Urgence sur la disparition des vertébrés
ÉDITORIAL
Le Monde
Editorial. Les populations d’oiseaux, de poissons, de mammifères, d’amphibiens et de reptiles ont reculé de 68 % depuis 1970. Les décideurs doivent accélérer les efforts pour sauvegarder la biodiversité avant que le point de non-retour, estimé par les scientifiques à deux ou trois décennies, ne soit atteint.
Publié le 10 septembre 2020 à 08h28 Temps de Lecture 2 min.

Editorial du « Monde ». Avec la régularité d’un métronome, la destruction des espèces animales se poursuit. Les rapports alarmistes ont beau s’empiler, les scientifiques ont beau alerter sur les effets catastrophiques à long terme, la marche vers une extinction de masse semble inexorable. L’étude biennale du Fonds mondial pour la nature (WWF), publiée jeudi 10 septembre, sonne une nouvelle fois le tocsin à propos du déclin des vertébrés. A l’échelle mondiale, les populations d’oiseaux, de poissons, de mammifères, d’amphibiens et de reptiles ont reculé de 68 % depuis 1970. L’ampleur du phénomène est d’autant plus dramatique que celui-ci s’accélère : en 2016, le WWF recensait déjà une chute de 58 % du nombre de vertébrés.
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La Terre n’en est pas à sa première extinction de masse. La paléontologie en répertorie cinq, dont la plus spectaculaire s’est produite il y a soixante-six millions d’années, avec la disparition des dinosaures et des trois quarts des espèces existantes. La différence avec la période actuelle est que le pire est évitable. On connaît le responsable – l’homme –, et les causes concrètes de la destruction sont bien identifiées.
L’extension des surfaces agricoles ou construites a conduit au recul et à la fragmentation des habitats naturels de quantité d’espèces. La surexploitation des forêts et des océans ont contribué à l’extinction des plus fragiles. A cela s’ajoute la pollution des écosystèmes par les déchets et les pesticides, tandis que l’intensification des échanges a favorisé la prolifération des espèces invasives, sans compter les effets du réchauffement climatique.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Pour sauvegarder la biodiversité, le Conseil d’analyse économique recommande de réorienter les aides à l’agriculture intensive
Au cours des dernières décennies, les messages destinés à l’opinion publique se sont concentrés sur un bestiaire réduit à une poignée d’espèces en voie de disparition, des rhinocéros aux baleines en passant par les orangs-outans. Mais, aujourd’hui, il est nécessaire de faire prendre conscience que l’extinction est généralisée et touche aussi les espèces communes sur tous les continents. Ce constat doit inciter à raisonner sur les écosystèmes dans leur globalité et non plus seulement sur la protection de tel ou tel animal.
Certes, le phénomène frappe davantage certaines régions, comme l’Amérique subtropicale ou l’Afrique, un peu moins l’Europe. Toutefois, cette répartition des dommages est en trompe-l’œil. Les pays développés ont une responsabilité directe dans l’extinction animale à l’autre bout du monde, dans la mesure où ils sont les principaux consommateurs de produits liés à la déforestation, tandis qu’ils expédient une partie de leurs déchets vers les pays les plus pauvres.
La responsabilité de l’homme dans cette destruction de la biodiversité a un avantage : l’humanité dispose du pouvoir de réparer – au moins partiellement – ce qu’elle a abîmé. Les solutions passent par l’extension des zones protégées, la mise en œuvre de politiques d’accompagnement pour compenser les pertes économiques liées à l’abandon de pratiques néfastes pour la biodiversité, ou encore la remise à plat des dispositifs d’aides publiques, en commençant par l’arrêt des subventions aux plus dommageables.
La relative inefficacité des politiques mises en œuvre jusqu’à présent ne doit pas décourager les décideurs, mais au contraire les inciter à accélérer les efforts avant que le point de non-retour, estimé par les scientifiques à deux ou trois décennies, ne soit atteint. Pendant trop longtemps, la nature a été réduite à la notion de ressource matérielle. Il est temps de lui redonner sa dimension patrimoniale. La vie sur Terre est en jeu.
Le Monde
Les populations de vertébrés ont chuté de 68 % en moins de cinquante ans
Le rapport « Planète vivante » du Fonds mondial pour la nature (WWF), publié jeudi, révèle l’ampleur de l’érosion de la biodiversité.
Par Perrine Mouterde Publié le 10 septembre 2020 à 01h00 – Mis à jour le 10 septembre 2020 à 16h06

C’est un chiffre qui vient nous rappeler, tous les deux ans, l’ampleur dramatique de la perte de biodiversité. Entre 1970 et 2016, les populations mondiales de vertébrés – oiseaux, poissons, mammifères, amphibiens et reptiles – ont décliné en moyenne de 68 %, révèle le Fonds mondial pour la nature (WWF). L’organisation publie, jeudi 10 septembre, la mise à jour de son « indice planète vivante » (IPV), à l’occasion de la treizième édition de son rapport sur l’état de la biodiversité.
Calculé par la Société zoologique de Londres, l’IPV a pris en compte cette année les données scientifiques concernant 20 811 populations représentant 4 392 espèces d’animaux. « Ce chiffre témoigne d’un déclin spectaculaire des populations de vertébrés sauvages en moins de cinquante ans, souligne Véronique Andrieux, la directrice générale du WWF France. Il doit résonner tout particulièrement cette année, alors que les racines de la pandémie de Covid-19 sont liées à notre modèle de production et de consommation et à la crise écologique. » Article réservé à nos abonnés Lire aussi Pour sauvegarder la biodiversité, le Conseil d’analyse économique recommande de réorienter les aides à l’agriculture intensive
Les vertébrés représentent moins de 5 % des espèces animales connues, mais sont les plus étudiés et les mieux suivis. « L’IPV fait partie des indicateurs qui font référence, confirme Florian Kirchner, responsable du programme espèces au sein du comité français de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN). La liste rouge s’intéresse aux espèces les plus proches de l’extinction, mais avec l’IPV, on se rend compte qu’un grand nombre d’espèces, même communes, connaissent un déclin significatif. Il prouve à quel point l’érosion de la biodiversité est profonde. »

Au-delà de la baisse moyenne des effectifs, l’indice planète vivante – qui montrait un déclin de 60 % en 2018 et de 58 % en 2016 – souligne des disparités importantes. Il confirme que les régions tropicales sont les plus affectées : la baisse atteint 94 % dans les sous-régions tropicales d’Amérique latine et des Caraïbes, soit le déclin le plus important jamais observé dans une région. Le continent africain est également fortement touché, avec une diminution de 65 %.
Surexploitation
Concernant les milieux, ce sont les eaux douces qui sont concernées en premier lieu. La destruction de près de 90 % des zones humides mondiales depuis 1700 et la modification par l’homme de millions de kilomètres de rivières ont eu un impact considérable sur la démographie des espèces qui y vivent. Parmi les quelque 3 700 populations suivies, représentant près d’un millier d’espèces, le déclin a été en moyenne de 84 %, avec une baisse particulièrement forte de l’abondance des animaux de grande taille.
Esturgeons, poissons-chats géants du Mékong, dauphins de rivière, loutres, castors, hippopotames… Ces animaux d’eau douce, souffrent notamment de surexploitation. « Les grands poissons sont également fortement affectés par la construction de barrages, qui bloquent leurs voies migratoires, les empêchant de rejoindre leurs zones de frai et d’alimentation », ajoute le rapport.Article réservé à nos abonnés Lire aussi La population de poissons migrateurs dans le monde s’est effondrée depuis 1970
« La destruction de la biodiversité d’eau douce a un impact sur les animaux, mais aussi sur l’homme, insiste Véronique Andrieux. Des millions de personnes en dépendent pour la pêche, l’accès à l’eau… Et les pertes de zones humides sont extrêmement graves, car celles-ci jouent un rôle de filtre, en améliorant la qualité de l’eau, de protection face aux catastrophes naturelles, etc. »
Les facteurs entraînant l’érosion de la biodiversité, liés aux activités humaines, sont connus. La plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques a recensé, en 2019, les principales menaces : les changements d’usage des terres et des mers, la surexploitation, la pollution, les espèces invasives et le changement climatique. « Notre système de production alimentaire est l’un des premiers facteurs de changement d’affectation des terres, précise Arnaud Gauffier, le directeur des programmes du WWF France. Il est à l’origine de 80 % de la déforestation, de 30 % des émissions de gaz à effet de serre, de 50 % des pertes de biodiversité en eau douce… »
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Transformer le système alimentaire
Face à ces menaces croissantes, est-il possible d’agir pour ralentir, voire mettre un terme à l’érosion de la biodiversité terrestre due au changement d’utilisation des terres ? Et si oui, comment ?
C’est pour répondre à ces questions que le WWF et une quarantaine d’ONG et de scientifiques, réunis au sein de la coalition Bending the Curve (« inverser la courbe »), ont réalisé un travail de modélisation inédit. Sept scénarios ont été élaborés pour explorer les effets potentiels de différentes actions. « Une telle approche s’inspire des efforts similaires de la communauté scientifique autour des questions liées au changement climatique, précise David Leclère, le principal auteur de l’étude et chercheur à l’Institut international d’analyse des systèmes appliqués. Elle a utilisé avec succès des modèles et des scénarios pour informer sur les actions à entreprendre pour atteindre des objectifs de stabilisation du climat. »
Les résultats de ces travaux, publiés jeudi dans la revue Nature, montrent que seule une approche intégrée, combinant des mesures de protection ambitieuses et une transformation du système alimentaire, permet de redresser la courbe de la perte de biodiversité d’ici à 2050.
Ce scénario prévoit d’agir sur trois leviers. D’abord, il suppose une protection immédiate et réelle de 40 % des zones terrestres (hors Antarctique) – contre environ 15 % aujourd’hui, avec une efficacité partielle – et des efforts de restauration croissants, atteignant 8 % de la surface terrestre d’ici à 2050. Ensuite, le système de production agricole doit être profondément modifié. Il faut augmenter les rendements des cultures, rendre les échanges plus durables – en réduisant par exemple l’empreinte de la biodiversité des produits commercialisés – et réduire le gaspillage tout au long de la chaîne d’approvisionnement, avec une diminution de moitié du gaspillage alimentaire des ménages. Enfin, ce scénario prévoit une baisse de 50 % de la consommation de protéines animales d’ici à 2050, sauf dans les régions où celle-ci est déjà faible.
Appel à agir
« Nous avons examiné ce qui constitue aujourd’hui la plus grande menace pour la biodiversité terrestre – la conversion des habitats et le changement d’utilisation des terres –, mais nous savons que d’autres menaces pourraient gagner en importance à l’avenir, comme le changement climatique, précise David Leclère. Cela signifie que le déclin de la biodiversité pourrait être encore plus prononcé et qu’une action encore plus complète pourrait être nécessaire pour inverser réellement la courbe. »Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Alerte rouge » sur la perte mondiale de biodiversité
Alors que plusieurs rendez-vous internationaux cruciaux sont prévus en 2021, dont le congrès de l’UICN en janvier en France et la Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (COP15) en Chine, le WWF appelle les responsables politiques, les entreprises, les collectivités et les citoyens à agir.
« Nous exhortons les décideurs à prendre leurs responsabilités pour aboutir à un accord ambitieux lors de la COP15 et mettre la France et l’Union européenne sur la voie d’une politique agricole commune plus verte, d’une relance réellement au service de la biodiversité et de la lutte contre la déforestation importée », insiste Arnaud Gauffier. « Les hommes ne peuvent pas être en bonne santé sur une planète malade », ajoute Véronique Andrieux.