Joëlle Zask, philosophe défricheuse
Revendiquant ses intuitions et l’éclectisme de ses passions intellectuelles, elle fut l’une des premières à penser la démocratie participative, mais aussi la citoyenneté dans la ruralité ou la forêt qui brûle. Son nouvel ouvrage, « Zoocities », évoque le retour de la vie sauvage dans la ville.
Par Marion Rousset Publié le 28 septembre 2020 à 05h00
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Le jour où un immense essaim d’abeilles a atterri sur une branche de cyprès dans son petit jardin de ville, niché au milieu des immeubles à Marseille, elle s’est dit que quelque chose clochait. « Le ciel est devenu noir, tout s’est mis à bourdonner, on avait l’impression qu’un projectile voire une bombe allait nous tomber dessus. Tout le monde s’est mis à la fenêtre », décrit Joëlle Zask, 60 ans, maîtresse de conférences à l’université d’Aix-Marseille. Rares sont les philosophes qui, comme elle, assument de fonctionner à l’intuition. Elle a souvent un temps d’avance sur l’événement. « Je pars toujours d’une expérience personnelle qui se connecte à des problèmes du moment. Cette porosité qui relève d’une position très subjective, j’en ai fait quasiment une méthode », explique-t-elle. Curiosité intellectuelle dont elle confesse la part sensible.
L’expérience des abeilles citadines l’incite à explorer l’exode rural des animaux sauvages – dont ne font pourtant pas partie ces colonies d’insectes volants. Son livre Zoocities. Des animaux sauvages dans la ville (Premier parallèle, 220 pages, 19 euros) est sur les rails. Le confinement viendra ensuite confirmer ce qu’elle pressentait. « Quand on voit des canards qui se promènent sur le bitume, on se dit qu’il se passe quelque chose de pas normal », relève la chercheuse, attentive aux indices d’un désordre du monde – à commencer par ce retour de la vie sauvage dans les villes.
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Qu’un incendie ravage la forêt varoise du cap Bénat où des amis ont une maison et la voilà sur place. Face aux arbres calcinés, elle partage avec les riverains la morsure de la perte et se laisse traverser par un sentiment de désolation. D’instinct, cet incident au mobile criminel la met sur la piste des « mégafeux ». Paru en septembre 2019, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique (Premier parallèle) précède de peu l’embrasement de l’Australie. Finaliste du Prix des rencontres philosophiques de Monaco, ce livre propulse son autrice au rang de lauréate du prix Pétrarque de l’essai France Culture. « Cette validation de ma manière de faire me touche beaucoup », glisse l’intéressée.
Une énigme pour les libraires
« Ce que je trouve attachant dans ses livres, c’est qu’il y a toujours quelque part sa présence, celle de ses questionnements, mais elle développe une expérience authentiquement philosophique et politique », observe l’historien et philosophe Jean-Marc Besse. Cette approche peut néanmoins s’avérer déroutante pour un milieu académique qu’elle désarçonne aussi par ses intérêts éclectiques. Même les libraires sont perdus quand il s’agit de ranger ses livres, lesquels se retrouvent en général éparpillés dans différents rayons.
Aujourd’hui, elle creuse le sillon de l’environnement. C’est pourtant comme spécialiste de la démocratie participative qu’elle s’est fait connaître, avant que l’expression ne devienne à la mode. Dans les années 1990, « on imaginait que la démocratie devait reposer sur des experts et qu’on pouvait mettre entre parenthèses l’opinion publique, qui était très décriée », se souvient Joëlle Zask. Le philosophe américain John Dewey, qu’elle a traduit et introduit en France, lui a fourni les outils pour aller contre ce courant hexagonal. Elle n’aura malheureusement pas eu le temps de remercier son directeur de thèse, Philippe Soulez mort dans un accident de voiture quand elle était en deuxième année , de le lui avoir fait découvrir.
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Docteure en philosophie politique, Joëlle Zask défend une culture de l’autogouvernement dans Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation (Le Bord de l’eau, 2011), bien avant Nuit debout, qui servira de point de départ à un autre de ses livres sur le sujet, Quand la place devient publique (Le Bord de l’eau, 2018). « Comment un mouvement qui défend la démocratie peut-il se retrouver captif d’une forme urbaine aussi autoritaire, inappropriée, inadéquate que la place de la République ?, questionne-t-elle. Je suis partie de l’expérience d’être rejetée par cet espace alors sans assises, où nous subissions un bombardement météorologique. Il pleuvait, il faisait froid… L’absence de déclivité du plateau ne permettait pas aux manifestants de voir arriver les casseurs et les CRS. Quant à la position centrale de la statue, esthétiquement douteuse, elle rejoue un dispositif monarchiste, impérial, fasciste ! »
Dans son esprit, citoyen ne rime pas qu’avec citadin. La culture démocratique a aussi un rapport avec l’agriculture, travail manuel qui n’est pas fait que de sueur mais requiert des capacités de dialogue, d’attention, d’anticipation, de coopération… C’est le thème de son livre La Démocratie aux champs (La Découverte, 2016). « En liant démocratie et ruralité, elle fait entendre une voix nouvelle sur les questions politiques qui va à l’encontre de l’idée reçue associant la démocratie à la ville », pointe sa consœur Catherine Larrère, spécialiste de philosophie morale et politique.
« Franc-tireur »
Ce livre, Joëlle Zask l’a d’abord écrit en pensant à son grand-père, un paysan juif polonais, et en souvenir de son enfance passée à élever des grillons dans un petit village du Jura et à se promener dans les bois alentour escortée par son chien. « C’est une célébration de mes origines paysannes. J’avais un sentiment de scandale vis-à-vis du mépris dans lequel sont tenus ceux qui cultivent la terre », confie-t-elle.« Ce que je trouve très puissant, c’est son idée que la démocratie est une activité sociale, qu’elle s’arrime à la prise de responsabilité au quotidien, souligne le sociologue Loïc Blondiaux. Elle insiste sur la capacité des individus à agir sur leur destin et leur environnement. Sans qu’elle l’ait théorisé, cette démocratie du geste, du faire, permet d’éclairer des expériences comme les ZAD. »
Joëlle Zask évite ainsi de s’enferrer dans le catastrophisme. « Il y a une positivité dans l’action. On peut trouver dans le réel des ressources d’innovations gestuelles ou perceptives pour améliorer le monde », suggère-t-elle. Si elle ne va pas elle-même entretenir les forêts ou réaménager les villes, ses livres sont sa manière de passer à l’action. « Ce qui m’intéresse, c’est de rendre sensible des problèmes je dis bien “sensible” et non “visible”, car le citoyen n’est pas un spectateur », insiste-t-elle. Face aux feux géants induits par le réchauffement climatique ou à l’hypothèse d’une invasion des bêtes sauvages dans les villes, elle offre des solutions qui font la part belle au savoir des apiculteurs, des forestiers, des pompiers, des paysans, des urbanistes…
Ses enquêtes sont peuplées de toutes ces voix. Dans le monde universitaire, elle est pourtant très solitaire. « Dans le milieu philosophique, c’est un franc-tireur. Elle ne travaille pas avec d’autres pragmatistes, sa démarche est très personnelle », affirme Catherine Larrère. « Elle n’a pas vraiment de réseau », abonde Loïc Blondiaux. L’intéressée le reconnaît volontiers : « Je n’ai pas fait école ; ma classe, c’est la société. » Quand on lui demande qui sont les chercheurs qui l’inspirent, c’est la litanie des morts. Son directeur de thèse, Philippe Soulez, avec qui elle avait « une relation très forte », son ancien collègue à l’université de Provence Jean-Pierre Cometti, le sociologue Isaac Joseph… « Il y a un vide autour de moi », souffle-t-elle. Serait-elle devenue un peu sauvage ? Au sens de « féroce », certainement pas. Mais la définition qu’elle donne à ce mot lui correspond davantage : « Je me démarque des deux sens habituels : d’un côté, la sauvagerie comme cruauté, de l’autre, la nature vierge et idéalisée. Pour moi, le sauvage renvoie à l’imprévisible. Réaliser sa personnalité et son individualité, sa faculté d’être vivant, c’est suivre des chemins qui ne sont pas prévus d’avance. Nous ne sommes pas des machines ! » Dans Zoocities, elle plaide pour une ville qui ferait une place à cet « ensauvagement » qui n’a rien d’effrayant.
Marion Rousset
*« Gilets jaunes » : « Il existe une franche contradiction entre la place publique démocratique et le rond-point »
TRIBUNE
Joëlle Zask – Philosophe
Le débat démocratique doit être libre de toute contrainte hiérarchique extérieure mais aussi des excès comme la violence verbale. Ni l’espace des ronds-points ni celui du grand débat national ne semblent remplir ces conditions, estime la philosophe Joëlle Zask dans une tribune au « Monde ».
Publié le 19 janvier 2019 à 06h30 Temps de Lecture 5 min.
Tribune. Avec la « crise des gilets jaunes », « prendre la parole », exprimer sa « colère » ou ses « doléances », faire des posts sur les réseaux sociaux, débattre ou organiser « un grand débat public » se retrouvent sur le devant de la scène. La France est un pays où l’on exige de sortir du silence. Il semble qu’on y discute beaucoup. Ceci étant, de quoi discutons-nous ? Comment discute-t-on ? Quelle forme prennent ou devraient prendre nos échanges ?
La redécouverte des bienfaits de l’activité langagière ne date pas des « gilets jaunes ». Depuis une quinzaine d’années, un large éventail de mouvements citoyens occupés à identifier des problèmes publics (et pas seulement à critiquer ceux qui le font), puis les mouvements des places, en particulier Nuit debout, ont renoué avec la méthode du débat démocratique. Beaucoup ont revendiqué le droit de dire pour agir, et pas seulement pour réagir aux décisions prises au sommet. Le grand débat public ne date donc pas d’aujourd’hui. Il a clairement (re)commencé il y a plusieurs années, quand les individus ont (re)découvert que faire des choses ensemble et prendre des initiatives, bref, participer, suppose de se parler, et que se parler permet de ne pas s’entre-tuer.
« L’usage de la parole en public ne mène pas nécessairement à une parole publique »
Ceci étant, l’usage de la parole en public ne mène pas nécessairement à une parole publique. Pour qu’elle le soit, il faut des conditions spécifiques, dont des lieux dédiés. En raison de notre conception dominante d’une citoyenneté hors sol, nous avons tendance à négliger les variables architecturales de nos espaces de rencontre, dont, pourtant, l’importance est telle qu’elle peut conduire à des résultats diamétralement opposés. Demandons-nous en particulier, puisque c’est d’actualité, ce qu’implique de passer de la place au rond-point.
Des valeurs absentes
Dans les faits, il existe une franche contradiction entre la place publique démocratique, alors réputée une agora, et le rond-point. La liberté, l’égalité, la tolérance, la libre association, la pluralité humaine, de même que l’individualité, bref, toutes les valeurs que nous associons aux modes de vie démocratique ne peuvent s’accommoder d’un dispositif giratoire et centré. Au contraire (et telle était l’agora d’Athènes jusqu’au Ve siècle avant J.-C.), la place démocratique est une place multicentrée, adaptative, polyvalente, végétalisée, accueillante. Le rond-point (et la plupart de nos places urbaines, qu’elles aient été conçues par des rois, des empereurs ou des fascistes, en sont la plupart du temps) ne présente aucune des caractéristiques morphologiques des espaces démocratiques.
Il en va de même des discours : sur la place, la parole est proposée, tandis que sur le rond-point, elle est prise. C’est une grande différence. La communication dont ont besoin les citoyens afin de s’autogouverner et de définir leurs intérêts communs est une communication libre, non seulement d’une contrainte hiérarchique extérieure, mais aussi des excès que sont les vociférations, la violence verbale, l’insulte, le dogme, l’acclamation, le consensus a priori. Le rond-point est l’espace des bandes et des foules.
« Les réseaux sociaux ne sont pas des lieux où l’on discute, mais des lieux qui isolent, excluent les arguments contradictoires, atrophient les idées »
A l’opposé, la parole proposée est faite pour être écoutée, relayée, amendée, complétée. Elle « circule » parce qu’elle questionne. Il n’y a rien de mystérieux dans ce type de communication. Qu’elle soit sociale, politique, spécialisée, quotidienne, elle est « non violente ». Elle s’appelle « conversation ». Gabriel Tarde, qu’il faut relire à ce sujet, en avait fait le pilier de l’opinion véritablement publique, c’est-à-dire partagée au terme d’un processus de réciprocité, ainsi que de toutes les libertés. Il n’est pas difficile, précisait-il, de régner sans partage : il suffit d’instaurer le « mutisme universel ». Sur les ronds-points, la tendance a été dans un premier temps non à l’échange accueillant et tolérant, mais à la vindicte et à la vitupération ; hurler pour se faire entendre, exprimer sa colère, menacer les opposants, casser et brûler.
Une erreur stratégique
Reste qu’en séjournant sur les ronds-points (et cela inclut aussi les participants de Nuit debout, qui ont élu domicile sur des places-carrefours parfaitement inadaptées), les gens découvrent les plaisirs de la compagnie d’autrui, l’efficacité de se parler, de s’écouter mutuellement, et le pouvoir de refaire le monde. Vient alors le moment de neutraliser le rond-point en y créant, avec les moyens du bord, une petite place démocratique. Se parler est profondément éducatif. C’est l’exercice de citoyenneté par excellence, celui qui dispose aux civilités, au civisme, à la connaissance objective, au sens du réel et au sens commun.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Gilets jaunes » : la révolte des ronds-points
Il en naît une méthode dont la généralisation ne devrait connaître aucun frein. Elle se heurte pourtant à deux écueils : le premier, qui va du système du référendum aux réseaux sociaux, incarne l’impossibilité de discuter. De même qu’un référendum repose sur le décompte d’opinions individuelles préformées, les réseaux sociaux, et ce en dépit de tous les services qu’ils peuvent rendre par ailleurs, ne sont pas des lieux où l’on discute, mais des lieux qui isolent, excluent les arguments contradictoires, atrophient les idées dont les auteurs recherchent la propagation contagieuse et le plébiscite automatisé. Pour discuter, comme on le faisait dans les salons, au café, dans la rue, il faut être face à face, disponible et attentif. La résolution des conflits les plus insurmontables et la sociabilité la plus ordinaire reposent sur les mêmes moyens.
Quant à l’autre écueil, c’est l’idée d’un grand débat public. A moins que nous la remettions à sa place, c’est-à-dire que nous y voyions, de la part de notre gouvernement, une simple proposition à un débat qui a commencé avant lui et sans lui, cette idée ne pourra que se révéler une prise de parole, avec l’inutilité, la violence, l’absence d’écoute qui lui sont propres. Le fait que la lettre du président aux Français, coup d’envoi de ce fameux grand débat, ait prescrit une liste des sujets dont débattre, suivant un « kit » méthodologique bien précis, est une erreur à la fois stratégique et démocratique. Elle est à la libre parole publique ce que le rond-point est à la place démocratique.
Joëlle Zask est notamment l’auteure notamment de Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation (Le Bord de l’eau, 2011) et Quand la place devient publique (Le Bord de l’eau, 2018).