La 5G, une charge contre les communs
28 sept. 2020 Par Jade Lindgaard– Mediapart.fr
Alors que s’ouvrent les enchères pour l’attribution des fréquences, des centaines de millions d’euros doivent être investis par les grands opérateurs du secteur, qui comptent sur cette rupture technologique pour ouvrir de nouveaux marchés. Quel est le sens de cet événement alors qu’il n’y a pas assez de personnel pour affronter l’épidémie de Covid-19 ?
De quoi parle-t-on quand on prononce l’expression lapidaire : « la 5G » ? Il faut prendre le temps d’éplucher cet étrange oignon sémantique pour apprécier l’importance des questions qu’ouvre l’installation programmée de cette cinquième génération de réseaux de téléphonie (pour mémoire, la première remonte aux années 1980, bien avant l’invention de l’Internet grand public).
Mardi 29 septembre doivent s’ouvrir les enchères de 11 blocs de bandes de fréquence, évalués à 70 millions d’euros chacun. Cette nouvelle technologie doit permettre un ultra haut débit mobile. Quatre opérateurs sont candidats (Orange, SFR, Bouygues et Free). Dans son cahier des charges, l’Autorité de régulation des communications (Arcep) fixe l’objectif d’équiper 10 500 sites d’ici 2025. Ce sont les zones déjà très couvertes par la 4G qui devraient être les premières équipées.
Mais pourquoi donc une cinquième génération de téléphonie mobile ? Cette nouvelle technologie doit permettre de fournir des débits beaucoup plus importants qu’avec la 4G – jusqu’à 10 fois plus, comme l’indique ce rapport conjoint de plusieurs corps d’inspection de la haute fonction publique.
Concrètement, la capacité de téléchargement des appareils mobiles sera décuplée et le délai de transit des données sera raccourci. Il sera aussi possible de supporter plus de connexions mobiles simultanées en un même endroit qu’aujourd’hui (par exemple dans un festival ou un stade). La 5G doit permettre par exemple de charger instantanément n’importe quel contenu audiovisuel en haute et en très haute définition, n’importe où.
Les spécialistes du numérique parlent de « rupture technologique », comme cet article du média spécialisé Numerama, citant un rapport de l’Agence nationale des fréquences : la 5G « se distingue des générations précédentes en ce qu’elle vise, dès sa conception, à intégrer un nombre de cas d’usages inédit ». Orange, l’un des opérateurs candidats aux enchères de la 5G, promet « le développement d’usages encore jamais vus dans le divertissement, l’éducation, la formation, la culture ou les nouvelles formes de travail ».
Les antennes d’un réseau expérimental 5G dans la zone d’activités Inovel de Vélizy-Meudon (Hauts-de-Seine). © Nicolas Lepagnot / Hans Lucas via AFP
C’est la deuxième couche de peau de l’oignon. La 5G doit rendre possible une nouvelle extension du domaine d’Internet : aux objets, aux voitures, aux salles d’opération chirurgicale, etc. C’est le support technique indispensable à une numérisation accrue de nos vies. La journaliste Naomi Klein s’inquiétait récemment dans The Intercept du « screen new deal » (jeu de mots entre « screen », l’écran, et le « vert » du « green new deal », ce new deal écologiste porté notamment par la représentante démocrate Alexandria Ocasio Cortez).
Profitant du Covid-19 et du confinement, des entreprises de la tech veulent expérimenter « un laboratoire vivant d’un futur sans contact, permanent et très rentable » (traduit en français par la revue Terrestres).
La 5G en est une étape cruciale, comme le révèle le rêve de connexion illimitée vanté par les opérateurs de téléphonie dans leurs messages promotionnels : télécharger films et séries en un clin d’œil – littéralement ; jouer en immersion partout, même dans la rue ; interagir avec ses proches à 360°, comme s’ils étaient à côté de nous ; regarder un match en ayant le sentiment d’être sur le terrain ; visiter un appartement depuis son canapé ; revivre le meilleur de ses vacances comme si l’on y était de nouveau ; voyager sans se déplacer. Pour SFR, c’est l’annonce d’« une révolution de nos usages au quotidien ».
C’est là qu’on atteint la troisième couche de notre bulbe métaphorique : un impact énergétique et écologique sans précédent. D’où la levée de boucliers des mouvements écologistes et des maires qui ont signé l’appel à un moratoire. Un équipement 5G consomme trois fois plus qu’un équipement 4G, selon les estimations de Hugues Ferreboeuf et Jean-Marc Jancovici, du Shift Project, un think tank spécialisé en transition énergétique.
Cette consommation s’ajoutera à celles des autres générations de technologies encore utilisées – dont aucune date de démantèlement n’a été annoncée. En tout, cela représenterait 10 térawattheures (TWh) supplémentaires, soit une augmentation de 2 % de toute la consommation d’électricité du pays, ont-ils calculé. Ce faible chiffre peut sembler rassurant à première vue. Le problème est qu’il entre en parfaite contradiction avec les objectifs de réduction de la consommation énergétique. Selon un livre blanc de l’opérateur chinois Huawei cité par Libération, la consommation d’électricité d’une antenne 5G représente 300 à 350 % de celle d’une 4G.
À ces dépenses de fonctionnement s’ajoute le poste énergétique de la production des matériels : smartphones – puisque tous les appareils doivent être renouvelés pour espérer capter la 5G – mais aussi terminaux, serveurs et éléments de réseau. Tout cela cumulé nécessite trois fois plus d’énergie que le fonctionnement des réseaux, hors data centers, selon le Shift project.
Les promoteurs de la 5G expliquent qu’à débit égal de données, elle est moins énergivore que la 4G. Et que l’impact environnemental de cette technologie est donc moindre que la précédente. Mais c’est oublier « l’effet rebond », selon lequel une évolution technologique permettant une réduction des gaz à effet de serre, à usage constant, peut en réalité produire une hausse des émissions en encourageant la multiplication des usages. C’est ce qui a pu se passer avec les ampoules basse consommation, ou encore les téléviseurs et réfrigérateurs, de plus en plus monumentaux.
Au point que, selon l’Arcep, « il a été estimé que l’amélioration de l’efficacité énergétique ne suffira pas, à long terme, à contrebalancer l’augmentation du trafic ». Or, en Chine, l’un des principaux pays producteurs de ces matériels, la consommation d’électricité provient à presque 60 % du charbon, l’énergie fossile la plus polluante.
Dans la famille des impacts environnementaux, les effets de la 5G sur la santé sont au cœur de vives controverses. D’un côté, des collectifs de personnes électrosensibles ou inquiètes des conséquences de l’exposition aux ondes sur la santé de leurs enfants dénoncent les dangers du « brouillard électromagnétique ».
De l’autre, opérateurs et puissance publique expliquent qu’il n’existe pas d’effet avéré sur la santé en dessous des valeurs limites d’exposition recommandées par les agences sanitaires internationales. En France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) étudie le sujet et a publié un rapport intermédiaire, et donc non conclusif.
Les éventuels effets de long terme, cancérogènes ou non, sont, à ce stade, pour l’essentiel, non avérés, selon les mêmes agences nationales et internationales, résume le rapport de la haute administration, cité plus haut. « Des débats persistent toutefois, notamment pour ces effets de long terme, au sein de la communauté scientifique. Il n’a pas été mis en évidence d’effets avérés chez les enfants, sans que l’on puisse exclure la possibilité d’effets cognitifs. »
La plupart des agences recommandent de poursuivre les recherches sur le sujet, ce qui montre à quel point ce débat n’est pas clos. C’est pourquoi la Convention citoyenne pour le climat avait proposé, dans ses conclusions en juin, d’instaurer un moratoire sur la mise en place de cette technologie, dans l’attente des résultats d’une évaluation de son impact sur la santé et le climat.
De quoi avons-nous besoin ?
Enfin, on arrive à la dernière couche de controverse : l’aubaine économique que ce nouveau marché à entrées multiples va créer pour le secteur de la téléphonie. Téléphones, serveurs, équipements réseaux, antennes, packs d’abonnements et de services… : c’est toute une économie qui va devoir renouveler ses équipements. Un véritable pays de cocagne du numérique. Comme le résume Orange dans l’un de ses argumentaires en faveur de la 5G, « un monde d’opportunités va donc s’ouvrir aux entreprises ».
De quoi parle-t-on, alors, quand on aborde le sujet de la 5G ? Tout dépend de qui parle. Et c’est bien en cela que c’est une question importante : elle fracture le « nous » que les dirigeant·e·s politiques aiment tant employer pour incarner les réformes qu’ils et elles défendent. Il n’y a pas de « nous » unitaire qui tienne face à la 5G. Que vous soyez opérateur de téléphonie, ministre des entreprises, électrosensible, directement impacté·e par les dérèglements climatiques, parent·e inquiet ou inquiète de l’addiction aux écrans de ses enfants, habitant·e d’une zone blanche, insecte sensible au champ électromagnétique, vous n’êtes pas concerné·e de la même façon par cette question.
Pour se faire un avis sur la 5G, il faut donc se poser une question vieille comme les civilisations humaines : de quoi avons-nous besoin ? Et si « nous » n’avons pas les mêmes besoins, alors comment choisir ? La consommation de données a été multipliée par dix dans le monde entre 2015 et 2019, en grande partie en raison de la consommation de vidéos en streaming. Les opérateurs prévoient une saturation du réseau 4G en 2022, dans les métropoles, selon le rapport de la haute administration cité plus haut.
Individuellement, il existe toujours de bonnes raisons de « binge-watcher » (visionner en rafale) des vidéos en ligne : se divertir, se cultiver, s’informer sur les révolutions en cours en Biélorussie, en Thaïlande ou sur la campagne présidentielle américaine. Mais tous ces usages personnels ont des conséquences collectives. De la même façon qu’il existe toujours de bonnes raisons, personnellement, de traverser le monde en avion : contribuer à une action de secours humanitaire, visiter un·e ami·e, étudier, garder un lien avec son pays d’origine. Mais tout ce CO2 cumulé crée une planète invivable.
C’est en cela que la 5G pose une question profondément écologique : comme le climat, le Covid-19 ou l’effondrement de la biodiversité. Dans ce nouveau monde marqué par l’anthropocène et l’épidémie, la continuation des vies humaines, animales et végétales dépend des limites que les sociétés s’imposent. Dans ces conditions, qui a le plus de valeur sociale : le banquier d’affaires qui aide LVMH à lever 100 millions d’euros pour monter au capital de Bolloré ou le prolétaire qui conduit les bennes à ordures et évite que les poubelles ne s’entassent dans les rues et les sous-sols d’immeubles lors du confinement ?
Quel est le sens de la discussion sur la 5G, alors qu’il n’y a pas assez de personnel pour affronter sérieusement l’épidémie de Covid, que l’Éducation nationale ne remplace pas un grand nombre d’absences d’enseignant·e·s en Seine-Saint-Denis, au point qu’à la fin de leur scolarité les élèves ont perdu l’équivalent d’un an d’enseignement, et qu’une ville aussi riche que Paris n’a pas mis en place d’accueil systématique des familles de migrant·e·s, si bien que mineurs, adultes isolés et familles échouent dans des campements indignes ?
Qui aura accès à des opérations chirurgicales de pointe, à des centaines de kilomètres de distance de celle ou celui qui opère, alors qu’il n’y a pas assez de lits dans les hôpitaux français pour affronter sereinement l’épidémie de Covid ? Dans cette perspective, le déploiement de la 5G risque d’être un vecteur d’augmentation des inégalités, entre patient·e·s et centres de soins.
Samedi 3 octobre, une marche est organisée contre le projet d’extension de l’aéroport de Roissy et de construction d’un nouveau terminal, le « T4 ». La hausse du trafic qu’il permettrait émettrait des millions de tonnes supplémentaires de CO2. A-t-on vraiment besoin que l’aéroport de Charles-de-Gaulle à Roissy desserve neuf fois par semaine la ville de Wuhan (Chine), comme cela était le cas en 2019 ? Que quarante-huit vols en décollent pour Pékin chaque semaine, et vingt fois par jour pour Atlanta ?
Pourquoi s’acharner à vouloir bétonner le Triangle de Gonesse pour y faire une gare du Grand Paris, alors qu’on pourrait s’en servir pour reconstruire une ceinture nourricière ? Le chercheur et militant suédois Andreas Malm parle d’« émissions de luxe » au sujet des gaz à effet de serre liés à l’exercice de privilèges économiques et sociétaux : conduire un SUV, partir en week-end à l’autre bout du monde. On pourrait ajouter : jouer en immersion à Fortnite depuis une autoroute dans sa Google Car.
Depuis une dizaine d’années, des mouvements s’opposent aux grands projets inutiles et imposés (aéroport de Notre-Dame-des-Landes, EuropaCity, ligne ferroviaire Lyon-Turin, aéroports et LGV…). Il serait peut-être temps d’identifier la part nuisible des industries de la téléphonie et du numérique. Un champ de recherche international s’est développé autour des « études d’infrastructures » (« infrastructure studies »), afin de réfléchir aux routes terrestres et aériennes, aux grands travaux d’aménagement, aux ponts et canaux, aux soubassements matériels des routes commerciales, des réseaux énergétiques et des câbles internet, comme à des formes de pouvoir.
[[lire_aussi]]
Pour l’anthropologue canadien Kreg Hetherington, les infrastructures peuvent être vues comme des « lignes de front » de l’anthropocène, des tranchées creusées par les guerres que les sociétés humaines et le système capitaliste mènent contre les écosystèmes. En dérégulant le système climatique, en exterminant des espèces animales et végétales, en fabriquant un monde urbanisé et standardisé, notre civilisation fait la guerre au vivant. Et donc à nous-mêmes.
Une autre approche consiste à voir le monde comme un écosystème où toutes les espèces vivantes sont reliées les unes aux autres, et à en cultiver les moyens de subsistance. Ce sont les batailles menées autour de l’agriculture urbaine, des jardins ouvriers, des friches cultivées en ville, ou encore l’idée de créer des « biorégions » organisées selon les ressources naturelles qui s’y trouvent, et des bassins de population réduits. Sans oublier le mouvement d’expulsion des engrais et des pesticides de l’agriculture.
Pousser cette discussion à l’heure de l’ouverture des enchères de la 5G, c’est créer un cadre collectif et sensible de délibération, en dehors des conseils d’administration des sociétés de la tech. Et contre les tentatives d’intimidation des gouvernants, défendre les communs.
URL source:https://www.mediapart.fr/journal/france/280920/la-5g-une-charge-contre-les-communs
La gauche veut s’emparer de la 5G pour écrire un «nouveau récit politique»
28 SEPTEMBRE 2020 PAR PAULINE GRAULLE
Les écologistes, les Insoumis et certains socialistes ambitionnent de prendre appui sur le déploiement de cette nouvelle technologie pour mener une bataille culturelle autour de la notion de « progrès ». Et inverser les rôles avec le président de la République « start-upper ».
La politique ou l’art du judo : se servir de la force de son adversaire pour mieux la retourner contre lui. Emmanuel Macron l’a expérimenté, à ses dépens il y a quelques semaines. Il pensait ridiculiser ses opposants en renvoyant les « anti-5G » aux « Amish » et à la « lampe à huile »… Bien mal lui en a pris. Au lieu de les faire passer pour d’affreux « has been », il a incidemment participé à ouvrir le débat qu’il voulait à tout prix tuer dans l’œuf.
C’est que, pour une fois, lesdits « Amish » ne se sont pas laissé faire. Échaudés par les polémiques sur les récentes sorties de certains maires verts sur le Tour de France ou les sapins de Noël, les milieux écolos en ont fait un gimmick humoristique décliné à toutes les sauces pour mieux se moquer d’un gouvernement qui, lui, n’aurait rien compris aux vrais enjeux de la modernité.
Un retournement du stigmate habile, et redoutablement efficace : après s’être rebaptisée « Les Amish [sic] de la Terre » sur les réseaux sociaux, l’association des Amis de la Terre a vu se multiplier les invitations dans les médias grand public : « Depuis que Macron nous a traités d’Amish, on n’a jamais eu autant de résonance médiatique. C’est bien, même si c’est aussi un peu triste qu’il faille en arriver là pour se faire entendre », confie Khaled Gaiji, le président de l’ONG fondée en 1970 contre le nucléaire. Une époque où, rappelle-t-il, les antinucléaires étaient déjà accusés de vouloir « revenir à la bougie »…
Le député La France insoumise (LFI) Francois Ruffin anime une réunion publique devant des sympathisants lyonnais, place Guichard à Lyon. Lors de ce meeting, le député a réclamé un moratoire sur le déploiement de la 5G, la nouvelle génération de téléphonie mobile, en France. © Sébastien Rieussec / Hans Lucas via AFP
« Anciens » contre « modernes » : l’antédiluvienne querelle serait-elle sur le point de se redéfinir autour de la 5G, la cinquième génération de réseaux mobiles ? Les écologistes et la gauche œuvrent en tout cas pour faire du déploiement de cette technologie, dont le coup d’envoi des enchères pour l’attribution des fréquences a lieu mardi, un cheval de bataille pour inverser les rôles. Et faire de Macron le vrai obscurantiste de l’histoire. Objectif : éviter de tomber à nouveau dans le piège de 2017, lorsque le jeune « Marcheur », l’homme du mouvement perpétuel (des « cars Macron » aussi bien que des capitaux), s’était arrogé le monopole du « progressisme » face au « conservatisme » de la droite (de Fillon) et à « l’immobilisme » de la gauche (de Hollande et Mélenchon).
Loin de réserver la 5G aux considérations des spécialistes de la téléphonie mobile, les écologistes ont donc décidé d’en faire « le » sujet politique du moment. Pas simple, en pleine seconde vague de l’épidémie de Covid-19… Mais l’eurodéputé David Cormand, tête pensante d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), ne désespère pas d’être audible : « La 5G est un exemple extraordinaire pour interroger la définition du progrès et la décorréler des nouveautés technologiques. C’est même la porte d’entrée pour un nouveau récit politique ! »
Un nouveau récit que cherche elle aussi à écrire la députée européenne insoumise Manon Aubry, qui veut « mener, à travers la 5G, la bataille culturelle sur le sens de la vie et du bonheur. Si on veut devenir majoritaires, c’est une nécessité absolue de réinventer les imaginaires », dit-elle.
Son camarade François Ruffin n’a jamais rechigné, lui non plus, à mettre un peu de philosophie dans son combat politique. C’est pourquoi, ces derniers temps, il s’est beaucoup engagé sur le sujet : interventions vidéo, déplacements à des réunions publiques… « La 5G interroge le sens de l’existence : après quoi court-on ?, raisonne l’élu d’Amiens. Pour moi, Bridgestone, la 5G, les néonicotinoïdes, c’est pareil : la course à la compétitivité et le déni démocratique. À chaque fois, ça pose les trois mêmes questions : celles de la concurrence, de la croissance et de la mondialisation. » Puis de glisser, matois : « Et je ne parle même pas des liens d’intérêts qu’il pourrait y avoir entre Macron et l’industrie mobile… »
Y compris au PS, où « progressisme » a longtemps rimé avec « productivisme », les lignes commencent à bouger : « La 5G interroge notre rapport à la croissance et à la productivité. Si on est cohérents avec ce qu’on proclame sur l’écologie, on ne doit pas faire comme Macron, qui s’est engagé dans une folle course technologique, et débattre pour savoir si telle ou telle évolution technologique est un progrès », juge ainsi le socialiste Jean-François Debat.
Comme gage de sa bonne foi, le maire de Bourg-en-Bresse a signé un long texte unitaire, publié le 13 septembre dans le Journal du dimanche. Une tribune lancée par le maire EELV de Tours, Emmanuel Denis, et soutenue par plusieurs personnalités de la gauche partisane, dont des chefs de parti et des « présidentiables » insoumis et écologistes – Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot, Julien Bayou, Éric Piolle –, pour demander la tenue d’un « débat démocratique décentralisé » ainsi qu’un « moratoire » sur la 5G dans l’espace public.
Une revendication dans la droite ligne des conclusions tirées au printemps dernier par la Convention citoyenne pour le climat – un collectif de 150 citoyens mandatés par le chef de l’État pour réfléchir aux manières de baisser les gaz à effet de serre… qu’il a finalement snobés, insatisfait de leurs propositions.
Depuis, le débat n’a cessé d’enfler, émanant à la fois de la société civile, par le biais des réseaux Stop Linky qui organisent des réunions publiques à travers la France sur les possibles effets néfastes sur la santé des ondes électromagnétiques, mais aussi, de manière plus inattendue, de la classe politique, où l’on commence à s’interroger à haute voix sur l’impact sur la planète – et sur les mœurs de ses habitants – d’une technologie qui conduirait au renouvellement des matériels existants, ainsi qu’à la fabrication de milliards d’objets connectés à l’obsolescence programmée.
Comme souvent toutefois, entre les franchement « pour » et les franchement « contre » la 5G, les positions intermédiaires sont pléthore dans cet arc militant qui va de la gauche radicale aux sociaux-démocrates. Si Yannick Jadot renvoie le problème à une question de « souveraineté » technologique, La France insoumise et les Verts sont plus radicaux. « Je suis totalement contre parce que cela va augmenter la consommation énergétique et des ressources, et qu’il faut arrêter avec la voracité », expose pour sa part la députée de Génération écologie, Delphine Batho.
Plus nuancé, le patron du Parti communiste, Fabien Roussel « attend de voir », conditionnant son positionnement à l’hypothèse d’une « maîtrise publique » de l’exploitation du réseau. Au sein du PS aussi, même si le bureau national du parti s’est accordé pour demander un « moratoire », les avis sont partagés. « Au PS, il reste des frilosités », déplore Jean-François Debat, qui les explique par le rapport des uns et des autres à la question du productivisme. « Cela n’a pas de sens d’être pour ou contre la 5G, il faut voir, d’abord, si elle permet de régler le problème des zones blanches, si elle permet d’améliorer la télémédecine… Or, on n’a pas d’informations à ce stade », avance le sénateur Rachid Temal.
D’où les tensions qui sont apparues ces derniers jours dans certaines villes. À Lille, où 37 antennes 5G sont d’ores et déjà posées, Stéphane Baly, l’opposant EELV à la maire socialiste Martine Aubry, s’apprête à mettre les pieds dans le plat cette semaine. À Montpellier, devenue au mois de janvier « ville test » de la 5G et où plusieurs antennes-relais ont vu le jour, c’est au sein même de la majorité, composée de socialistes et d’écologistes, que le sujet divise. « La question que nous devons collectivement nous poser à Montpellier, c’est : quel est l’intérêt de téléphoner à son frigo ? », résume Manu Reynaud, adjoint EELV, qui veut organiser un débat en interne – et en douceur – avec le maire socialiste Michaël Delafosse.
LIRE AUSSI
- La 5G, une charge contre les communs PAR JADE LINDGAARD
- «Le modèle amish vaut sans doute mieux que le modèle start-up»PAR FABIEN ESCALONA
- 5G: les caricatures de Macron révèlent sa peur d’une alternative écoloPAR ELLEN SALVI
- Relance «écologique»: derrière les chiffres, un grand videPAR JADE LINDGAARD
- Face aux colères, Macron oppose le relativisme permanentPAR ELLEN SALVI
De son côté, l’opposition, écologiste et insoumise de la capitale de l’Occitanie, a monté le ton. Et appelé jeudi 24 septembre à l’organisation d’une consultation citoyenne locale pour décider du devenir du déploiement de la 5G dans la ville. Une initiative soutenue par René Revol, vice-président de La France insoumise de la métropole : « Le problème, c’est que lorsqu’on rentre dans un sillon, on ne peut plus en sortir, d’où l’intérêt d’en discuter avant », indique celui qui avait organisé, il y a un an et demi, dans la petite commune de Grabels dont il est maire, une votation citoyenne sur la pose des compteurs Linky. Avec un résultat sans appel : 80 % des votants s’étaient prononcés contre.
Un avant-goût de ce qui pourrait advenir si une grande consultation était organisée sur la 5G ? François Ruffin, qui propose que les citoyens organisent eux-mêmes un référendum sur le sujet en même temps que les élections régionales et départementales qui auront lieu en mars prochain, se prend à l’espérer : « On vit un temps de renversement du sens social de la technologie, assure-t-il.Regardez : les grands projets qui faisaient la fierté des maires hier sont aujourd’hui considérés comme des “grands projets inutiles”. Par ailleurs, notre société a su résister aux OGM ou au clonage, alors pourquoi pas à la 5G ? »
« Les gens ne sont pas dupes, ils savent qu’on ne peut pas continuer à courir après un progrès qui n’en est pas un, veut croire, lui aussi, Julien Bayou, le leader d’EELV. Ce passage en force de Macron sur la 5G, c’est tellement XXe siècle ! Et puis, il n’est pas interdit de réfléchir, à ce que je sache… »
Reste à savoir si l’opinion publique embrayera. Et si les Français, qui ont pendant le confinement utilisé comme jamais les moyens de communication numériques, pourront s’extraire de leur quotidien empreint de crise sanitaire et économique pour philosopher un peu.
«Le modèle amish vaut sans doute mieux que le modèle start-up»
28 sept. 2020 Par Fabien Escalona– Mediapart.fr
Quel rapport à la technique entretiennent Emmanuel Macron et les écologistes ?
Selon l’historien François Jarrige, l’offensive en cours sur la 5G atteste la résurgence de l’idée de progrès, ainsi que l’incapacité d’inventer des rapports sociaux moins destructeurs de notre environnement.
Un moratoire et un débat. Voilà ce qu’ont réclamé une soixantaine d’élus, dont de nouveaux maires écologistes, à propos du déploiement de la 5G, cette technologie permettant d’augmenter le débit de données sur la téléphonie mobile. Emmanuel Macron a clos la discussion en les taxant d’« Amish ».
Quelles conceptions de la technique se font donc face dans cette controverse ? Si le président de la République semble rejoindre les intérêts économiques les plus puissants et les visions les plus naïves du progrès, la remise en cause du progrès à tout prix est-elle récupérable par des mouvements conservateurs ?
François Jarrige. © DRNous abordons ces questions avec l’historien François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne et spécialiste des « technocritiques ». Son œuvre a contribué à « défataliser » l’histoire des choix techniques opérés par nos sociétés depuis l’ère industrielle, notamment en matière énergétique.
Avec malice, il conteste la supériorité naturelle du « modèle start-up » sur le « modèle amish ». Il décrit surtout la relance d’une promesse de progrès par la technique à partir du secteur du numérique. Face à cette offensive modernisatrice, l’écologie politique est prise dans une tension entre la fidélité à ses inspirations originelles et les exigences de la compétition électorale.
À propos de la 5G, le président de la République a choisi de réduire le débat à un conflit entre partisans du progrès et adeptes de la « lampe à huile » et du « modèle amish ». Comment comprenez-vous cette sortie de la part de quelqu’un qui se targue aussi de défendre l’environnement sur la scène internationale ?
François Jarrige : Cette petite phrase est à la fois anecdotique et révélatrice d’enjeux fondamentaux. Il y a trois manières complémentaires de la lire. Premièrement, il s’agit d’une phrase provocatrice, destinée à disqualifier des opposants politiques qui ont le vent en poupe. C’est l’aspect politicien de l’affaire, qui est aussi le moins intéressant.
Deuxièmement, cette phrase sert une rhétorique de la modernité dont Emmanuel Macron se veut le champion. Il ne la prononce pas devant n’importe qui mais devant un public qu’il courtise et dont il emprunte le langage, au moins depuis qu’il a été ministre de l’économie. On parle ici de grandes figures des start-up, de plus ou moins jeunes industriels du numérique, totalement technophiles, imprégnés d’une version très naïve de l’idée de progrès. Des années de philosophie des sciences ont beau aller à rebours de cette conception, cela n’empêche pas Macron de l’embrasser tant il veut apparaître comme le chef de la « tech française ». En plus de ses intérêts politiques, le président défend aussi ses intérêts sociaux.
Troisièmement, et encore plus profondément, cette phrase illustre à quel point nous assistons à une relance modernisatrice de l’idée de progrès autour des technologies du numérique. On retrouve, comme lors du XIXe siècle industriel, une identification du progrès au progrès des techniques, qui apparaissent comme une condition pour se projeter dans l’avenir. Et derrière cette idée du progrès, qui a toujours été en lutte permanente avec d’autres conceptions, il y a bien sûr des intérêts économiques très puissants. Loin de la mort de l’idée de progrès, on assiste à sa résurgence continue. Outre la 5G, ont ainsi été faites d’autres annonces concernant les smart cities, la filière hydrogène, etc.
Quels sont les intérêts et les croyances qui nourrissent cette résurgence ?
Cette fuite en avant me fait penser à ce que Evgeny Morozov a appelé le « solutionnisme technologique ». Nos problèmes collectifs sont censés être résolus par un recours croissant à l’innovation technique. En fait, ce recours révèle surtout que nous sommes incapables d’inventer d’autres rapports sociaux moins destructeurs du monde et de l’humanité.
Les responsables politiques sont très tentés d’adopter ce solutionnisme technologique, car ils donnent ainsi l’impression qu’ils peuvent agir sur le réel, alors que les crises que nous connaissons sont beaucoup plus systémiques et complexes à gérer. Cela tue le débat, que l’on devrait pourtant avoir sur nos choix techniques. Car évidemment que nous vivons et que nous avons besoin d’outils et d’équipements ! Il reste que le type de technique qu’on retient a des conséquences majeures. Il implique un type d’organisation sociale et politique, ainsi qu’un type de rapport à l’environnement, dont les incidences sont variables.
À cet égard, j’aurais presque envie de réévaluer le fameux « modèle amish » fustigé par le président de la République. De qui parle-t-on ? D’un groupe religieux persécuté en Europe, qui a développé des communautés rurales autarciques aux États-Unis. Ils ne sont pas contre la technique en général (en tout cas, ils sont certainement moins consommateurs passifs de la technique que vous et moi), mais pensent que les choix techniques doivent être subordonnés à des fins supérieures. En l’occurrence, il s’agit pour eux d’une conception de Dieu, de la tradition, de la préservation de leur identité… Mais on peut appliquer ce modèle en se fixant plutôt comme fins sociales l’égalité sociale et la préservation d’un monde vivant pas totalement détruit.
Débarrassé de ses scories théologico-politiques, le modèle amish vaut sans doute mieux que le modèle start-up, dans lequel le choix technique n’est encadré que par le marché.
Le confinement témoignait du fait que la prise en compte du risque faisait partie de l’horizon des gouvernants, quitte à assumer un coût économique considérable. Mais dès qu’il s’agit des innovations techniques telles que la 5G, ce raisonnement semble s’évanouir. Pourquoi ?
Parce que les risques ne sont pas de même nature. C’est vrai que l’on vit dans une société de l’hypersécurité sanitaire. Et avec le Covid, l’arbitrage est apparu assez simple : il s’agissait d’éviter des morts, ou d’assumer les conséquences de ne rien faire. Le politique a pris ses responsabilités, même s’il faut rappeler que durant cet épisode, les grands acteurs économiques mondiaux s’en sont bien sortis, et que les plus grandes victimes vont être les salariés, les plus précaires et les jeunes entrant sur le marché du travail.
En comparaison, les controverses techniques sont toujours plus complexes. Il est plus difficile d’emporter la conviction de la masse en invoquant des risques potentiels, que dans le cas d’une pandémie documentée par les médecins et les biologistes. Dans ce match déséquilibré, ceux qui imposent leur point de vue sont généralement les plus puissants, ceux qui ont le plus de ressources financières et médiatiques. Dans le cas de la 5G, on voit des choses bien connues : des conflits d’intérêts, une alliance entre un champ scientifique proche des milieux industriels et des acteurs économiques qui veulent des parts de marché, ainsi que des élus qui veulent montrer qu’ils peuvent agir.
© La DécouverteQuelles sont les singularités de la controverse de la 5G en comparaison à d’autres moments de remise en cause des choix techniques imposés à la société ?
On observe d’abord beaucoup de points communs avec toutes les fois où une grande infrastructure technique a été présentée comme réponse aux crises du moment.
Depuis la construction des grands réseaux de chemins de fer en passant par les autoroutes et le TGV, on repère les mêmes motifs argumentatifs : l’invocation du prestige national, l’identification de l’innovation au mieux-être, et la tyrannie du retard (il faudrait maintenir notre position vis-à-vis des autres puissances). Et systématiquement, ces grandes infrastructures sont promues par des acteurs économiques très puissants, avec des responsables politiques à la remorque.
Ce qu’il y a de singulier, c’est que depuis dix ou quinze ans, on voyait s’exprimer une nouvelle prudence, des doutes et des interrogations concernant la consommation numérique. Or, c’est justement sur ce terrain qu’un discours de relance technique est apparu. Depuis la sortie du confinement en particulier, on le voit s’exprimer sur un mode très offensif, comme dans une sorte de « stratégie du choc ».
Ne soyons cependant pas dupes : les solutions censées régler les problèmes finissent par en créer de nouveaux, et l’effet rebond annule souvent les gains énergétiques par un recours plus abondant aux technologies censées faire diminuer notre consommation. Rappelons que dans les années 1970, l’automobile a été fortement remise en question. Les industriels ont annoncé que grâce à l’innovation technique, il n’y aurait plus de pollution automobile au début du XXIe siècle. Évidemment, celle-ci a explosé depuis 30 ans.
Il n’y aura pas de démocratie technique sans transformations plus profondes
Les responsables politiques, expliquez-vous, ont de fortes incitations à adopter le « solutionnisme technologique ». Avez-vous été surpris que des maires écologistes, qui sont sous pression de milieux économiques imprégnés de cette vision du monde, s’engagent aussi clairement dans la fronde contre la 5G ?
Un peu, car c’est complexe et risqué politiquement de s’opposer aux offensives industrielles que nous venons d’évoquer. Dans la mesure où il s’agit d’élus loin d’être des radicaux, difficiles à caricaturer en extrémistes technophobes, cela témoigne du poids des préoccupations qui parcourent la société.
Il est d’ailleurs intéressant d’observer la nature des réactions à leur position somme toute modérée et prudente. Ils ne font qu’appeler à une règle de précaution, en posant une question saine : y a-t-il urgence à transformer si rapidement les infrastructures du numérique ? Cela suffit à ce qu’ils soient renvoyés du côté des Amish parce que leur intervention contrarie la tentative des grands industriels d’absorber la question écologique avec de nouvelles promesses, quand bien même ils figurent déjà parmi les principaux responsables du dérèglement climatique.
Sur le long terme, au-delà de la controverse sur la 5G, comment décrire les liens entre l’écologie politique et les mouvements technocritiques ?
Il faut d’abord rappeler que la technocritique, qui consiste tout simplement à faire de la technique un enjeu de débat plutôt qu’une fatalité, peut se trouver sur l’ensemble du spectre politique. C’est vrai aussi qu’elle est intimement liée à l’émergence de l’écologie politique, c’est-à-dire le moment où l’écologie passe d’un discours scientifique sur les équilibres du système Terre à un discours politique sur les rapports sociaux.
Dans les années 1970, avec l’apparition de partis, d’associations et d’ONG qui s’inscrivent dans cette ligne, la question technique est fondamentale, en particulier concernant le nucléaire. Les maires écologistes actuels qui alertent sur la 5G sont aussi des héritiers de cette histoire. Ils reproduisent la tentative de politiser la question de la technique, qui a été dépolitisée depuis un bon siècle puisqu’elle était censée être neutre et relever de la connaissance de spécialistes.
Le problème, c’est que cette question fondamentale pour les écologistes constitue également un des principaux points de blocage à l’égard du reste de la société. Lorsque vous attaquez les grandes promesses de salut par la technique, vous vous en prenez au renouvellement incessant des marchandises, à l’imaginaire et aux intérêts très puissants de la production. Cela peut se révéler impopulaire et vous exposer à l’accusation d’irresponsabilité.
Comment les écologistes ont-ils géré cette tension ?
Au fur et à mesure de leur institutionnalisation, les écologistes ont alterné entre, d’un côté, une fidélité à leur conscience politique profonde, à l’héritage d’une pensée assez radicale sur la technique, et de l’autre, les nécessités de s’inscrire dans le paysage politique et médiatique. Depuis quarante ans, une négociation permanente entre ces deux positions a lieu, qui n’est pas pour rien dans leurs divisions récurrentes.
Schématiquement, les puristes s’opposent à ceux qui adaptent leur rhétorique aux contraintes de la compétition électorale pour mieux se faire accepter. Il y a évidemment un dégradé de positions liées à cette adaptation, jusqu’à un Yannick Jadot appelant à défendre les champions industriels européens de cette technologie. Mais d’une certaine façon, les « vrais » écologistes, au sens de ceux qui cherchent à penser des formes de vie différentes, ont déserté le paysage politique national.
Ce qui ajoute à la confusion, c’est que désormais, tout le monde se réclame de l’écologie, y compris les adeptes du solutionnisme technologique. Ceux qui étaient en fait d’anciens opposants à l’écologie se repeignent désormais en ses partisans les plus « pragmatiques », renvoyant l’écologie classique du côté de la barbarie. Certains arguments en faveur de la 5G sont tout à fait dans cette veine, en invoquant des gains énergétiques pour justifier la multiplication d’objets fabriqués de façon industrielle.
Jacques Ellul (1912-1994). © DRSans parler de barbarie, n’y a-t-il pas des potentialités réactionnaires dans la critique de la technique ? Certains intellectuels, regardant d’un œil méfiant l’influence d’un penseur comme Jacques Ellul chez certains écologistes contemporains, soulignent le risque d’une remise en cause de la modernité tout entière, ou de négliger la critique du mode de production capitaliste dans lequel s’insère la technique.
Je sais que la figure d’Ellul est sans cesse utilisée pour formuler ces critiques. Mais franchement, il ne mérite pas l’anathème et les caricatures faites à son propos. Oui, il a pu prendre des positions conservatrices en raison de sa position de théologien protestant. Pour autant, il est faux de dire qu’il critique « la technique » en général dans son œuvre : il a lui-même écrit que ce serait enfantin. Ce qu’il met en cause, c’est surtout « le sacré transféré à la technique », c’est-à-dire le geste consistant à en faire le moteur de tous les changements sociaux et politiques.
En critiquant le « bluff technologique », il ne sépare pas la technique des rapports de domination. Simplement, dans le contexte des années 1950 et 1960, il souligne à quel point les systèmes capitaliste et soviétique sont tous deux caractérisés par une fascination pour le gigantisme productiviste et technique. Il révèle une identité profonde de ces deux modèles, ce qui lui vaut les foudres des libéraux comme des communistes.
À cette époque, le débat sur les machines s’était déjà refermé depuis longtemps sur l’usage fait de ces machines. Il y a ceux qui font confiance au marché, ceux qui veulent en socialiser la propriété, ceux qui disent que la représentation de tous les intérêts en présence règlera les conflits… Mais la neutralité des techniques est une illusion, elles méritent donc un débat plus profond sur leur pertinence intrinsèque. Ce n’est pas parce que c’est nouveau, plus efficace ou plus puissant que c’est mieux.
Sans doute, mais on peut comprendre les craintes de voir des technocritiques être instrumentalisées par des conservateurs cherchant à « naturaliser » des rôles sociaux et reproduire des hiérarchies sociales. Quels critères se donner pour éviter de telles récupérations ?
C’est vrai que la critique de la technique peut nourrir des fantasmes de restauration d’un ordre ancien, avec ses limites rassurantes (du moins pour ceux qui n’en souffraient pas trop). Ceci dit, je n’observe pas de mouvement conservateur et technocritique qui soit massif. C’est vrai aussi qu’il y a toujours eu des critiques de la technique venues de la droite, mais d’autres généalogies existent à gauche, comme l’a montré Serge Audier dans La Société écologique et ses ennemis (voir notre entretien vidéo).
Il n’y a donc aucune fatalité à ce que tous les pans de la modernité soient emportés par la critique de certains de ses aspects les plus destructeurs de notre monde. On peut faire le tri entre des limites de droite et des limites de gauche à la marche du « progrès » : les premières sont excluantes et discriminantes, tandis que les secondes font disparaître des aliénations, favorisent l’égalité des conditions.
Sur quelles conditions et principes devrait reposer une authentique démocratie technique ?
En tant qu’historien, je rappellerai d’abord que jusqu’au milieu du XIXe siècle, alors que nous ne pouvions pas parler de sociétés démocratiques, les choix technologiques étaient davantage partagés et adaptés aux besoins locaux qu’aujourd’hui. L’idée même de technique, ou en tout cas de progrès technique, n’existait pas, elle était renvoyée à un savoir-faire, y compris en dehors du champ de la production.
C’est par la suite, parallèlement à l’industrialisation et à l’extraction croissante de ressources fossiles, que la technique est devenue l’objet d’une expertise, d’une compétence exclusive. Dans ce contexte, l’idée même de démocratie technique n’avait pas de sens car les techniques étaient censées être neutres et maîtrisables uniquement par la science. Cela a changé dans les années 1970 avec l’émergence de la problématique du risque, et le militantisme dont nous avons parlé, notamment s’agissant du nucléaire. Divers dispositifs ont été proposés par les États pour éclairer les élus et mieux prendre en compte la population.
[[lire_aussi]]
Cependant, il est clair que quelques réformes institutionnelles, même beaucoup plus ambitieuses, ne suffiront pas. C’est l’ensemble des conditions de production et de diffusion des techniques qu’il faudrait changer. Cela s’avère beaucoup plus difficile qu’il y a deux siècles, tant les inégalités se sont creusées entre les usagers des techniques et ceux qui les fabriquent et les diffusent. Les décisions se prennent aujourd’hui à des échelles telles que les conférences-débats, ou même les controverses médiatiques, apparaissent dérisoires.
Le discours de Macron sur la lampe à huile, et sa façon de refermer le débat tout en prétendant qu’il aura lieu, est très révélateur. On nous serine que la pluralité des avis sera prise en compte, mais c’est du vent. Et pour cause : au-delà de la technique en tant que telle, la réponse aux crises de nos sociétés exige de transformer nos conditions de production, les règles du commerce international, notre rapport au monde vivant… Vouloir commencer par la démocratie technique, ou l’isoler de toutes ces dimensions, n’aurait pas de sens.
L’entretien avec François Jarrige a été réalisé au téléphone lundi 21 septembre. Il a relu sa retranscription, sans apporter de modification. URL source:https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/280920/le-modele-amish-vaut-sans-doute-mieux-que-le-modele-start
3 commentaires sur « Débats sur la 5G (Suite): contre les tentatives d’intimidation des gouvernants, défendre les communs – Une bataille culturelle autour de la notion de « progrès » – Macron et les écologistes »