Une bonne grille de lecture pour le résultat de la présidentielle américaine

Emmanuel Rivière : « Gardons-nous de lire le résultat de la présidentielle américaine avec une grille de lecture française »

TRIBUNE

Emmanuel Rivière

Directeur général France de la division Public de Kantar, président du Centre Kantar sur le Futur de l’Europe

Des similitudes existent avec les polarisations hexagonales, dont l’accentuation du clivage selon le degré d’urbanisation, mais les lignes de fracture des deux sociétés sont très différentes, analyse dans une tribune au « Monde » le directeur général de l’institut de sondages Kantar

Publié aujourd’hui à 15h30    Temps de Lecture 5 min.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/10/emmanuel-riviere-gardons-nous-de-lire-le-resultat-de-la-presidentielle-americaine-avec-une-grille-de-lecture-francaise_6059256_3232.html 

Tribune. L’élection présidentielle aux Etats-Unis est marquée par une intensité dont témoigne, à elle seule, la participation exceptionnelle, qui a atteint 145 millions de votants (15 millions de plus qu’en 2016). L’avance de Joe Biden dans le vote populaire est nette, mais elle ne doit pas occulter le fait que les électeurs de Donald Trump se sont fortement mobilisés, en raison de l’enjeu du scrutin.

Selon le think tank More in Common, plus de 80 % des citoyens considéraient cette élection comme « la plus importante de leur vie ». C’est donc à raison que l’on décrit une Amérique profondément polarisée. On se tromperait cependant en y voyant la réplique des clivages qui nous sont familiers en Europe et en France, et notamment le clivage « ouverts/fermés », ou « gagnants/perdants de la mondialisation » qui a pu servir de clef de lecture – parfois réductrice – des élections présidentielles et européennes en France. Lire aussi  Elections américaines 2020 : pour Emmanuel Macron, une présidentielle aux multiples leçons

Des similitudes existent avec les polarisations que nous observons en France, et notamment l’accentuation du clivage selon le degré d’urbanisation. Le contraste entre le vote des villes et le vote périurbain et rural (Biden l’emporte avec 60 % dans les villes de plus de 50 000 habitants, Trump domine avec 54 % le vote des petites villes et des campagnes) nous est familier. Cela ne doit pas conduire à lire le résultat de la présidentielle américaine avec une grille de lecture française.

L’électorat de Trump, pas un corps social aigri ou malheureux

La forte dimension ethnique du vote y demeure une spécificité. Le clivage de genre montre la persistance d’une nette domination démocrate dans le vote des femmes depuis les années 1990. Biden emporte 56 % de l’électorat féminin mais fait jeu égal avec Trump (48 % contre 49 %) chez les hommes. Un tel clivage n’existe pas en France, ce qui invite à se méfier de toute projection mécanique, et notamment celle qui consisterait, en ayant les fractures françaises en tête, à faire du vote Trump l’expression de la colère d’un groupe social déclassé et frustré cherchant dans un leader antisystème une forme de revanche.

Certes, les difficultés de Joe Biden à reconquérir les Etats clefs de la « rust belt » autrement que d’un cheveu confirment l’existence dans les soutiens du président sortant d’un électorat ouvrier inquiet. Mais la moitié de l’Amérique qui a voté pour Donald Trump est loin de se résumer à ce profil. 70 % des électeurs de Donald Trump déclarent un revenu supérieur à 50 000 dollars (ils représentent moins de 60 % de l’électorat Biden), et le candidat républicain est nettement devancé chez les plus bas revenus

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S’il est une ressource dont les électeurs de Donald Trump sont cependant moins pourvus, c’est le diplôme. Joe Biden est nettement en tête (55 %) chez les diplômés du supérieur, notamment à partir du niveau master (62 %). Il faut donc se garder de voir dans l’électorat Trump un corps social aigri ou malheureux. Les enquêtes de More in Common, qui dressent des portraits précis et nuancés des sociétés occidentales, en donnent l’image d’un visage sensiblement différent.

Le rôle de la communauté

Les trois quarts des citoyens proches des républicains se montrent confiants dans l’idée que leur pays offre à chacun une chance égale de réussite, quelles que soient ses origines. Les électeurs démocrates sont trois fois moins nombreux à le penser.

Les électeurs républicains sont aussi beaucoup plus enclins (39 %) que les électeurs démocrates (17 %) à dire que dans leur communauté – au sens très spécifique de ce mot dans le contexte américain – les gens ont davantage de choses en commun que de sujets qui les divisent. 57 % (contre 32 % des électeurs démocrates) se sentent appartenir à une « communauté où les gens se comprennent, prennent soin les uns des autres et s’entraident ».

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Si 44 % d’entre eux se déclaraient cet été « frustrés » quant à la situation des Etats-Unis, ce sont surtout les électeurs démocrates (66 %) qui éprouvent ce sentiment. En revanche, les républicains se distinguent nettement par la conviction (68 %, contre 23 % des démocrates) que leur pays est menacé par le déclin des valeurs américaines traditionnelles.

Une opposition centre/périphérie

Si l’on devait résumer par un clivage ce que révèlent ces enquêtes, il s’agirait en fait d’une opposition centre/périphérie, mais assez différente – forcément, s’agissant d’un Etat fédéral – de celle qui s’applique en France. Les électeurs de Donald Trump apparaissent persuadés que des groupes ou des catégories, élites libérales – au sens américain du terme, activistes, relayés par les médias dominants – sont assez proches du pouvoir central pour menacer leurs revenus (par la fiscalité), leur liberté (de posséder une arme, une assurance-santé privée) ou leurs valeurs (religieuses).

Cependant, plutôt à l’aise dans leur communauté comme dans leur vie, ils ne se sentent pas pour autant relégués aux marges de l’Amérique et se disent convaincus d’être l’Amérique, contrairement aux élites politiques dont ils se méfient. Il n’est pas anodin de constater que seuls 13 % les électeurs républicains déclaraient cet été faire « tout à fait confiance » au gouvernement fédéral – en tant qu’institution – alors même que la Maison Blanche était occupée par un président que les trois quarts d’entre eux approuvent fortement.

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Il ne surprendra personne en revanche que l’institution la plus honnie soit les médias (12 % de confiance chez les républicains, 40 % chez l’ensemble des électeurs). Mais il est frappant de constater que ces électeurs républicains croient fermement (64 %) que les médias et les médias sociaux décrivent une Amérique plus divisée qu’elle ne l’est en réalité (seuls 14 % des électeurs démocrates font un constat similaire).

L’unité nationale avant tout

De même, ils sont davantage que les démocrates persuadés que les personnes ayant des idées différentes se traitent avec respect. Les électeurs de Donald Trump seront frustrés de sa défaite, a fortiori s’ils ont des doutes sur la sincérité du scrutin. Mais assimiler cet électorat majoritairement aisé et plutôt convaincu de maîtriser son destin aux formes de radicalités politiques que nous connaissons en France, qu’il s’agisse du vote populiste ou, par exemple, des « gilets jaunes », serait erroné.

Du reste, 71 % des Américains (et 78 % des électeurs républicains) partagent l’idée qu’il est « plus important de retrouver l’unité du pays plutôt que de contester l’élection » si leur candidat était déclaré perdant, la plupart se déclarant « tout à fait d’accord » avec cette ambition. La résilience dans la défaite et la confiance dans la capacité du pays à dépasser ses divisions est un autre contraste avec la France, même si cela restera un défi colossal à relever pour Joe Biden.

Emmanuel Rivière(Directeur général France de la division Public de Kantar, président du Centre Kantar sur le Futur de l’Europe)

« La carte du vote américain révèle deux mondes que tout sépare et qui se trouvent, plus encore qu’en 2016, face à face »

TRIBUNE

Collectif

Le géographe Jacques Lévy et une équipe de chercheurs ont analysé les résultats de l’élection à partir des données des 3 143 comtés, et constatent une opposition de plus en plus frontale entre deux Amériques.

Publié le 07 novembre 2020 à 05h45 – Mis à jour le 08 novembre 2020 à 19h10    Temps de Lecture 4 min. 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/07/l-election-americaine-de-2020-montre-une-radicalisation-des-antinomies-dans-les-tetes-et-dans-les-lieux_6058865_3232.html

Des supporteurs de Donald Trump lors d’une manifestation à Detroit (Michigan), le 6 novembre.
Des supporteurs de Donald Trump lors d’une manifestation à Detroit (Michigan), le 6 novembre. DAVID GOLDMAN / AP

Les cartes présentées ici sont doublement spécifiques. D’abord, elles ont été réalisées sur les données des 3 143 comtés (ou équivalents) des Etats-Unis. Cela permet de saisir la diversité des situations locales. Ensuite, à côté de la carte euclidienne classique (qui apparaît en petit format), le cartogramme, sur lequel chaque comté a une surface proportionnelle à sa population, permet d’attribuer leur poids réel à tous les électeurs et de donner ainsi sa place au monde urbain, peu visible sur les cartes classiques.

Le paysage qui apparaît alors est spectaculaire. Cette géographie expose deux mondes que tout sépare et qui se trouvent, plus encore qu’en 2016, face à face. Le phénomène est comparable à ce qu’on observe en Europe, mais avec encore plus de netteté. Aux Etats-Unis, depuis 2000, les différences de localisation entre grandes et petites villes et entre centre, banlieue (suburbs), périurbain (exurbs) et campagne − ce qui est appelé « gradients d’urbanité » − jouent un rôle croissant dans la distribution des votes entre républicains et démocrates.

Il ne faut donc pas attribuer cette évolution à la seule personnalité de Donald Trump. La force de son « système », c’est d’avoir pu, encore mieux que d’autres, par sa posture et sa rhétorique, redéfinir l’électorat républicain dans un sens identitaire, en fédérant la droite conservatrice et ceux qui ne voient dans le monde d’aujourd’hui qu’une menace radicale à leur existence.

Radicalisation des antinomies

Or cette évolution, c’est la géographie des habitants qui l’exprime le plus simplement et le plus fortement. Tout laisse penser, des deux côtés de l’Atlantique, qu’habiter en ville constitue un choix de vie majeur qui en dit long sur ce que l’on est et ce que l’on veut. Dans l’élection de 2020, la couleur politique d’un Etat dans son ensemble dépend, pour l’essentiel, de la présence et du poids en son sein d’une ou de plusieurs métropoles.

Même dans les Etats « rouges » (traditionnellement acquis aux républicains), les grandes villes donnent des majorités nettes aux démocrates. Ainsi, au Texas, Houston, Dallas, Austin et San Antonio ont rejeté Trump. Dans les cinq Etats du cœur du « Sud profond », qui semblait, vu de loin, une grande tache rouge uniforme sur la carte, les plus grandes villes, Atlanta (Géorgie), La Nouvelle-Orléans (Louisiane), Birmingham (Alabama), Charleston (Caroline du Sud) et Jackson (Mississippi) ont voté Biden. C’est clairement l’agglomération d’Atlanta, avec des scores impressionnants en faveur de Biden, qui compte dans la dynamique politique de la Géorgie.

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Les voix démocrates sont particulièrement nombreuses dans les centres et les banlieues des mégalopoles de la Côte est (New York, Boston, Philadelphie, Baltimore et Washington) et de la Côte ouest (Los Angeles, San Francisco, Seattle, Portland et San Diego) ainsi qu’à Chicago, avec souvent des scores de 80 % pour Biden, le record revenant à Washington et ses 93 %.

C’est l’inverse dans les Rocheuses, vides de villes et à l’écart des grands flux (Idaho, Wyoming, Dakota du Nord et du Sud), ou dans la partie des Appalaches marquée par le charbon. Comme on le voit dans la tentation de la violence civile, qui n’a jamais été aussi évidente entre ces deux morceaux de la société américaine, l’élection de 2020 montre une radicalisation des antinomies, dans les têtes et dans les lieux.

Une Amérique « bleue » qui bouge

Cette nouvelle géographie, qui se conforte d’élection en élection, affaiblit les anciennes divisions régionales : les fiefs républicains de la moitié sud du pays s’effritent, tandis que l’emprise des démocrates sur les espaces industriels des Grands Lacs poursuit son affaissement

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Comme on le constate depuis 2000, la carte électorale des Etats-Unis se résume de plus en plus à un couple très contrasté. D’un côté, une nappe territoriale républicaine, peu dense mais continue, qui englobe les franges des aires urbaines (suburbs périphériques et exurbs), les petites villes et les campagnes : aucun des 55 comtés de Virginie-Occidentale ou des 77 comtés de l’Oklahoma n’a majoritairement voté pour Biden. De l’autre, le réseau démocrate constitué d’une centaine de métropoles, reliées par les fils multiples des intenses circulations d’humains, d’objets et d’idées.

L’Amérique « bleue » est celle qui bouge, dans les deux sens du terme : on y définit son identité dans le mouvement environnant, mais aussi dans le changement de soi, par l’acquisition permanente de nouvelles capacités personnelles. Au contraire, l’électorat de Trump cherche à résister au tourbillon du monde en défendant pied à pied des acquis menacés.

Angoisse et ressentiment

Cette opposition entre « capital de flux », toujours remis en question, et « capital de stock », stable dans le temps, met à mal les appartenances communautaires qui organisent traditionnellement la sociologie politique aux Etats-Unis : si les Afro-Américains continuent de voter massivement démocrate, pour les autres catégories ethniques, le sexe, l’âge et le niveau d’études complexifient le tableau. Trump obtient de très bons résultats parmi les ouvriers des bassins industriels en crise mais, les sondages le confirment, ce sont les personnes aisées qui le soutiennent le plus nettement.

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Surtout, les différences géographiques par gradient d’urbanité deviennent absolument centrales, car elles sont en phase avec des oppositions, en partie choisies, entre les modes de vie et entre les imaginaires. En comparaison de l’adhésion traditionnelle au Parti républicain, Trump représente ce basculement vers une psychopolitique faite d’angoisse et de ressentiment.

Même si des changements peuvent être observés, la carte de 2020 ressemble beaucoup à celle de 2016 − et ce, malgré le fait qu’il y a eu vingt millions de votants en plus. Que cette impressionnante mobilisation des deux camps ne fasse que renforcer la coupure brutale du pays en deux parties mutuellement hostiles laisse prévoir que les mésententes américaines sur la manière de faire société vont durer. Les citoyens des Etats-Unis et d’ailleurs devront d’abord prendre la mesure de ces clivages profonds, s’ils veulent espérer les dépasser.

Jacques LévySébastien PiantoniAna Povoas et Justine Richellesont chercheurs au sein de la chaire Intelligence spatiale de l’université polytechnique Hauts-de-France.

Collectif

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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