êtes au fond de votre lit, vous n’avez pas la force de demander de l’aide. Plus on va mal, moins on en parle : c’est la spécificité des troubles psychiques », martèle Christophe Ferveur.

Les conclusions du premier confinement sont alarmantes sur le sujet. Une étude menée par le Centre national de ressources et de résilience (CN2R), pour laquelle près de 70 000 étudiants ont été interrogés, révèle des scores sévères de détresse (22,4 %), d’anxiété (27,5 %), de stress intense (24,7 %), de dépression (16,1 %) et d’idées suicidaires (11,4 %). Mais seuls 12,4 % de ceux qui présentaient au moins un de ces troubles ont déclaré avoir consulté un professionnel de santé (2,7 % ont contacté le service universitaire de santé).

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A titre d’exemple, il n’existe à Paris que deux bureaux d’aide psychologique universitaire (BAPU) spécifiquement consacrés à soulager le mal-être étudiant. « C’est dérisoire ! », souffle Frédéric Atger, psychiatre et responsable du BAPU Pascal de la capitale. En temps normal, le bureau enregistre en moyenne 15 nouvelles demandes chaque semaine. Mais durant la semaine du reconfinement, le BAPU Pascal passait à 60, allongeant encore sa liste d’attente, avec près de 500 étudiants restés sur le carreau. « Qui privilégier ? Et sur quels critères ?, lance Frédéric Atger. Cela pose les mêmes questions qu’en réanimation. »

Libérer la parole

Face à cet enjeu de santé publique, un service comme Nightline permet au moins de déstigmatiser et de « libérer la parole sur les sujets de santé mentale », renforçant la communication et la prévention auprès de la population étudiante. Romane, 23 ans, bénévole depuis un an dans l’association, a été frappée par le poids de ses premières permanences : « Il faut nuancer l’image du jeune qui fait la fête et sort tout le temps. Je ne pensais pas que la solitude étudiante concernait autant de monde, à mon sens, elle est cachée. On parle beaucoup de l’isolement des personnes âgées… Mais pensez à tous ceux qui débarquent à Paris pour étudier et ne peuvent même plus aller en cours ! »

S’il met en garde contre trop de dramatisation, le neurologue Christophe Tzourio, professeur d’épidémiologie à l’université de Bordeaux, s’indigne contre « cette idée très fausse et très naïve selon laquelle à 20 ans, on n’a pas de problème, puisque c’est le meilleur âge de la vie ». « Fadaises ! Il y a un biais cognitif chez les décideurs, déplore le médecin. Ils n’ont absolument pas vécu la même jeunesse que les étudiants d’aujourd’hui et négligent ainsi cette problématique. »

En creux, il s’agit de rappeler que ce n’est pas en les pointant du doigt que les messages sanitaires seront mieux reçus par les jeunes, souvent désignés comme vecteurs de propagation du virus. « Plutôt que de jouer sur la peur ou l’autorité, on peut aussi mettre en avant des campagnes préventives qui soulignent des valeurs de solidarité et d’altruisme », propose le sociologue Patrick Peretti-Watel, directeur de recherche à l’Institut français de la santé et de la recherche (Inserm) et coordinateur scientifique de l’enquête Coconel (« coronavirus et confinement »).

« Double peine »

Pour Grégoire, 24 ans, « ce reconfinement, c’est la double peine ». « On est enfermés et en plus, c’est de notre faute », s’agace-t-il, ayant « le sentiment d’être pris pour un abruti ». Alors qu’il a plutôt bien vécu la première vague de l’épidémie, il a été obligé de reprendre ses anxiolytiques à l’annonce du reconfinement. Obsédé par une actualité mouvante – le Covid-19, mais aussi le terrorisme et l’urgence climatique –, ce doctorant à Sciences Po pense « vivre l’une des périodes les plus dangereuses de l’histoire ». Sans cesse « fatigué, nerveux, épuisé », son sommeil aussi en a pris un coup. « La première fois, raconte-t-il, j’ai eu l’impression d’échapper à quelque chose, d’être en sécurité. Là, ça ressemble à une punition. Tout le monde peut sortir et aller travailler, mais nous, non ! C’est injuste et infantilisant. »

Contrairement à Grégoire, qui a « la chance » d’avoir signé un contrat doctoral l’année dernière, François avait prévu de travailler dans le secteur privé et de prendre le temps d’écrire sa thèse à côté. Avec la crise, ses plans sont tombés à l’eau. Tout juste doctorant et n’ayant pas 25 ans, il n’a droit ni au chômage ni au RSA, et a pour seul revenu une centaine d’euros mensuels de la CAF. « Ma question existentielle, au quotidien, c’est : qu’est-ce que je vais bouffer demain ? », dit-il. Confiné dans un foyer qui dépend de son université, dans une chambre de 12 mètres carrés – « pas vraiment un palace », s’amuse-t-il –, le jeune homme poursuit son traitement contre son « anxiété généralisée ».

Dans ce contexte d’épidémie qui s’étire, on sait que les étudiants en difficulté financière restent particulièrement fragiles : pendant le premier confinement, d’après l’enquête de l’OVE, 46 % des jeunes ayant des problèmes matériels ont aussi présenté les signes d’une détresse psychologique, contre 24 % des étudiants sans soucis d’argent. Autres catégories à risques : les élèves étrangers (43 % ont été en détresse psychologique) et les étudiantes (36 %, contre 25 % des étudiants).

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La peur de décrocher

Depuis la fin du lycée, Sofia consulte un psychiatre pour apaiser ses crises d’angoisse. Parce qu’elle a beaucoup souffert du premier confinement, elle a fini par abandonner sa licence de mathématiques. A la rentrée, la jeune femme de 19 ans s’est réorientée vers une licence de langues étrangères appliquées : « Déjà en temps normal, l’idée de ne pas réussir m’angoisse. En ce moment, j’ai beaucoup plus peur de décrocher », explique-t-elle, perturbée par le passage de tous ses cours en visio et n’ayant pas eu le temps de tisser des liens avec sa nouvelle promo.

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Déjà sous anxiolytique et sous antidépresseur, elle a dû augmenter les doses de son traitement. « Pour calmer mes crises, j’ai besoin d’un cadre routinier. Là, tout est bouleversé, je me sens moins bien, j’oublie de manger, je suis tentée de me replier sur moi-même. » Pour ces jeunes à l’avenir saboté, la tentation est grande de tout arrêter. « Mais pour quoi faire ? Je n’ai pas assez d’argent pour prendre un billet pour Mars !, ironise Grégoire. On a l’impression de construire sur du sable, le futur est sacrifié. »

Léa Iribarnegaray

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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