Migraine : bataille pour l’accès aux nouveaux traitements
Trois médicaments d’une nouvelle classe thérapeutique, qui obtiennent des résultats spectaculaires chez certains patients, sont autorisés en Europe. Mais leur mise à disposition tarde en France.
Par Sandrine Cabut Publié le 19 octobre 2020 à 14h35, mis à jour hier à 17h05
En juillet, elle a payé le médicament et le voyage grâce à une cagnotte sur le site Internet Leetchi organisée par sa fille. La deuxième fois, avec un don d’un ami de la famille. Ce mois-ci, c’est avec un crédit accordé par l’hôpital niçois où elle travaille comme secrétaire médicale : 650 euros, remboursable en dix mensualités. Toutes les six semaines, Stéphanie, 49 ans, prend un vol Nice-Genève pour acheter son antimigraineux, l’Aimovig. L’auto-injection devrait se faire toutes les quatre semaines. Elle espace à six, pour économiser un peu. A chaque fois, c’est un budget de plus de 800 euros, dont près de 600 pour ce médicament, autorisé en Europe en août 2018, déjà remboursé dans un certain nombre de pays, mais toujours pas disponible en France.
En vingt ans de migraine, cette femme lourdement handicapée par ses crises (jusqu’à 28 par mois) a « tout essayé », sans succès durable mais avec des effets secondaires pénibles. Jusqu’à juin 2019, où elle a eu accès à l’erenumab (Aimovig), par un programme compassionnel d’un an organisé par le fabricant, Novartis. Cet anticorps monoclonal qui cible une petite protéine, le CGRP (peptide lié au gène de la calcitonine), inaugure une nouvelle famille de médicaments qui sont le premier traitement de fond spécifique de la migraine.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Migraine : de nouveaux médicaments préventifs redonnent de l’espoir aux malades
Chez Stéphanie, les résultats ont été spectaculaires, la faisant passer à moins de cinq jours de crises par mois. Le retour de flamme de sa « broyeuse de crâne »pendant les deux mois d’interruption des injections lors du confinement l’a définitivement convaincue que c’était bien ce médicament qui lui changeait la vie. D’où ses voyages pour Genève, depuis que le protocole compassionnel a pris fin. « Avant je me disais : “si seulement il y avait un traitement”. Aujourd’hui, il existe, mais on n’y a pas accès en France. On rembourse la chirurgie pour les oreilles décollées, mais pour un médicament qui soulage notre souffrance, tout est bloqué. C’est de la non-assistance à personne en danger », se désole-t-elle.
Plusieurs milliers de patients
Pour Quentin, 23 ans, migraineux sévère depuis l’âge de 14 ans, ce sont ses parents qui font les allers et retours en Suisse depuis Montpellier. Depuis un an, ils s’y rendent tous les trimestres, avançant à chaque fois près de 1 700 euros pour trois doses d’Aimovig, qu’ils ramènent dans une glacière (les anticorps doivent être conservés à 4°C). En passant de 26 jours de migraines par mois à 10 (auxquels s’ajoutent 10 jours de « céphalées moyennes »), ce jeune homme, qui avait dû interrompre ses études, peut reprendre une activité. Emblématiques, ces témoignages de patients qui vont se fournir en Suisse, au Luxembourg, en Allemagne, en Italie ou encore en Espagne sont loin d’être exceptionnels.
Le neurologue Michel Lantéri-Minet (CHU de Nice), qui a participé aux essais cliniques des anti-CGRP, en suit ainsi une cinquantaine – dont Stéphanie –, parmi lesquels un tiers sont en grande difficulté financière. La galère n’est pas seulement pécunière. Malgré les certificats médicaux, une femme a ainsi vu sa voiture désossée par les douaniers quand ils ont repéré de mystérieuses ampoules dans sa glacière… Sans compter la crainte des restrictions sanitaires en pleine pandémie.

Face à cette médecine à deux vitesses, la présidente de la Société française d’étude des migraines et céphalées, Anne Ducros, et le président de la Fédération française de neurologie, François Sellal, ont envoyé un long courrier à Olivier Véran le 5 octobre. Objectif : attirer l’attention du ministre de la santé – neurologue de formation – sur ces médicaments, destinés aux patients les plus sévères, en échec de plusieurs traitements. En France, ils seraient plusieurs milliers (5 000 à 20 000 selon les estimations d’un laboratoire), ce qui représente une faible proportion des migraineux (10 à 12 % de la population), mais la plus handicapée par cette pathologie chronique.
« Une situation intolérable est en train de se mettre en place. Nos consultations se concluent maintenant par une phrase que nous n’aurions jamais imaginé prononcer : “Avez-vous 500 euros par mois pour aller acheter votre traitement” ? » écrivent les deux médecins, qui n’omettent pas de mentionner des liens d’intérêts avec les industriels. Une association de patients, La voix des migraineux, a fait une démarche similaire.
Essais cliniques concluants
Comment en est-on arrivé là ? Depuis l’erenumab (Aimovig) en août 2018, deux anticorps anti-CGRP ont obtenu une AMM européenne : le galcanezumab (Emgality, Lilly) et le fremanezumab (Ajovy, Teva). En France, les dossiers sont désormais entre les mains du Comité économique des produits de santé (CEPS), où se négocie leur prix. Mais il y a un hic : la Commission de transparence de la Haute Autorité de santé (HAS) a donné un avis favorable à leur remboursement (à 65 % pour Emgality, 30 % pour les deux autres), tout en cotant leur amélioration du service médical rendu (ASMR) à « V ». En clair, ils ne feraient pas mieux que les traitements de fond existants, des produits anciens et très peu chers comme le propranolol (un bétabloquant) et le topiramate, un antiépileptique.
Pour les auteurs du courrier à Olivier Véran, cette évaluation très négative s’explique par l’absence pour le moment d’essai thérapeutique démontrant la supériorité des anticorps anti-CGRP sur les anciennes molécules. Mais il y a un biais, écrivent-ils : la population de patients éligibles aux nouveaux médicaments« est composée de personnes en migraine réfractaire à ces traitements classiques et pour lesquels il n’y a donc pas de comparateur actif possible ».
Cette mauvaise note est, selon les migrainologues, en décalage avec les résultats des essais cliniques (où les anti-CGRP sont efficaces chez 50 % des malades, spectaculairement chez certains) et ce qu’ils constatent chez leurs patients. De plus, les effets secondaires à court terme des anticorps sont modestes : douleurs au point d’injection, constipation, et rares cas de réaction allergique, liste Anne Ducros. Bien moindres que ceux des traitements comme le topiramate ou le propranolol. « Au bout d’un an, 80 % des patients les ont arrêtés, faute d’efficacité ou à cause d’effets indésirables gênants », précise la neurologue au CHU de Montpellier. Comme bien d’autres, elle déplore l’absence de prise en compte dans les évaluations des coûts indirects pourtant colossaux de la migraine en termes de qualité de vie, journées de travail perdues… Quand les premiers traitements spécifiques de crise, les triptans, étaient arrivés, dans les années 1990, il avait fallu attendre sept ans pour leur remboursement.
La migraine pâtirait-elle toujours de sa réputation de « maladie de bonne femme » peu sérieuse ? La commission de transparence actuelle, qui compte seulement 5 femmes sur ses 27 membres, apparaît en tout cas peu sensible à l’enfer que vivent certains patients.