le JIM intervient à propos de l’information scientifique suite au livre des journalistes du Monde Stéphane Horel et Stéphane Foucart et du sociologue Sylvain Laurens en attaquant les auteurs

Publié le 26/09/2020

Faut-il avoir vraiment peur des gardiens de la raison ? 

Paris, le vendredi 25 septembre 2020

https://www.jim.fr/medecine/actualites/pro_societe/e-docs/faut_il_avoir_vraiment_peur_des_gardiens_de_la_raison__184559/document_jim_plus.phtml

– Nous avons régulièrement évoqué dans ces colonnes les difficultés liées à la transmission de l’information scientifique, à tel point que certains de nos lecteurs n’hésitent pas à nous taquiner en remarquant qu’il s’agit de l’un de nos sujets favoris.

Nous avons essayé de discuter les multiples obstacles qui rendent complexe cet exercice. Bien sûr, la pression des intérêts financiers et industriels est largement connue et doit toujours inciter à la vigilance, même si l’existence de mécanismes de contrôle (telle l’adaptation en France du Sunshine Act par exemple) et probablement les leçons des scandales passés ont favorisé les bonnes pratiques dans les entreprises et les rédactions.
D’autres mécanismes méritent également l’attention. Du côté des receveurs (et parfois des émetteurs), on peut évoquer la méconnaissance de la démarche scientifique qui empêche la compréhension de certaines informations, de leurs enjeux et de leurs limites et un esprit critique parfois en sommeil parce que pas nécessairement assez stimulé ou entraîné. Concernant les émetteurs (dont le JIM fait partie), outre la pression des forces financières que nous avons déjà évoquée et des défauts partagés avec les lecteurs, s’ajoute, comme de tout temps dans les médias, l’attirance pour une forme de sensationnalisme et de catastrophisme ; la peur étant un capteur d’audience toujours efficace. La crise de la presse qui pousse à toujours plus de précipitation est également un obstacle à la construction d’une information de qualité. Enfin, et ceci est également ancestral, l’influence de certaines idéologies (quelles qu’elles soient) biaise nécessairement l’émission des messages.

Un travail délicat mais indispensable

Avec internet et ce que la chercheuse Virginie Tournay (CNRS (CEVIPOF) Sciences-Po Paris) appelle la « dérégulation du marché de l’information », les canaux de communications se sont démultipliés, conduisant à une transmission encore plus brouillée et complexe. Face à cette situation, beaucoup, indiquant agir au nom de la « raison scientifique » et prônant la pratique du doute (soit la zététique) tentent d’agir. Ils décryptent les informations, décortiquent les biais cognitifs qui peuvent déformer nos perceptions, mettent en lumière les études et révèlent les zones d’ombre. Ils rappellent la difficulté de médiatiser une science nécessairement toujours objet d’incertitudes. Leurs canaux sont multiples, de la vidéo youtube à la tribune journalistique, de l’essai sociologique ou philosophique aux conférences. Nous avons régulièrement évoqué leurs actions, qu’il s’agisse d’Emmanuelle Ducros journaliste à l’Opinion offrant un éclairage sur les pratiques agricoles, de l’Association française sur l’information scientifique qui sur de multiples sujets tente de déconstruire certains mythes, ou encore de Virginie Tournay qui à travers une tribune en 2018 a appelé à une « reconquête » de la « culture scientifique ».

Quand la raison est instrumentalisée par les industriels et les libertariens

Aujourd’hui, les travaux de ces « rationalistes » sont vivement attaqués par un livre* (paru le 24 septembre aux éditions La Découverte, 22 euros) signés par deux journalistes du Monde, Stéphane Horel et Stéphane Foucart et le sociologue de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS), Sylvain Laurens. L’argument du livre est d’explorer « les nouvelles frontières du lobbying ». Ils affirment en effet qu’un grand nombre de ces « gardiens de la raison » sont soit sciemment, soit inconsciemment, utilisés par des grands groupes industriels pour servir leurs idées et continuer à promouvoir leurs technologies (dont on comprend à demi-mot qu’elles sont nécessairement majoritairement néfastes). « Il ne s’agit plus seulement de commanditer des études à publier dans les revues savantes pour influencer le décideur public tenté d’interdire un produit. L’enjeu consiste maintenant à prendre position dans l’espace de la médiation scientifique, dans ces lieux où l’on fait la promotion de la science et de son esprit auprès des citoyens, parfois avec l’aide des pouvoirs publics. Prendre position, mais aussi possession. Les arguments de l’industrie étaient parés des atours de la science, ils sont maintenant dissimulés derrière une défense de la science comme bien commun. Chacun a entendu ces affirmations dans le débat public : être contre les pesticides dans leurs usages actuels, interroger certains usages des biotechnologies, critiquer l’industrie du nucléaire, c’est être “contre la science”, c’est verser dans l’“obscurantisme”. La stratégie des marchands de pétrole, de plastique, de pesticides et d’alcool consiste désormais à dire ce qu’est la “bonne” science. De ce fait, nous n’assistons plus seulement à un dévoiement de l’expertise scientifique, mais à un détournement plus profond des logiques mêmes de fonctionnement d’un espace public reposant sur un idéal de vérité » expliquent les trois auteurs (Bonnes feuilles, publiées, ce qui n’étonnera pas, dans Le Monde). « Les firmes s’emploient à faire passer leur matériau de lobbying scientifique pour l’état de la science. (…) Elles ont aussi besoin de disséminer leurs informations et de recruter des défenseurs, parfois à leur insu. Cherchant sans cesse l’aval d’acteurs de terrain, les stratèges de l’industrie ne s’encombrent d’aucun scrupule, embarquant au passage la réputation et le prestige de petites associations qui ont, pendant des décennies, défendu l’éducation populaire à la science et la médiation scientifique avec autant de patience que de conviction. Tel a été le destin de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), dont il sera longuement question dans ce livre. Cette héritière du mouvement rationaliste proclame promouvoir la science et défendre son intégrité. Elle a pourtant été la première importatrice du climatoscepticisme et d’autres mensonges sponsorisés par de grands groupes états uniens. Mais ceux qui relaient les messages des firmes et de leurs consultants n’ont pas toujours conscience de ce qu’ils font. Et c’est justement là l’une de ces nouvelles stratégies furtives concoctées par le marketing digital », dénoncent encore les trois auteurs. Ces derniers vont plus loin en affirmant que ces « défenseurs de la raison » et de la science sont les apôtres ou les jouets inconscients de l’idéologie libertarienne. « Beaucoup sont de bonne foi quand ils répercutent et amplifient des éléments de langage concoctés par des officines de relations publiques, sans percevoir qu’ils participent à un projet politique dont la nature et la portée leur échappent. Peu savent que l’argent de l’idéologie libertarienne contribue à sa diffusion. Ce qui se joue dans les pages qui suivent ne concerne pas seulement les controverses sociotechniques sur le glyphosate, les OGM, le nucléaire ou les pesticides. Si enjeu il y a, c’est bien celui de la réactualisation, autour de la science, de tout le credo conservateur » concluent-ils leur introduction.

Un scandale sans preuves ?

Avant même sa parution, cet essai a été très vivement critiqué par les personnes ciblées. La rédaction du JIM n’avait pas pu lire au-delà de quelques extraits l’ouvrage en question. Néanmoins, les réactions qu’il a déjà suscitées et les interventions des trois auteurs offrent un éclairage intéressant. On pourra tout d’abord remarquer que les trois auteurs choisissent de suggérer l’existence d’une forme de conspirationnisme « libertarien », terme qui ouvre la voie à quelques fantasmagories sectaires. Surtout, les preuves apportées par les trois auteurs manqueraient de robustesse. « Il y a peut-être du vrai dans les liens d’intérêt quasi-mafieux que les journalistes nous dépeignent ; les petites histoires laborieusement égrenées au long de ces 372 pages sont peut-être les indices d’une corruption généralisée du milieu rationaliste (soit par appât du gain, soit par la faute d’une stupidité instrumentalisée par les think tank) (…). Mais alors on souhaiterait que nos trois héros travaillent à en faire la démonstration, c’est leur job, il est important. Le sujet ne peut pas être laissé à des nuls ou à des militants malhonnêtes, qui seraient, pour le coup, les vrais idiots utiles des vrais corrupteurs & corrompus. Je n’ai pas les connaissances nécessaires pour évaluer la pertinence de toutes les attaques contenues dans ces pages. Il ne me revient pas de porter un jugement sur l’ensemble du livre. Mais sur certains aspects, le texte se distingue tellement peu des élucubrations complotistes dirigées contre notre travail quotidiennement depuis 5 ans, qu’il sera sans nul doute salué par les plus virulents de nos détracteurs, heureux de voir couché sur papier leurs obsessions (comme l’astroturfing ou l’accusation d’appartenir à un bord politique abhorré), et peu regardants sur l’absence de substance permettant de sortir de la lecture avec des informations pertinentes » dénonce ainsi Thomas Durand, qui participe à la chaîne de vulgarisation La Tronche en biais sur le blog La Menace Théoriste.

La lutte anti sceptique laisse sceptique

« Dans un mélange de « cherry-picking » (sélections biaisées), de témoignages invérifiables, d’affirmations fausses, d’extrapolations hors contexte et d’insinuations, les auteurs tentent de disqualifier toutes ces personnes et entités en les accusant, au choix, de prôner le « climato-scepticisme », de promouvoir une « sociologie viriliste » (sic), de mener une « croisade antigenre au nom de Darwin »… Leurs actions se concrétiseraient par « la trollisation de l’espace public ». Le tout, bien entendu, au service de lobbies industriels et, dans la lignée des mensonges des industriels du tabac, dans un « projet politique volontiers financé par l’argent des industriels libertariens, et qui porte la marque de leur idéologie anti-environnementaliste et antiféministe » (4e de couverture) afin d’ »étouffer tout mouvement social qui tenterait d’employer les armes de la science pour argumenter ». Pour se faire une opinion fondée, le lecteur vraiment intéressé par la raison, le rationalisme, la science et les controverses que suscitent ses applications, se reportera avec profit aux textes originaux des personnes citées, et aux publications de l’Afis en particulier (en accès libre sur notre site Internet afis.org). Dans ces dernières, il découvrira une réalité, une démarche, aux antipodes des propos tenus par les auteurs de ce livre dont l’objectif semble plus de décrédibiliser et salir pour disqualifier dans le débat que de contester avec des arguments réels les propos auxquels ils s’opposent » rétorque de son côté l’AFIS. Cette dernière est notamment présentée par les journalistes du Monde comme « l’épicentre de [la] propagation [du climato-scepticisme] en France ». « Des pages entières du livre sont consacrées à tenter de le prouver, en se focalisant en particulier sur un article de Charles Muller de janvier 2008 et en omettant soigneusement de citer les prises de position de l’Afis elle-même, dans ses introductions aux dossiers consacrés à ce sujet et dans ses éditoriaux (l’association réaffirme et explique pourtant régulièrement le consensus scientifique sur le sujet). Selon les auteurs du livre, le rôle d’épicentre serait ainsi prouvé : « Une recherche dans l’outil “Google Trends” permet de mesurer l’intensité des recherches effectuées sur le moteur de recherche de Google, et les résultats pour “climato sceptique” sont éloquents : aucune requête sur ce mot-clé n’est enregistrée avant janvier 2008. Le terme est absent des conversations et des esprits. Il n’existe pas. L’intérêt ne surgit qu’après la publication du texte de Charles Muller/Champetier dans la revue de l’Afis ». Une simple vérification montre que même cette corrélation est inventée : la recherche avec le terme « climato-sceptique » suggéré par les auteurs du livre montre un début de trafic mesuré par Google Trends à partir de novembre 2009, presque deux ans après la publication de l’article incriminé » corrige l’AFIS.

Vous avez dit désinformation et agressivité ?

Avec ces exemples de déformation et d’extrapolation, voire d’erreurs, qui sont également épinglées par Virginie Tournay et le professeur au laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique à l’École normale supérieure Franck Ramus, on peut se permettre quelques observations tant sur la méthode que sur le fond général.
Sur la méthode, dans une interview accordée à France inter (dans l’émission L’Instant M ce 24 septembre), Stéphane Foucart et Stéphane Horel sont revenus sur l’existence de Science Media Centers (tels qu’ils existent dans de nombreux pays et notamment en Grande-Bretagne) qui seraient selon eux au service de l’industrie et qui favoriseraient le journalisme « paresseux », se contentant de recopier des communiqués et citations préparés d’avance. Bien sûr, les deux journalistes du Monde ne peuvent être accusés de telles facilités. Cependant, on espère d’une part que sont de la même façon accusés d’indolence ceux qui choisissent de recopier les communiqués et citations préparés d’avance par des associations de consommateur ou écologistes. Surtout, on aimerait savoir quel regard sévère ils porteraient sur des journalistes dont les vérifications conduisent à de nombreuses approximations et erreurs. « Les auteurs combinent des affirmations factuellement fausses par défaut des vérifications les plus élémentaires, et des insinuations sans aucun fondement, sans aucune source, et sans aucune demande d’information. Il est désolant que ces auteurs ne se montrent pas capables de consulter une page web et d’y recopier l’affiliation ou la fonction d’un chercheur. Il est désolant qu’ils publient des spéculations comme des faits avérés, sans prendre la peine de lire ce qu’un chercheur écrit et d’écouter ce qu’il dit pour pouvoir le citer fidèlement, et de l’interroger directement si le moindre doute subsiste sur sa pensée. De tels procédés ne font honneur ni au journalisme, ni à la sociologie. Si la qualité du reste du livre est à l’avenant des quelques passages me concernant, il ne mérite assurément pas d’être lu » écrit par exemple Franck Ramus.
Virginie Tournay rapporte pour sa part comment ses réflexions autour de la nécessité de répondre à la crise de l’expertise en France, qui s’intéressent au rôle que pourrait jouer un « centre médiateur » ont été déformées dans un récent article de Stéphane Horel et Stéphane Foucart. « Mes travaux de sciences sociales portent sur la circulation des données de la recherche scientifique dans l’espace public (…). L’expérience collective douloureuse de la pandémie a bien montré la nécessité de développer des travaux portant sur la diffusion de l’information liée à « la science en train de se faire ». C’est une nécessité civique compte tenu de la cacophonie actuelle des expertises. (…) Mes travaux n’ont rien à voir avec le titre alarmiste « L’information scientifique sous tutelle d’une agence de communication », ni ne visent à reproduire en France l’exemple britannique (En outre, les auteurs oublient aussi de préciser qu’il y a différents types de SMC dans le monde entier). Il ne s’agit pas de mettre une information « sous tutelle » ni de créer une « agence de communication » ex-nihilo, mais de favoriser un travail coopératif entre les acteurs producteurs et médiateur (…) L’indépendance des journalistes est un aspect clef (il s’agit de faciliter l’accès à des ressources et non pas de toucher à la liberté d’expression de la presse comme cela est explicitement précisé dans un de mes articles (…) Je n’ai jamais envisagé un quelconque financement par l’industrie (indépendance économique), ni une structure au service d’intérêts financiers ! ». Enfin, on observera comment ceux qui sur France Inter par exemple s’insurgent contre « l’agressivité » de ceux qu’ils nomment les « trolls » n’hésite pas pour leur part à user d’argument si non agressif tout au moins particulièrement méprisant. « Le chapitre 5 ” La trollisation de l’espace public” livre des portraits saisissants de mépris de Bunker D, Matadon, Mathieu « MJE » Rebeaud, Anthony Guihur (différents scientifiques œuvrant sur Twitter, ndrl)… Les jugements minables sur leur personne s’y succèdent, et on se demande bien quel but informatif est recherché dans ces pages d’une intense médiocrité. « Ses yeux roulent comme des billes sombres dans le visage pâle de quelqu’un qui se couche tard et se lève tard ». (…) « Anthony Guihur parle bien. Mathieu Rebeaud gribouille dans un carnet à spirale où une ligne rouge divise la page en deux ». Parfois on se demande ce que c’est que le “journalisme d’insinuation”. Les auteurs en fournissent de nombreux exemples », épingle Thomas Durand.

Être de droite c’est mal : ça tombe bien, ils ne le sont sans doute pas !

Sur le fond, on nous permettra une allusion personnelle : il ne faut jamais être allé à une réunion de l’AFIS pour croire qu’elle puisse recevoir de somptueuses subventions de groupes industriels ou libertariens richissimes (ou alors je me suis toujours éclipsée au moment où les flutes à champagne remplaçaient les verres en plastique de jus d’orange…). Ceux qui par ailleurs ont paresseusement assisté aux débats qui existent régulièrement dans la sphère de la zététique ou qui ont pu entendre leurs réflexions générales sur la société se montreront probablement un brin étonnés de les voir accusés de défendre des idéologies capitalistes ou de droite (sans compter le fait qu’être capitaliste, voire même de droite ne devrait pas nécessairement être considéré comme un motif d’exclusion d’office… tout comme vouloir espérer que tous les industriels ne sont pas d’horribles manipulateurs). Au-delà de la boutade, on peut s’interroger sur l’absence d’autocritique de ceux qui refusent de reconnaître que si des biais idéologiques existent nécessairement, ils ne peuvent en être exempts. « Les cibles de ce brûlot sont désignées comme des “défenseurs de la science autoproclamés” ce qui me pousse à m’interroger sur qui pourrait bien embrasser cette vocation autrement que de sa propre autorité. Les auteurs pensent-ils être mandatés, eux, détenir un droit supérieur à défendre la science ? » s’interroge ironiquement Thomas Durand. En tout état de cause le livre n’est pas censé être le lieu de l’affrontement des arguments scientifiques (Stéphane Foucart peut se prêter régulièrement à cet exercice, souvent avec talent). Cependant, les auteurs n’hésitent pas à donner comme exemple de l’influence des rationalistes corrompus (encore une fois peut-être à leur insu) l’exemple du numéro d’Envoyé Spécial consacré au glyphosate. Ainsi, assument-ils de considérer qu’un reportage ayant offert un important temps d’antenne à un chercheur dont les erreurs ont été dénoncées par la quasi-totalité de la sphère scientifique et qui a donc été inévitablement été largement critiqué (y compris par le CSA) puisse être utilisé comme exemple de l’activisme des rationalistes dévoyés ? N’y-a-t-il aucun moment où même si la thèse que l’on va exposer peut conduire à exonérer une industrie, parce qu’elle est fondée sur des faisceaux plus que solides, doit être exempte de tout soupçon de corruption ?

Qui connaît les gardiens de la raison ?

Enfin, les auteurs expliquent la raison de ce nouveau livre par une forme d’urgence, l’existence d’un danger. Pourtant, comment ne pas voir que l’argent dépensé et le lobbying mis en œuvre par les industriels, voire par les libertariens, utilisant des gardiens dévoyés de la science certains à leur insu, d’autres avec leur complaisance, sont de vains efforts ? Il n’y a en France plus aucune velléité politique réelle d’envisager une possible autorisation des OGM (même quand le recours par exemple au riz doré est défendu par plus que des rationalistes isolés mais par de très nombreux scientifiques dont des Prix Nobel) la conviction que l’objectif à atteindre est une élimination des pesticides est partagée par le plus grand nombre au sein des plus hautes instances comme parmi les citoyens, les industriels souffrent d’une image fortement dépréciée au sein de la société. Et cela n’est guère surprenant. Car les relais de ces gardiens de la raison, en dépit de leurs riches et machiavéliques soutiens, sont bien faibles comparés à ceux qui véhiculent la bonne parole et donc la bonne science (à défaut de la vérité scientifique si incertaine).
Que sont des vulgarisateurs sur Youtube, une association sans champagne et des chercheurs isolés et peu entendus face aux journalistes œuvrant dans la plus grande et plus respectée rédaction de France… qui plus est soutenue par des industriels richissimes. « Je n’ai pu m’empêcher de trouver cocasse que l’occupant de la chaire de « sociologie des élites européennes » de l’EHESS s’allie à deux salariés du journal par excellence des élites françaises – dont les principaux actionnaires sont deux industriels milliardaires et un banquier d’affaires millionnaire – pour tenter de jeter le discrédit sur quantité de militants rationalistes qui sont pour la plupart bénévoles et médiatiquement marginaux. Mais peut-être est-ce finalement bon signe que le combat désintéressé au service de la raison rende la bourgeoisie verte de rage » écrit ainsi ironiquement le journaliste Laurent Dauré.


Post Scriptum :

Je ne suis probablement pas journaliste au sens où les puristes l’entendraient et je ne leur dénie nullement le droit de défendre un idéal de cette profession. J’essaye avec les moyens dont je dispose, souvent mon seul esprit critique, de relater des faits et de les éclairer. J’écris des articles sur un site dont le financement repose en partie sur une industrie. C’est une industrie qui a ses défauts mais aussi ses qualités, notamment parce que sans elle, en tout cas jusqu’à aujourd’hui en France, la production de médicaments et de vaccins n’existerait pas. Je connais la démarche scientifique qui repose sur le doute. Je n’ignore pas qu’elle puisse être détournée. Mais se réclamer d’elle, même quand cela conduit, douloureuse conséquence, à défendre des positions qui pourraient être favorables à l’industrie, me semble un gage forcément positif. Si j’ai défendu ici la démarche scientifique en évoquant les critiques adressées à certains industriels c’est parce que naïvement je voulais espérer qu’elle pourrait permettre de déconstruire certaines critiques (et peurs) non fondées. Je sais que nécessairement ma parole ne peut être prise en compte. Elle n’en est que plus libre. 

Présentation des bonnes feuilles du livre « Les gardiens de la raison » : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/09/22/un-degre-de-plus-a-ete-atteint…
Emission de France Inter, l’Instant M : https://www.franceinter.fr/emissions/l-instant-m/l-instant-m-24-septembre-2020
Les réactions de l’AFIS : https://www.pseudo-sciences.org/Journalisme-d-insinuation-apres-les-articles-le-livre
Thomas Durand, « La raison n’est pas un trophée – Réponse à Foucart, Horel & Laurens».
Franck Ramus, « Les champions de l’intox »
Virginie Tournay, « Un nouveau journalisme : de l’insinuation à l’inquisition »
Laurent Dauré, « Les naufrageurs de la raison [et de la gauche] : réponse à Foucart, Horel et Laurens »

Aurélie Haroche

*« C’est la possibilité même de la diffusion de la vérité scientifique auprès du plus grand nombre qui se trouve désormais attaquée »

Dans « Les Gardiens de la raison », à paraître le 24 septembre, dont nous publions des extraits, nos journalistes Stéphane Foucart, Stéphane Horel, et le sociologue Sylvain Laurens, explorent les nouvelles frontières du lobbying et les stratégies des firmes pour instrumentaliser le savoir. 

Par Stéphane FoucartStéphane Horel et Sylvain Laurens Publié le 22 septembre 2020 à 06h30 – Mis à jour le 29 septembre 2020 à 16h03

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/09/22/un-degre-de-plus-a-ete-atteint-dans-la-manipulation-de-l-autorite-de-la-science-a-des-fins-d-influence_6053116_1650684.html

Bonnes feuilles. « Beaucoup a déjà été écrit sur la capture et l’instrumentalisation de la science, à des fins économiques et politiques, par les grandes firmes. Plusieurs livres et des dizaines d’articles académiques et d’enquêtes journalistiques ont montré que les industriels du tabac, des pesticides, du plastique ou du pétrole fabriquent le doute sur les sujets scientifiques qui les affectent sur le plan commercial. […] Si nous avons décidé d’entreprendre ensemble un nouveau livre malgré cette bibliographie abondante, c’est parce que nous sommes aujourd’hui témoins d’évolutions rapides et inédites. A nos yeux, un degré supplémentaire a été atteint dans la manipulation de l’autorité de la science à des fins d’influence.

Lire aussi**  L’information scientifique sous tutelle d’une agence de communication ?

Les années 2000 ont été le décor du lobbying de ces “marchands de doute” et de leurs études sponsorisées dissimulant les dangers de leur chimie, de leurs sodas, de leurs gaz à effet de serre. Mais elles furent aussi, sans nul doute, celles du grand dévoilement. Les procès faits à l’industrie du tabac à la fin des années 1990 ont permis la mise en ligne de millions de documents confidentiels révélant les stratégies de leurs cabinets de relations publiques. Ironie de l’histoire, c’est l’important travail de sensibilisation de l’opinion publique et de diffusion de ces informations par des chercheurs, des ONG et des journalistes qui a précipité la mutation et l’accélération des formes de manipulation de la science par le secteur privé. L’industrie s’est adaptée à cette vague de scandales et de documentation de ses actes. Ce que nous explorons dans ce livre, en somme, ce sont les nouvelles frontières du lobbying et les degrés insoupçonnés de raffinement qu’atteignent désormais les stratégies des firmes pour défendre leurs intérêts en instrumentalisant le savoir.

« Nous assistons à un détournement des logiques mêmes de fonctionnement d’un espace public reposant sur un idéal de vérité »

Comme ces dix dernières années l’ont montré, ce mésusage de la science n’a pas cessé sous l’effet de la dénonciation de ses effets pervers. L’usage de l’autorité scientifique est vital au maintien de pans entiers de l’industrie : c’est donc la possibilité même de la diffusion de la vérité scientifique auprès du plus grand nombre qui se trouve désormais attaquée. Il ne s’agit plus seulement de commanditer des études à publier dans les revues savantes pour influencer le décideur public tenté d’interdire un produit. L’enjeu consiste maintenant à prendre position dans l’espace de la médiation scientifique, dans ces lieux où l’on fait la promotion de la science et de son esprit auprès des citoyens, parfois avec l’aide des pouvoirs publics. Prendre position, mais aussi possession. Les arguments de l’industrie étaient parés des atours de la science, ils sont maintenant dissimulés derrière une défense de la science comme bien commun. Chacun a entendu ces affirmations dans le débat public : être contre les pesticides dans leurs usages actuels, interroger certains usages des biotechnologies, critiquer l’industrie du nucléaire, c’est être “contre la science”, c’est verser dans l“obscurantisme”. La stratégie des marchands de pétrole, de plastique, de pesticides et d’alcool consiste désormais à dire ce qu’est la “bonne” science. De ce fait, nous n’assistons plus seulement à un dévoiement de l’expertise scientifique, mais à un détournement plus profond des logiques mêmes de fonctionnement d’un espace public reposant sur un idéal de vérité.

Réseaux sociaux et citoyens ordinaires

Les firmes s’emploient à faire passer leur matériau de lobbying scientifique pour l’état de la science. Elles veulent voir leurs études validées, agrémentées d’un coup de tampon officiel. Voire financées sur fonds publics. Mais elles ont aussi besoin de disséminer leurs informations et de recruter des défenseurs, parfois à leur insu. Cherchant sans cesse l’aval d’acteurs de terrain, les stratèges de l’industrie ne s’encombrent d’aucun scrupule, embarquant au passage la réputation et le prestige de petites associations qui ont, pendant des décennies, défendu l’éducation populaire à la science et la médiation scientifique avec autant de patience que de conviction. Tel a été le destin de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), dont il sera longuement question dans ce livre. Cette héritière du mouvement rationaliste proclame promouvoir la science et défendre son intégrité. Elle a pourtant été la première importatrice du climatoscepticisme et d’autres mensonges sponsorisés par de grands groupes états‑uniens. Mais ceux qui relaient les messages des firmes et de leurs consultants n’ont pas toujours conscience de ce qu’ils font. Et c’est justement là l’une de ces nouvelles stratégies furtives concoctées par le marketing digital. Pour certaines agences spécialisées dans la manipulation des réseaux sociaux, le nouvel horizon du lobbying scientifique est le citoyen ordinaire, le micro-influencer, comme dit le jargon du métier. Transformé en “relais de terrain”, il diffuse des argumentaires conçus et façonnés par d’autres. Défense du climatoscepticisme au nom de la libre expression, antiféminisme au nom des soi‑disant “découvertes” des biologistes évolutionnistes ou des neurosciences : le micro-influencer dissémine et partage sur les réseaux sociaux une prose rédigée par une poignée d’intellectuels de campus convertis aux mots d’ordre ultralibéraux et libertariens. Les idées rationalistes faisaient partie des fondamentaux de la gauche et associaient la science au progrès ; elles sont aujourd’hui utilisées pour étouffer tout mouvement social qui tenterait d’employer les armes de la science pour argumenter.

L’idée consiste à prendre appui sur l’autorité prêtée aux scientifiques pour reformater tous les étages du débat public

La description de ces phénomènes risque de choquer des engagements sincères, de heurter ceux qui donnent de leur temps pour faire progresser l’idéal scientifique auprès de différents publics. Car les simples amateurs de science, aussi, sont enrôlés dans cette entreprise de propagande. Dans l’écosytème de la tromperie modern style, la cible privilégiée des influenceurs n’est plus seulement le ministre ou le haut fonctionnaire de la Commission européenne, mais le professeur de biologie de collège, animateur d’un “café‑science”, ou l’agronome éclairé, passeur de savoir sur son blog. Ayant pris conscience que leur monde était désormais traversé par ces ruses retorses, certains se plaignent de la récupération de leurs idées à des fins mercantiles. Ainsi, des animateurs de chaînes YouTube ou de blogs scientifiques ont déjà eu la mauvaise surprise de voir leurs logos repris sur des plaquettes de think tanksfinancés par le secteur privé. Autre circuit de transmission, des éditeurs universitaires et des agences de presse diffusant des informations scientifiques sont rachetés par des grands groupes privés. En parallèle, des associations “à but non lucratif”, en fait financées par l’industrie, mettent en selle des citoyens “ordinaires” qui demandent à leurs députés de prendre leurs décisions politiques sur la base de preuves scientifiques. L’idée consiste à prendre appui sur l’autorité prêtée aux scientifiques pour reformater tous les étages du débat public. Une grande bataille pour le contrôle de l’information scientifique est bel et bien en cours.

Matière prête-à-l’emploi

Difficile, désormais, de se servir de la science sans y ajouter un emballage vertueux ou philanthropique : désintéressé en apparence. Alors, on peut prétendre œuvrer pour la défense de la science dans l’espace public. Des amateurs de science sous perfusion de l’industrie réclament l’établissement de centres fournisseurs de matière scientifique prête‑à‑l’emploi pour les journalistes, à l’image du Science Media Centre britannique. Voire de hautes autorités chargées de contrôler la diffusion des informations sur les organismes génétiquement modifiés (OGM), le nucléaire ou les produits chimiques. Ce type de stratégies, qui consiste à prendre position au plus près du secteur public de la recherche et de la santé, va bien au‑delà d’une manufacture du doute. Les lobbyistes du secteur privé sont ainsi transformés en auxiliaires permanents mais intéressés de la science, de la vérité et du bien commun. Si nous n’avons pas encore atteint le stade orwellien d’un ministère unifié de la Vérité, voilà déjà les brigades du Vrai qui entrent en action. Les années 2020 seront résolument celles des fact-checkers autoproclamés, vérificateurs d’informations et chasseurs de rumeurs. Au‑delà de cet accaparement des lieux et des acteurs de la médiation scientifique, c’est aussi une véritable capture du langage qui est en cours. Au fil d’une dialectique passive‑agressive incessante, les mots et concepts inventés pour décrire ces stratégies sont retournés à l’envoyeur. Ce sont les journalistes et les militants écologistes, et les chercheurs qui les ont analysées, que les accusés tentent de marquer du sceau de l’infamie en les qualifiant à leur tour de marchands de doute et de diffuseurs de “fake news”.[…]

Les brigades des gardiens autoproclamés de la science comptent dans leurs rangs scientifiques, intellectuels, sociologues, journalistes, étudiants, enseignants, blogueurs, amateurs de science et trolls des réseaux sociaux. Beaucoup sont de bonne foi quand ils répercutent et amplifient des éléments de langage concoctés par des officines de relations publiques, sans percevoir qu’ils participent à un projet politique dont la nature et la portée leur échappent. Peu savent que l’argent de l’idéologie libertarienne contribue à sa diffusion. Ce qui se joue dans les pages qui suivent ne concerne pas seulement les controverses sociotechniques sur le glyphosate, les OGM, le nucléaire ou les pesticides. Si enjeu il y a, c’est bien celui de la réactualisation, autour de la science, de tout le credo conservateur. »

Les Gardiens de la raison, par Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens (La Découverte, 368 p., 22 €).

Droit de réponse:

« Reprenant les “bonnes feuilles” d’un ouvrage à paraître aux éditions La Découverte, Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens affirment textuellement dans les colonnes du Monde daté du 22 septembre 2020 que l’Afis (Association française pour l’information scientifique) a été “la première importatrice du climatoscepticisme et d’autres mensonges sponsorisés par de grands groupes états-uniens”. 
L’Afis, dont la crédibilité et la rigueur sont ainsi mises en cause, tient à souligner que rien ne vient prouver cette affirmation, et que tout indique qu’elle est fausse. Les thèses climato-sceptiques étaient déjà publiées et débattues dans les médias français, y compris dans Le Monde sous la plume de Claude Allègre le 28 octobre 2006, avant que la revue de l’Afis ne publie en janvier 2008 un article de Charles Muller exposant ces thèses. Cet article était en réalité inclus dans un dossier qui donnait toute leur place aux observations et conclusions portées par le GIEC (dans l’introduction du dossier et sous la plume de Michel Petit, représentant français dans cet organisme).

Il est donc manifestement faux que l’Afis a été “importatrice du climatoscepticisme” : elle n’a fait que rapporter les arguments d’un débat suscité ou importé par d’autres. À chaque fois qu’elle évoque le sujet du réchauffement climatique, l’Afis le fait en présentant avant 
tout le consensus scientifique sur le sujet, tel que récapitulé dans les travaux du GIEC. Enfin, l’Afis est une association de bénévoles dont les comptes sont publics, consultables en ligne, et chacun pourra constater qu’elle est indépendante de tout “grand groupe états-unien” ».

Stéphane Foucart,  Stéphane Horel et  Sylvain Laurens

**L’information scientifique sous tutelle d’une agence de communication ?

La France envisage de créer une « maison de la science et des médias » pour lutter contre les fake news. Mais son modèle britannique, le Science Media Centre, avec ses informations prêtes à l’emploi, apparaît surtout comme un instrument d’influence pro-industrie. 

Par Stéphane Foucart et Stéphane Horel  Publié le 22 septembre 2020 à 00h34 – Mis à jour le 06 octobre 2020 à 16h04

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/09/22/l-information-scientifique-sous-tutelle-d-une-agence-de-communication_6053092_1650684.html

ALE-ALE

Outil de lutte contre la mal-information et les « fake news », ou instrument d’influence et de mise sous tutelle de l’information scientifique ? Aux côtés de décisions stratégiques pour les universités et les organismes de recherche, le projet de loi de programmation de la recherche (LPR) pour les années 2021 à 2030, présenté lundi 21 septembre à l’Assemblée nationale, prévoit la création d’une « Maison de la science et des médias » qui nourrit nombre d’interrogations.

A l’instar des Science Media Centres (SMC) créés ces dernières années au Royaume-Uni et ailleurs, cet organisme aurait pour vocation de « permettre la mise en contact rapide entre journalistes et chercheurs, favoriser l’accès des citoyens à une information scientifique fiable, et accroître l’apport d’éclairages scientifiques dans les débats publics sur les grands sujets actuels », selon les termes du projet de loi. « A l’heure où la société française est traversée par des courants d’irrationalité et de doutes sur les progrès et les connaissances, le gouvernement fait le choix d’inverser résolument la tendance », expose le projet. Et ce, afin de « replacer la science et la rationalité scientifique au cœur du pacte social et du développement économique du pays ».

L’inscription au projet de loi de cette initiative est le fruit d’une volonté du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche : aucun des rapports des trois groupes de travail ayant nourri le projet de loi ne suggère la création d’un SMC « à la française ». Interrogés par Le Monde, plusieurs de leurs membres assurent que c’est bien le ministère qui est à l’origine de cet ajout. Sollicité, le cabinet de la ministre n’a pas répondu à nos questions.

Contenus prêts à l’emploi sur l’actualité

Si l’instauration de cette « maison », bien anodine en apparence, pose question, c’est que le SMC britannique, sa source d’inspiration, a été la cible de nombreuses objections depuis sa création. Ouvert à Londres en 2002, il fonctionne comme une agence de communication spécialisée sur les sujets scientifiques et techniques : sur son site Web, il propose aux journalistes des résumés et des « kits de réactions rapides » (roundups & rapid reactions), c’est-à-dire des citations d’experts prêtes à l’emploi qui commentent l’actualité des publications et les controverses scientifiques du moment. Le SMC fournit également des dossiers thématiques clés en main, et organise des briefings dans ses locaux. Très pratique pour les journalistes peu spécialisés travaillant dans l’urgence.

Qui sont ces « experts » mis en avant par le SMC ? Sur quels critères sont-ils choisis ? Des sociologues de l’université de Bath, conduits par David Miller, ont cherché à le savoir. Dans une étude encore non publiée mais dont Le Monde a pu consulter les données, ils ont analysé plus de 6 000 commentaires produits par près de 2 000 experts, publiés entre 2002 et 2013.

Les « experts » promus par le SMC ne sont pas toujours spécialistes des sujets qu’ils commentent

En adoptant une définition large du terme « scientifique » (titulaire d’un doctorat en sciences et occupant un poste de scientifique dans les secteurs public ou privé), ils ont constaté que vingt des cent experts les plus mis en avant n’étaient pas des scientifiques. Successivement lobbyiste en chef pour le secteur des biotechnologies aux niveaux britannique et européen, l’une de ces expertes ne détient par exemple aucun diplôme en sciences. Les « experts » promus par le SMC auprès des médias ne sont en outre pas toujours spécialistes des sujets qu’ils commentent. En 2019, le SMC relayait ainsi les commentaires acerbes d’un entomologiste médical à la retraite qui critiquait le dernier rapport d’expertise de la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) – l’équivalent du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour la biodiversité. « Ce genre de rapport me met très mal à l’aise », expliquait l’intéressé, par ailleurs climatosceptique notoire.

Lire aussi  « C’est la possibilité même de la diffusion de la vérité scientifique auprès du plus grand nombre qui se trouve désormais attaquée »

Sur la question climatique stricto sensu, les chercheurs de l’université de Bath suggèrent cependant que le SMC propose les commentaires de chercheurs académiques reconnus dans leur discipline. Interrogée sur les critères du SMC pour sélectionner ses experts, Fiona Fox, qui le dirige depuis sa fondation, a répondu qu’ils étaient « recrutés de diverses manières ». « La grande majorité des scientifiques figurant dans notre base de données [qui comporte 3 000 noms] ont une formation scientifique significative, assure-t-elle. La plupart ont le titre de professeur. »

Des comptes peu clairs

Quant aux thèmes les plus fréquemment abordés (énergie, climat, santé, biotechnologies, agriculture et alimentation), ils reflètent les points chauds du débat public mais aussi les financeurs privés du centre. Selon les calculs de l’équipe de Bath, un tiers du budget du SMC provenait de financements de l’industrie entre 2011 et 2013 : secteurs pharmaceutique, chimique et cosmétique (AstraZeneca, BASF, Bayer, L’Oréal UK, Sanofi…), agrochimie et biotechnologies (Syngenta, l’organisation de lobbying du secteur CropLife International…), agro‑alimentaire (Coca‑Cola, Unilever…) et énergie (BP, Nuclear Industry Association, etc.).

En 2019, les comptes publiés de l’organisation ne sont toujours pas clairs. Le SMC assure que, pour être « protégé de toute influence indue, les donations de chaque organisation sont plafonnées à 5 % du revenu annuel » du centre, tout en reconnaissant des « exceptions » pour de grosses fondations comme le Wellcome Trust (médecine). Au total, les donations s’élevaient à près de 570 000 livres (630 000 euros).

Le modèle de financement du SMC est « totalement transparent », selon Mme Fox qui a accepté, et c’est une première, de nous communiquer le montant exact des fonds reçus par le Centre « au cours de l’exercice financier allant du 1er avril 2018 au 31 mars 2019 ». Sur un total de 565 558,78 livres (623 000 euros) de dons au cours de cette période, l’équivalent de 153 000 euros provenaient de l’industrie (soit 24%). 181 000 euros (soit 29%) venaient de financeurs privés (sociétés savantes et associations professionnelles, revues et édition scientifique, fondations et associations caritatives). Et enfin, 289 000 euros (soit 46%) étaient des dons de financeurs publics (universités et centres de recherche).

Parmi les bienfaiteurs industriels, les plus généreux sont la chimie et l’agrochimie avec près de 40 000 livres, et les laboratoires pharmaceutiques avec 45 000 livres, auxquels s’ajoutent 20 000 livres du groupe GlaxoSmithKline qui a transféré son don après la clôture des comptes de l’année — soit un total de 65 000 livres. Dans les données transmises par Mme Fox, dont nous publions le détail, certains donateurs apparaissent deux fois : leurs dons de l’année précédente sont parvenus plus tard.

https://www.scribd.com/embeds/478748552/content?start_page=1&view_mode=scroll&access_key=key-c6ifNm2hEsHe2bXXMnKF

Sources de financement du S… by LeMonde.fr

La directrice et cofondatrice du SMC est proche d’un petit cercle de militants, étrangement passés du marxisme radical, dans les années 1980, à la promotion de l’ultralibéralisme deux décennies plus tard. Comme l’ont montré des enquêtesjournalistiques, de nombreuses figures de ce mouvement aujourd’hui dissous — le Revolutionary Communist Party (RCP) — ont occupé ou occupent aujourd’hui des fonctions-clés dans le secteur de la médiation scientifique outre-Manche. En 2018, le quotidien The Guardian révélait que la revue lancée en 2001 par des membres de ce groupe, Spiked, avait été financée par les milieux d’affaires libertariens américains.

Un acteur majeur au Royaume-Uni

Le SMC s’est imposé comme un acteur majeur de la communication scientifique au Royaume-Uni. Pour la seule année 2018, il se félicitait d’avoir organisé 60 conférences de presse, rédigé plus de 370 résumés de travaux de recherche, et publié plus de 1 300 commentaires d’experts, lesquels ont été repris plus de 1 500 fois dans les médias britanniques, dans le but de « fournir au public une expertise scientifique précise et équilibrée », selon ses termes.

Les entretiens des journalistes avec des chercheurs sont peu à peu remplacés par des copiés-collés de citations

De fait, de nombreux médias recourent aux citations prêtes à l’emploi du SMC, y compris les plus critiques, comme le Guardian. L’ancienne présidente de l’Association des journalistes scientifiques britanniques (Association of British Science Writers, ABSW) Connie St Louis a mesuré que, entre 2011 et 2012, plus de la moitié de ces citations étaient reprises par la presse et que près d’un quart de ces articles avaient pour uniques sources des citations proposées par le SMC. Les entretiens des journalistes avec des chercheurs dans la vie réelle sont peu à peu remplacés par des copiés-collés de citations déjà mises entre guillemets.

En presque vingt ans d’activité, le SMC a changé les pratiques journalistiques outre-Manche. « Cela a rendu le journalisme paresseux bien plus facile, témoigne Mico Tatalovic, ancien président de l’ASBW, lui-même auteur d’une enquête sur le centre. A une époque où les journalistes doivent faire toujours plus avec moins de temps et d’argent, cela a en quelque sorte perverti leur travail : ils peuvent simplement rester assis dans leur bureau et se voir proposer des citations que quelqu’un d’autre a obtenues pour eux. »

Pourtant, le concept séduit et s’exporte. Ces dernières années, des SMC ont été créés en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Allemagne, aux Etats-Unis et au Canada, parfois sur des modèles différents. En France, l’inscription d’un SMC à la française dans le projet de LPR suscite des réticences au sein de la profession.

« A lAssociation des journalistes scientifiques de la presse d’information [AJSPI], nous avons les plus vives inquiétudes sur le projet de “Maison de la science et des médias” que nous avons soudainement vu apparaître dans la LPR, sans du reste jamais avoir été consultés ou même informés de ce projet, dit le président de l’association, Yves Sciama, qui précise s’exprimer à titre personnel. Le problème dont souffre l’information scientifique aujourd’hui est que la plupart des médias n’ont pas, ou pas assez, de journalistes scientifiques dans leurs rédactions. Il faut donc qu’ils en recrutent, et certains ont d’ailleurs enfin commencé à le faire. Mais fournir à des médias scientifiquement incompétents une “science officielle” prétriée et prémâchée, conçue pour être perroquétée sans critique, ne ferait qu’aggraver la défiance à la fois à l’égard des médias et des résultats de la science. »

Colloque au Collège de France

L’idée d’un SMC à la française fait son chemin depuis plusieurs années. Elle est l’aboutissement d’un processus qui commence en 2013. Cette année-là, Fiona Fox, la co-fondatrice et directrice du SMC, se déplace à Paris pour présenter son organisme. Après un passage à l’ambassade britannique, elle se rend notamment à l’Institut des sciences de la communication du CNRS, où l’écoutent journalistes, chercheurs en sciences de la communication et responsables des relations avec la presse au sein d’organismes de recherche. L’année suivante, la secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur et à la recherche, Geneviève Fioraso, évoque l’expérience britannique dans un discours, mais l’idée ne prend pas. Et disparaît des radars pendant quelques années.

C’est Virginie Tournay, chercheuse (CNRS) associée au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), qui le remet en selle quatre ans plus tard. En février 2018, la politologue publie sur son blog une tribune intitulée « La culture scientifique est à reconquérir ». Des signatures prestigieuses s’y associent : des Prix Nobel, des membres de l’Académie des sciences, des professeurs d’université, des parlementaires…

Sur la plaquette figurent les logos de ministères, d’une dizaine d’universités, d’institutions culturelles et gouvernementales

Le texte déplore une défiance croissante dans l’opinion vis-à-vis de la science mais aussi, et surtout, des innovations techniques. Il demande non seulement la création d’« une structure de médiation qui assisterait les médias sur des sujets controversés », mais porte aussi d’autres messages. Il appelle par exemple à ne pas « priver un accès raisonné des agriculteurs aux outils de la biologie moderne et aux produits phytosanitaires ». Ou encore à lutter contre le « populisme précautionniste ». Il critique également une tendance supposée des organismes de recherche « à donner une forte priorité aux études portant sur les risques ténus de telle innovation plutôt que sur les bénéfices ».

Six mois plus tard, en septembre 2018, le Collège de France offre un cadre prestigieux à une journée d’étude sur le sujet, organisée par le think tank #leplusimportant – un cercle de réflexion fondé par un consultant de la firme McKinsey. Le cadre est prestigieux, les invités aussi : la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, le député et mathématicien Cédric Villani ou encore le président du CNRS, Antoine Petit.

Sur la plaquette du colloque figurent les logos de plusieurs ministères, d’une dizaine d’universités (Sciences Po, Paris Sciences & Lettres), d’institutions culturelles et gouvernementales, de partenaires de la société civile, comme l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), mais aussi d’acteurs privés. Entre l’Association française contre les myopathies et l’ARC, la Fondation Bettencourt Schueller, présidée par l’héritière du groupe L’Oréal.

Pollutions diffuses

Dans la proposition n° 7 issue du colloque, l’idée d’un SMC à la française prend la forme d’une « plate-forme collaborative de ressources en médiation pour les chercheurs » qui pourrait « s’inspirer » du « Science Media Centre britannique ».Impact attendu : une « meilleure gestion en amont des alertes sociales sur des sujets controversés (par exemple, informer, faire le tri sur les sources contradictoires d’information concernant les études scientifiques portant sur les substances préoccupantes à l’état de trace) ». Une périphrase qui fait clairement allusion aux pollutions diffuses dues aux pesticides, aux plastifiants ou aux cosmétiques – objets d’une intense recherche, et source d’inquiétude pour une grande part de la communauté scientifique compétente.

Au même moment, Virginie Tournay, membre du comité d’organisation du colloque, publie sur le site du Cevipof une note qui explicite son projet d’un « Science Media Centre fondé sur l’éducation populaire ». Là encore, référence est faite au SMC britannique. Reste à « proposer un modèle économique » qui garantirait, selon la note, « sa totale indépendance ».

Un point crucial selon Mico Tatalovic. « Lorsqu’un organisme financé par certains intérêts, quels qu’ils soient, issu de l’extérieur du monde des médias, s’impose comme un acteur-clé qui fixe l’agenda – ce qui est couvert, quand et comment – et finit par devenir le porte-parole autoproclamé de la science, dit l’ancien président de l’Association des journalistes scientifiques britanniques, cela soulève des questions embarrassantes pour tous ceux qui se soucient de la véritable indépendance des journalistes. »

L’idée creuse un peu plus son sillon en mai 2019, avec la publication, dans Le Monde, d’une tribune de Gilles Roussel, président de la Conférence des présidents d’université (CPU), qui propose la création d’un « institut contre les désordres de l’information ». Puis un peu plus encore en février dernier, avec l’organisation, par Mme Tournay, d’une journée au Grand Orient de France avec le Comité Laïcité République, groupe de la principale obédience franc‑maçonne. Dans l’assistance et sur l’estrade : des membres de l’AFIS, d’anciens ministres, des députés, des professeurs d’université, des responsables d’académies… Le chef du département des relations sciences-société au ministère de la recherche est également présent.

A-t-il relayé l’idée au cabinet de la ministre ? Selon nos informations, Virginie Tournay y avait de toute façon déjà fait parvenir une note sur le sujet. Malgré des demandes répétées, Mme Tournay, pas plus que le ministère, n’ont souhaité répondre aux questions du Monde.

A nos lecteurs: contrairement à ce qui était indiqué dans une précédente version de cet article, le Science Media Centre britannique n’a pas omis de répondre à nos sollicitations. A la suite d’une erreur humaine de notre fait, sa directrice Fiona Fox n’avait en fait pas été destinataire d’une série de questions, qui lui ont depuis été adressées. Cet article a été actualisé le 5 octobre pour tenir compte de ses réponses. Nous présentons à l’intéressée et à nos lecteurs nos excuses pour cet accroc involontaire à notre souci du contradictoire. 

Stéphane Foucart et  Stéphane Horel

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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