Chiffres de la délinquance: «Les effets pervers d’une focalisation»
12 SEPTEMBRE 2020 PAR ANTOINE PERRAUD
Spécialiste de la police, Jacques de Maillard pointe le risque des « rhétoriques offensives voire guerrières » : « laisser penser qu’on résoudra des problèmes complexes par des solutions simples ».
Pour Mediapart, Jacques de Maillard porte un regard critique étayé sur la politique de maintien de l’ordre et la lutte contre la délinquance, la communication à laquelle elles donnent lieu, ainsi que sur la manipulation de l’esprit public à ce propos. Jacques de Maillard est professeur de science politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et à Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye. Il est directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). Il vient de publier, en codirection avec Wesley Skogan, Policing in France (Routledge, 2020). Il travaille actuellement sur les relations police-population et sur les politiques locales de prévention et sécurité.
Depuis quand assistons-nous à une politisation des chiffres de la délinquance ?
Jacques de Maillard : La rupture date des années 1970, quand Michel Poniatowski, nommé Place Beauvau par Valéry Giscard d’Estaing, affirme vouloir être le ministre de la sécurité des Français en liant sécurité et liberté – la première étant la condition de la seconde. La France était alors devenue une société de consommation de masse, une société urbaine marquée par l’exode rural et le relâchement des contrôles sociaux ou familiaux, une société frappée par la fin des Trente Glorieuses, la montée du chômage et une augmentation rapide de la petite délinquance (les vols ont été multipliés, entre 1950 et 1984, par 11,5 – puisqu’il y avait évidemment davantage de biens à dérober…). Le ministre de l’intérieur a saisi alors l’intérêt politique bien compris d’annoncer une baisse des chiffres de la délinquance.
Le sociologue Dominique Monjardet allait en tirer une galéjade sous la forme du théorème de Demonque (son pseudonyme), qui affirme : « Sur une courte période, les statistiques de la délinquance varient en proportion inverse de la popularité du ministre de l’intérieur auprès des agents chargés du collationnement des données qui les fondent. » C’est ainsi que Charles Pasqua, ministre très populaire auprès de ses troupes lors des deux cohabitations de 1986 et 1993, a pu se prévaloir d’une baisse des chiffres de la délinquance…
En 2002, l’échec de Lionel Jospin est-il en partie imputable aux « mauvais » chiffres de la délinquance ?
Jacques de Maillard. (© Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye)La crédibilité du premier ministre Jospin s’est effectivement jouée partiellement sur la question de la délinquance, mais les chiffres ne sont qu’une partie de l’explication (on se rappelle la suite de faits divers relayés par les médias, et notamment la fameuse affaire « papy Voise » à quelques jours du premier tour des élections). En 2002, Jacques Chirac réélu et Nicolas Sarkozy nommé à l’intérieur, s’amplifie et se radicalise la communication politique des chiffres en question. Cela devient un enjeu central, avec un effet de cascade. Chacun, du ministre au gradé, voire au gardien de la paix, en passant par le commissaire local ou le commandant d’un groupement de gendarmerie, se doit d’annoncer de bons chiffres.
S’inspirant de la police de New York, Nicolas Sarkozy met en place un processus d’évaluation des forces de l’ordre, convoquant les directeurs départementaux de sécurité publique méritants et les non-méritants, pour féliciter les uns et humilier les autres.
Dans une logique managériale ?
On raisonne à partir d’agrégats chiffrés, d’objectifs annuels, d’indicateurs de pilotage, d’évaluations de la « performance », de primes individuelles. La veine néolibérale est donc bien présente, mais en gardant une logique verticale propre à l’administration française : c’est le ministre qui fixe des objectifs pour faire pression sur les services. En outre, alors que la sanction, à New York, pouvait aller jusqu’à la perte d’emploi, le ministre doit faire avec le statut protecteur de la fonction publique. Enfin, l’importation du modèle d’outre-Atlantique se heurte à l’absence, dans la façon dont le ministre de l’intérieur impulse le changement, d’une obligation de moyens en adéquation avec les stratégies policières mises en œuvre pour lutter contre la délinquance.
La politique du chiffre se résume-t-elle, en définitive, à des signaux et des symboles ?
La dimension symbolique est forte en effet, mais les effets pervers d’une focalisation politique et institutionnelle sur les seuls taux d’élucidation et chiffres de la délinquance sont bien réels. Et ces effets ont été bien documentés dans les différents travaux de chercheurs[1]. D’abord, quand est privilégiée la quantité au détriment de la qualité, pour uniquement retenir et faire valoir ce qui se mesure aisément. Les petites cibles à portée de main, au mépris du travail sur la longue durée : dix barrettes de cannabis saisies comptent alors dix fois plus qu’un réseau de trafiquants démantelé. La mauvaise police chasse la bonne.

Une telle inflexion pèse sur le moral de certains policiers, tout en augmentant le cynisme d’une partie des troupes. Les tensions hiérarchiques s’accroissent, avec des hommes de terrain vivant mal d’avoir l’impression d’œuvrer pour la gloriole de leurs supérieurs engagés dans une course aux statistiques.
D’autant qu’une forme de manipulation des chiffres devient alors des plus tentantes. Certains faits disparaissent pour ne pas altérer les courbes, certains lissages suspects interviennent, des reports de mois en mois adviennent, au point que des chercheurs ont pu comparer la politique du chiffre, avec les tromperies qu’elle engendre parfois – dans tous les pays d’Europe occidentale –, à la planification soviétique de jadis…
En résultent des conséquences civiques et démocratiques fâcheuses. La confiance des citoyens dans les institutions s’effondre. C’est le coût global auquel aboutissent des gains politiques à court terme.
Cependant, les partisans de la politique du chiffre se font les champions de la transparence…
Les chiffres de la délinquance sont maintenant disponibles tous les mois. C’est une bonne chose, à la condition que ces chiffres soient pris pour ce qu’ils sont, contextualisés, inscrits dans le temps et non exploités à des fins politiques et utilisés tels des stimuli instrumentalisés sans fin, histoire d’établir, par exemple, une corrélation trop rapide entre la hausse de la délinquance et l’inefficacité des forces de police.
Il nous faut, chercheurs et citoyens, savoir de quels chiffres on nous parle. Les plus intéressants ne sont pas uniquement ceux de la délinquance enregistrée par la police et la gendarmerie. D’où l’intérêt de l’enquête de victimation menée par l’Insee, qui porte sur 17 000 personnes questionnées chaque année sur les faits de délinquance et leur ressenti. Or une telle enquête doit passer, en 2022, sous la coupe du service statistique ministériel de la sécurité intérieure, celui-là même qui publie déjà les chiffres de la délinquance. Même si nous n’avons pas à intenter de procès d’intention à l’ethos des statisticiens professionnels qui continueront de superviser l’enquête de victimation, il y a là un réel enjeu de suivi. D’autant que se pose la question du financement pérenne d’une telle enquête de grande ampleur.
Un autre enjeu n’est-il pas de sortir de la logique du tout sécuritaire, qui semble vouloir faire parler les statistiques ?
Il faudrait effectivement diversifier les indicateurs au-delà des seuls chiffres bruts, ou de la simple évolution des délits et des taux d’élucidation. Au Royaume-Uni, des enquêtes, régulièrement menées, portent aussi sur les relations entre les usagers et les forces de police, sur la qualité d’un service public que les citoyens évaluent, en un questionnaire de satisfaction à grande échelle. Chacune des 43 polices régionales du royaume met en œuvre des enquêtes de satisfaction vis-à-vis des usagers. L’enquête de victimation porte sur un très large échantillon (autour de 50 000 personnes) qui permet des déclinaisons régionales. En France, l’échantillon de l’enquête de victimation est insuffisant, à une échelle trop minime, si bien qu’il n’est pas possible d’envisager ce qu’éprouvent, au sujet de la sécurité, les habitants de la Gironde en comparaison d’avec ceux des quartiers défavorisés d’une grande métropole.https://cdn.embedly.com/widgets/media.html?src=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fembed%2FJvS6eG0JFOk%3Ffeature%3Doembed&display_name=YouTube&url=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3DJvS6eG0JFOk&image=https%3A%2F%2Fi.ytimg.com%2Fvi%2FJvS6eG0JFOk%2Fhqdefault.jpg&key=fbab48d0309b4a55bd8c1874098bbfc1&type=text%2Fhtml&schema=youtubeNicolas Sarkozy et « les raccailles d’Argenteuil » (Archive Ina : octobre 2005) © Ina Société
Comment appréhender ce qui relève à la fois d’une construction sociale et d’une intuition subjective : le « sentiment d’insécurité » ?
Il faut distinguer deux dimension différentes : la préoccupation et la peur. On peut se soucier de la délinquance (et considérer que cela doit être une priorité gouvernementale) sans ressentir pour autant, personnellement, la moindre frayeur – c’est le cas, pour simplifier, de ceux qui vivent dans l’ouest parisien : leur niveau de peur (dans leur quartier, dans leur logement) est faible, leur préoccupation pour la délinquance nettement plus importante. On peut également vivre dans la crainte de la délinquance (chez soi, dans les transports), sans pour autant que ce soit sa principale préoccupation – quand on affronte le chômage, par exemple, qui l’emporte alors sur tout le reste.
Dans les années 2000, avec les actions spectaculaires du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, la préoccupation a baissé mais le niveau de la peur est resté stable. Avec le risque que ceux qui continuent de s’alarmer se détournent de celui qui utilise une rhétorique trop forte sans pour autant les délivrer de leurs angoisses… et répondre à leurs problèmes de sécurité du quotidien. Le risque de la rhétorique offensive, voire guerrière, est là : laisser penser que l’on résoudra des problèmes complexes (le trafic dans les quartiers) par des solutions simples (la mobilisation massive de moyens policiers).
Et la peur que provoque, dans la population, la police et non la délinquance ?

On la mesure par la défiance vis-à-vis des services de police. Celle-ci touche de 20 à 30 % de la population française. Ce n’est pas négligeable, et la défiance est plus forte que dans les pays occidentaux équivalents[2]. Quoi qu’il en soit, c’est – ou ce devrait être – un échec pour la police nationale, si celle-ci est appréhendée comme un facteur de polarisation plutôt que de résolution des problèmes de sécurité.
Avec les « gilets jaunes », au fil des mois, nous avons vu passer dans la défiance une partie de la population, traditionnellement loyale et sans grande interaction avec les forces de l’ordre – les classes populaires et moyennes blanches, pour le dire abruptement. Voilà une évolution qui mérite d’être suivie avec attention. Certaines enquêtes témoignent d’un affaissement de la confiance depuis fin 2019.
Quelle est la responsabilité des médias dominants ?
L’opinion publique apparaît à la fois faiblement informée – rarement capable de savoir si la violence augmente ou non à partir de données fiables – et saturée. Envahie par une forte composante émotionnelle, sollicitée par la répétition de faits divers dramatisés, la mentalité collective adhère assez spontanément aux offres politiques jouant sur ses affects. C’est ainsi, montrent de récents sondages, que la prétendue notion d’« ensauvagement » semble avoir pris : une majorité de la population y trouve visiblement du sens, alors que toutes les études sérieuses montrent précisément le contraire. S’opposent alors les émotions collectives et le regard des experts, avec tous les risques que cela comporte en démocratie. C’est un aboutissement du jeu à trois entre le ministre de l’intérieur, certains grands médias et l’état d’esprit général…
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[1] Cf. Jacques de Maillard et Fabien Jobard, Sociologie de la police, Armand Colin, 2015, p. 214-223.
[2] Cf. Maillard, Gayet, Roché et Zagrodzki : « Les relations entre la population et les forces de l’ordre. Un état des lieux en France », in Observatoire national de la politique de la ville, Bien vivre dans les quartiers prioritaires. Rapport 2019, p. 88-121.