« Ne qualifions pas de dictature sanitaire ce qui relève d’un défaut de civisme »
TRIBUNE
François Saint-Bonnet
Professeur d’histoire du droit
Entre lutte contre l’épidémie et combat contre le terrorisme, entre « état d’urgence sanitaire » et « état d’exception », il est nécessaire de distinguer les dissemblances de mesures qui ont certes en commun de restreindre nos libertés, estime l’historien du droit François Saint-Bonnet dans une tribune au « Monde ».
Publié hier à 05h30 Temps de Lecture 4 min.
Tribune. Qu’y a-t-il de commun entre l’assignation à résidence de quelques centaines de « radicalisés » et cette autre forme d’assignation à résidence, le confinement de 67 millions d’habitants ? Un concept : l’état d’urgence. Le lourd silence vespéral, entrecoupé du fracas de soldats marchant au pas dans une ville occupée peut-il être comparé aux soirées moins festives des jeunes de près d’une dizaine de métropoles, tenus de rester chez eux après 21 heures depuis le 17 octobre ? Une formule les rapproche : couvre-feu.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Instauration d’un couvre-feu : « Les citoyens ne sont pas des enfants dont on disposerait de manière discrétionnaire »
La menace que font courir une poignée de furieux prêts à égorger, à décapiter au nom d’une conception apocalyptique de l’islam peut-elle être assimilée au danger qui résulte de la propagation d’un virus qui n’a nulle stratégie, nulle intention perverse mais celle, toute naturelle, de trouver des lieux où prospérer comme les milliers d’autres virus bénins et utiles à l’homme ? Un qualificatif les lie : le péril. Un sentiment les réunit : la peur. L’angoisse d’être, un jour, témoin ou victime d’un attentat peut-elle être confondue avec l’inquiétude sourde qu’éprouvent les personnes « à risque » d’être contaminées par le SARS-CoV2 ? L’incertitude les ronge dans les deux cas.
Vaincre les ennemis et les virus
Les images que véhiculent état d’urgence, couvre-feu, péril, peur et incertitude voilent toutefois des différences qu’il est nécessaire de rappeler. Pour vaincre un ennemi armé de kalachnikovs, d’un camion de location ou de couteaux, il faut mettre en œuvre des moyens policiers, militaires, de renseignement ; autant d’outils dont disposent les gouvernants pour agir avec célérité et efficacité. Pour faire disparaître un virus, il « suffit » de le priver d’occasions de prospérer ; ce qui suppose que les citoyens eux-mêmes adoptent des comportements adéquats : distanciation physique, port du masque, respect du couvre-feu si l’épidémie place les services de santé sous tension ou du confinement si elle est hors de contrôle.
Réduire des armées étrangères ou des groupes terroristes exige une action résolue du gouvernement, dans sa partie la plus strictement régalienne. Se débarrasser d’un virus requiert moins la vigueur des forces de l’ordre que, d’une part, l’abstention de chacun – qu’il réduise ses « interactions sociales » directes par devoir, altruisme ou égoïsme bien compris – et, d’autre part, le soutien de l’Etat sollicitant ses ministères « sociaux ». Il faut la mobilisation de toutes les forces de sécurité pour mettre la main sur des terroristes ; aucune démocratie ne disposerait des effectifs suffisants pour empêcher manu militari toute une population de sortir, si elle n’y consentait pas.
Epidémies et état d’exception
Dans son entretien télévisé du 14 octobre, le président Macron en a appelé au « civisme » et au « bon sens », en se gardant de tout discours autoritariste. Ses mots sonnaient plus juste que lors de son allocution du 16 mars, quand il assenait d’un ton trop martial l’anaphore « nous sommes en guerre ».Article réservé à nos abonnés Lire aussi Covid-19, ce que cache la rhétorique guerrière
L’histoire du droit aide à mieux distinguer des mesures très dissemblables qui ont toutefois aujourd’hui en commun de restreindre nos libertés au nom d’une impérieuse nécessité. Pourtant, les unes sont propres à l’état d’exception, quand les autres visent à stimuler les comportements prophylactiques. Dans l’état d’exception, l’autorité agit brusquement, en faisant fi par exemple de l’inviolabilité du domicile (perquisitions administratives), parce qu’il s’agit de débusquer les séditieux qui se terrent. Lors d’une épidémie, elle fait montre de compréhension (ne verbalisant de 135 euros que lorsque l’infraction est accompagnée de mauvaise foi ou de provocation) et invite chacun à regagner sa résidence, qui est aussi son meilleur asile sanitaire.
Son rôle consiste à suppléer le manque de civilité de certains, d’agir avec courage pour sauver les contaminés, avec douceur pour consoler les proches des défunts. Dans la littérature juridique ancienne, les épidémies et épizooties ne sont jamais traitées dans la rubrique des états d’exception, pourtant fréquents dans un XIXe siècle en proie aux révolutions et contre-révolutions. On y évoque les mesures certes extraordinaires, rares, sans être exceptionnelles, que doivent adopter les autorités locales, près du terrain, pour organiser les soins, venir en aide aux vulnérables, inciter les bien portants à se protéger.
Civilité prophylactique
Pourquoi en est-on venu à intituler, dans la précipitation, « état d’urgence sanitaire » ce qui ne relève pas de l’état d’exception ? Sans doute est-ce un dégât collatéral des progrès – heureux par ailleurs – de l’Etat de droit. Puisque, depuis les années 2000, toute mesure de nature à réduire l’exercice de nos libertés doit être dûment justifiée par l’autorité qui l’adopte (car elle est exposée à un recours devant un juge administratif, judiciaire ou constitutionnel), sa pente naturelle sera de la motiver par son caractère urgent, exceptionnel, imprévisible.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « La peur de la mort remet aux commandes le principe de sécurité contre le principe de liberté »
Or, à l’échelle du temps long, rien n’est plus prévisible qu’une épidémie. On sait qu’elles n’ont qu’un temps, on sait aussi que le meilleur moyen d’en voir la fin est moins l’action des gouvernements, fussent-ils brillants, que la civilité prophylactique des citoyens. Ne qualifions pas de dictature sanitaire ce qui relève en réalité d’un défaut de civisme ; un civisme qui, en matière sanitaire comme en d’autres, est la plus sûre garantie de la liberté.
François Saint-Bonnet est professeur d’histoire du droit et des institutions à l’université Paris-II-Panthéon-Assas.
François Saint-Bonnet(Professeur d’histoire du droit)