Une expérimentation sociale destinée aux chômeurs de plus d’un an: zéro chômeur de longue durée

Colombelles, la ville qui se veut « territoire zéro chômeur longue durée »

Par  Bertrand Bissuel

Publié le 04 novembre 2020 à 17h47 – Mis à jour le 06 novembre 2020 à 05h05

https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/11/04/a-colombelles-nul-n-est-inemployable_6058508_823448.html

REPORTAGE

Située dans la périphérie de Caen, la commune accueille depuis 2016 une expérimentation sociale destinée aux chômeurs de plus d’un an. L’expérience doit être élargie à au moins quarante municipalités.

Depuis une bonne partie de la matinée, Jaouad Harrachi sillonne l’exploitation pour repérer ce qui peut être cueilli. Coup de chance : le sol est meuble, mais pas détrempé, en dépit des averses de la veille. Carottes, choux-fleurs, potimarrons, oignons… Dans ce coin de Normandie qui surplombe la périphérie de Caen, le début de l’automne offre encore du choix. On trouve même plusieurs variétés de tomates, cultivées sous serre. « Goûtez celle-là », suggère le quadragénaire en exhibant dans le creux de sa main une baie de petite taille, avec quelques reflets tirant sur le violet.

Jaouad Harrachi, maraîcher dans le « Potager d’Annie », prépare les paniers de légumes avant de les livrer, à Colombelles (Calvados), le 8 octobre.
Jaouad Harrachi, maraîcher dans le « Potager d’Annie », prépare les paniers de légumes avant de les livrer, à Colombelles (Calvados), le 8 octobre. Florence Brochoire pour « Le Monde »

Cheveux de jais et voix posée, Jaouad Harrachi a l’air serein. Il dit que « ça [lui] a fait du bien » d’avoir décroché cet emploi au Potager d’Annie, un site de maraîchage glissé entre de vastes parcelles agricoles, deux routes départementales et une zone d’activité parsemée de locaux commerciaux. « Travailler la terre, y’a pas mieux. C’est un beau métier, confie-t-il. Il y a toujours du boulot. Toujours quelque chose à faire. Désherber, passer la tondeuse. » Et quand la pluie tombe, « pas d’excuses » : avec les serres, il est possible de se rendre utile. Jaouad Harrachi apprécie d’être au grand air, toute la journée.

« Pas le travail qui manque »

Avant, il était manutentionnaire dans un établissement Carrefour de Ouistreham (Calvados), à quelques kilomètres de là. Un poste occupé sans discontinuer « pendant vingt ans ». Il a « arrêté » à cause d’un pépin de santé. Et aussi parce qu’il voulait « changer » « Je ne voyais que le noir dans le magasin, j’ai dit stop. » Après « un an et demi » de chômage et de missions en intérim, il a finalement réussi à se faire embaucher, en octobre 2018, dans une entreprise très singulière.

Tellement singulière, d’ailleurs, qu’elle s’appelle Atipic. Mais celles et ceux qui l’ont fondée auraient très bien pu la baptiser « Utopique » – pardon, « Utopic » –, tant son objet social paraît un peu fou : elle ne recrute, en CDI et au smic, que des personnes privées d’emploi depuis au moins un an. Sa spécialité ? Répondre à des besoins locaux sans entrer en concurrence avec des employeurs déjà installés dans le secteur : transport de personnes, recyclage de tissus, réparation de cycles, etc.

« La concier’ je ris » créée par Atipic, réceptionne et distribue des colis, remet leur panier aux clients du « Potager d’Annie », organise des transports solidaires et aide pour des démarches en tout genre.
« La concier’ je ris » créée par Atipic, réceptionne et distribue des colis, remet leur panier aux clients du « Potager d’Annie », organise des transports solidaires et aide pour des démarches en tout genre. Florence Brochoire pour « Le Monde »

Etablie à Colombelles, une commune de la banlieue caennaise, Atipic a déployé ses ailes dans le cadre de « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD), une expérimentation nationale engagée sous le quinquennat Hollande qui concerne neuf autres bassins d’emploi en France. Une deuxième vague est prévue, à partir de 2021, dans au moins quarante municipalités, grâce à une proposition de loi qui étend le champ de l’opération. Après avoir fait l’objet d’un compromis en commission mixte paritaire entre les élus des deux assemblées parlementaires, le texte a été voté définitivement au Sénat, mercredi 4 novembre. Il le sera ensuite dans quelques jours par les députés.

Lire le reportage :Chômage de longue durée : dix territoires en France se mobilisent

A Colombelles, le projet a commencé à émerger en 2015. C’est Annie Berger, une militante de longue date de l’économie solidaire, qui l’a défendu auprès du maire (Parti socialiste) Marc Pottier. La ville cochait beaucoup de cases. Une histoire industrielle douloureuse, marquée par la fermeture en 1993 de la Société métallurgique de Normandie (SMN). Un taux de chômage supérieur à 20 %, soit plus du double de la moyenne nationale (avec des pics encore plus élevés dans quelques secteurs de la commune)…

Puis vint le temps de la renaissance, avec l’implantation de nouvelles sociétés – dont plusieurs évoluent dans l’univers des nouvelles technologies. Le problème, souligne Marc Pottier, c’est que cette « dynamique vertueuse » ne profitait pas toujours aux habitants de la ville – en particulier ceux qui émargent à Pôle emploi depuis de longs mois. Ainsi a germé l’idée de tester Territoires zéro chômeur de longue durée. « Nul n’est inemployable et ce n’est pas le travail qui manque », assène l’édile.

Des « invisibles »

Il a d’abord fallu identifier les publics éligibles au dispositif. Et leur expliquer comment celui-ci fonctionne. C’était au printemps 2016. « On a reçu dans la salle du conseil municipal un peu plus de cent personnes, sur les quelque deux cent vingt auxquelles une invitation avait été envoyée », raconte le maire. Ce fut un « choc » : dans l’assistance, beaucoup de visages inconnus – des « invisibles de la société » – dont la détresse se lisait dans le « regard », la « posture », la « façon d’être habillés ».

Lire aussi Chômage : querelle autour du dispositif « Territoires zéro chômeur de longue durée »

Un an après, Atipic a pu décoller. Tout un « défi », comme le rapporte Annie Berger, aujourd’hui présidente du conseil d’administration de l’entreprise. « L’une des premières démarches a consisté à rencontrer les artisans de la commune pour leur exposer le projet », dit-elle : un exercice indispensable pour rassurer tous ceux qui croyaient qu’« on allait sur leur terrain ».

Puis les activités ont démarré. « Ce ne fut pas un long fleuve tranquille, on a essuyé les plâtres », lâche M. Pottier. Locaux trop petits, matériel pas forcément à la pointe de l’innovation, management parfois erratique… Certaines des personnes recrutées charriaient – et charrient toujours – du mal-être, des problèmes de santé, des addictions : pour elles, intégrer une équipe « ne va pas de soi », complète Mme Berger. Des tensions en interne ont éclaté : grève, licenciements. Et la CGT, à l’échelon départemental, n’a pas ménagé ses critiques : aujourd’hui encore, le syndicat trouve que chez Atipic les « garanties collectives » sont insuffisantes, tout comme l’évolution des rémunérations. Sans parler des salariés qui ne trouvent pas toujours « à s’occuper ».

L’atelier de couture de l’association Atipic dans la ville de Colombelles (Calvados) où a été mis en place un dispositif « Zéro chomeurs ».
L’atelier de couture de l’association Atipic dans la ville de Colombelles (Calvados) où a été mis en place un dispositif « Zéro chomeurs ». Florence Brochoire pour « Le Monde »

Personne, au sein de l’entreprise, ne cherche à minimiser les difficultés. Une employée a même ce mot déconcertant : « J’aime pas Atipic. » Elle pense qu’« il n’y a pas assez de cadres », que certains de ses collègues ont « des caractères qui sont très durs ». Mais ça ne l’empêche pas de décrire positivement son poste : transporter des habitants de la ville à leur rendez-vous. Ce sont souvent des « gens âgés » « Je ne fais pas que le taxi, je reste avec eux le temps de la visite, c’est partie prenante de l’accompagnement. J’aime ce que je fais. » Elle retrouve le « côté social »qui prévalait dans son ancien métier, auxiliaire de vie à domicile.

« Une ville désirable »

Fabrice Liziard, le 8 octobre à Colombelles, est agent polyvalent spécialisé dans les espaces verts. Il travaille chez Atipic pour toutes sortes de missions.
Fabrice Liziard, le 8 octobre à Colombelles, est agent polyvalent spécialisé dans les espaces verts. Il travaille chez Atipic pour toutes sortes de missions. Florence Brochoire pour « Le Monde »

Etre en contact avec des particuliers, c’est également le quotidien de Fabrice Liziard, 57 ans. Engagé il y a un an et demi, il a intégré le « pôle travaux » d’Atipic : plomberie, entretien d’espaces verts… « J’appelle ça SOS-maison. On ne fait jamais la même chose, c’est ce qui est intéressant », affirme cet homme robuste, qui a quitté le système scolaire avant d’être majeur, passant une bonne partie de sa carrière – « vingt-quatre années » – dans les « pompes funèbres ».

Penchée sur une machine à coudre, Leïla Cosnard, 26 ans, semble, elle aussi, prendre du plaisir, malgré l’exiguïté de l’atelier : « J’ai toujours fait de la création, depuis mes 4 ans. » Chez Atipic, elle a de quoi assouvir sa « passion » en confectionnant des produits à partir de tissus réutilisés : masques, lingettes bébé, éponges lavables… « Le zéro déchet, c’est quelque chose d’éthique, de valorisant, déclare la jeune femme, cheveux teints en bleu turquoise et mine malicieuse. En plus, je forme des gens à ça, donc ça me va très bien. »

Leïla Cosnard, 26 ans, couturière chez Atipic, à Colombelles (Calvados), le 8 octobre.
Leïla Cosnard, 26 ans, couturière chez Atipic, à Colombelles (Calvados), le 8 octobre. Florence Brochoire pour  » Le Monde »

En 2019, le chiffre d’affaires d’Atipic représentait 151 000 euros, « soit 10 % de son budget », précise Rodolphe Chognard, le directeur. L’activité de l’entreprise ne couvre qu’une petite partie de ses besoins de financement. D’autres ressources lui sont apportées par un « fonds d’amorçage » géré au niveau national et par « plusieurs partenaires, privés et publics » (dont le département du Calvados). « L’objectif est d’augmenter le chiffre d’affaires, afin que nous ne dépendions plus du fonds d’amorçage à l’horizon 2023 », ajoute M. Chognard. En revanche, Atipic continuera de percevoir une contribution de l’Etat couvrant 95 % de la rémunération des bénéficiaires du dispositif – qui sont 76, aujourd’hui.

Sur le plan de la cohésion sociale, Atipic a d’ores et déjà dégagé des bénéfices, à en croire le maire. Ceux qui travaillent dans l’entreprise « ont repris place dans la vie de la cité, souligne l’élu. Ils sont parmi les plus impliqués dans le tissu associatif ou les conseils de quartier. » L’expérimentation a également « contribué à modifier l’image que l’on a de la ville » « Elle est devenue désirable et désirée. » A certaines entrées de Colombelles, la municipalité a fixé des panneaux signalant aux usagers de la route qu’ils pénètrent sur un « territoire zéro chômeur de longue durée ». Ce n’est pas tout à fait le cas, puisqu’il y a encore des habitants sans emploi depuis des lustres, mais un bout du chemin a été parcouru.

Bertrand BissuelColombelles (Calvados), envoyé spécial

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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