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Le tournant écopolitique de la pensée française

Par Nicolas Truong 

Publié le 02 août 2020 à 18h00 – Mis à jour le 04 août 2020 à 12h05

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/02/le-tournant-ecopolitique-de-la-pensee-francaise_6047969_3232.html

ANALYSE

« Penseurs du nouveau monde » (1/6). La crise sanitaire a révélé une génération d’intellectuels qui, au croisement de la philosophie et de l’anthropologie, repensent notre rapport au vivant.

Le désastre écologique a provoqué un bouleversement idéologique. Peut-être même une révolution intellectuelle. Au cœur d’une vie des idées qui a parfois tendance à ronronner, le souci planétaire crée en tout cas un salutaire appel d’air. De la catastrophe nucléaire de Fukushima à la fonte du permafrost de l’Alaska, des espoirs déçus de la COP21 à la crise inattendue liée au Covid-19, la pensée s’est décentrée, renouvelée, régénérée afin de relever le défi de penser dans un monde abîmé. Une nouvelle génération d’auteurs est en train d’éclore sur la crise du capitalisme, les décombres du soviétisme et les impasses du productivisme. Des intellectuels de terrain, souvent, qui se sont frottés à l’ethnologie et formés à l’anthropologie. Ancrés dans des territoires – ou reliés à ceux-ci – qu’ils défendent à l’aide de nouveaux concepts.

Ainsi, alors qu’elle étudie la façon dont certaines populations indigènes subarctiques résistent à l’économie extractiviste de part et d’autre du détroit de Bering – les Gwich’in en Alaska et les Even au Kamtchatka –, l’anthropologue Nastassja Martin s’est-elle investie dans un collectif citoyen, dans le canton alpin de La Grave (Hautes-Alpes), au cœur du massif des Ecrins, afin de proposer une alternative au projet de « Disneyland de la glisse » en cours et de revivifier l’écosystème montagnard. Alors qu’il nourrit sa réflexion politique de sa pratique de naturaliste et sa métaphysique de son art de pister le loup du Var, la panthère des neiges du Kirghizistan ou les lombrics des composts d’appartement, le philosophe Baptiste Morizot se mobilise au sein du projet « Vercors vie sauvage », un écrin de 490 hectares de forêt acheté par plus de 10 000 donateurs afin de le soustraire à l’exploitation et de le laisser en libre évolution. Ces manières de penser de façon accordée ne sont pas le signe de la fin de l’universalité, mais celui d’un ancrage territorial de la pensée.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « On casse l’expertise de l’Etat en matière d’environnement » : les messages d’alerte des agents des parcs nationaux

En France, le terrain avait été défriché par quelques pionniers. Michel Serres avait chahuté la philosophie du droit avec Le Contrat naturel (Flammarion, 1990). Le botaniste Jean-Marie Pelt avait popularisé la « vie sociale » des plantes, et Françis Hallé en avait fait « l’éloge ». Elisabeth de Fontenay avait mis au jour l’énigme de l’animalité au sein du corpus philosophique occidental dans Le Silence des bêtes (Seuil, 1998) ; Jean-Christophe Bailly avait reconverti la poésie à la parole muette de l’animal dans Le Parti-pris des animaux (Christian Bourgois, 2013) et Catherine Larrère développé une « philosophie de l’environnement ». Sans oublier le psychanalyste Félix Guattari qui, dans Les Trois Ecologies (Galilée, 1989), théorisa l’« écosophie », une écologie globale, à la fois sociale, mentale et environnementale.

« L’hypothèse Gaïa »

Mais la greffe n’avait pas complètement pris. D’autant que l’essai de Luc Ferry Le Nouvel Ordre écologique (Grasset, 1992) avait largement contribué à déconsidérer cette critique de l’anthropocentrisme assimilée à un « antihumanisme » et, dans sa forme la plus radicale, à du néoconservatisme, du gauchisme, voire à du totalitarisme et du néofascisme. Mais les temps ont changé. La banquise a fondu et les digues ont sauté. Un changement de perspective s’est donc opéré. Un renversement métaphysique, tout d’abord. Avec de nouvelles ontologies élaborées par l’anthropologue Philippe Descola et le sociologue Bruno Latour.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Philippe Descola : « En Amazonie, c’est d’abord le milieu de vie des Amérindiens qui est détruit »

Afin de dépasser le dualisme entre nature et culture, dont il observa l’inadéquation sur son terrain amazonien auprès d’une tribu jivaro, les Achuar, qui considéraient les plantes qu’ils mangeaient et les animaux qu’ils chassaient comme ontologiquement semblables à eux, Philippe Descola a distingué quatre façons de percevoir les continuités et les discontinuités entre les humains et les non-humains : le totémisme (qui repose sur l’idée qu’il y a une homologie, une appartenance commune, entre certains humains et non-humains) ; l’animisme (qui suppose que la plupart des non-humains qui nous entourent ont une âme ou une intériorité) ; le naturalisme (fondé sur l’idée que les humains vivent dans un monde séparé de celui des non-humains) ; et l’analogisme (où humains et non-humains mènent des vies séparées mais analogues).

« Avant, les naturalistes étaient souvent réacs, mais il y a un renouveau à gauche de ces pratiques » 
Christophe Bonneuil, historien

Afin de prendre la mesure du nouveau régime climatique au sein duquel les activités humaines sont devenues des forces telluriques, Bruno Latour réactive « l’hypothèse Gaïa », personnification antique de la Terre reprise par le scientifique britannique James Lovelock dans les années 1970, dont il revendique la puissance d’incarnation, car « ceux qui affirment que la Terre n’a pas seulement un mouvement mais aussi un comportement, qui la fait réagir à ce que nous lui faisons, ne sont pas tous des foldingues qui auraient versé dans l’étrange idée d’ajouter une âme à ce qui n’en a pas », explique-t-ilUne Terre qui pourrait même être défendue au sein d’un « parlement des choses », une sorte de Sénat mondial où siégeraient des porte-parole d’entités non représentées : forêts, insectes pollinisateurs, oiseaux migrateurs, mais également aéroports ou OGM. En résumé, Philippe Descola a montré qu’il n’y a pas d’universalité de la distinction entre nature et culture, et Bruno Latour qu’il y avait d’autres modes d’existence. Le premier invite désormais à une « politique de la Terre », alors que le second a théorisé une « politique de la nature ». Tous deux sont des références incontestées de la galaxie écopolitique.

La Drôme, cluster écopolitique

Le premier est le maître et le professeur, le second l’ami et l’animateur. Philippe Descola a dirigé la thèse de l’anthropologue Nastassja Martin, co-écrit un livre d’entretiens avec Pierre Charbonnier et inspiré les bandes dessinées en forme de petits traités d’écologie sauvage d’Alessandro Pignocchi, qui poétise et polarise une sorte de zadisme animiste (Anent : Nouvelles des indiens jivaros, Steinkis, 2016, ou La Recomposition des mondes, Seuil, 2019) ; Bruno Latour correspond avec Emanuele Coccia ou Vinciane Despret, suit les travaux de la philosophe éco-féministe Emilie Hache et mène des projets théâtraux avec Frédérique Aït-Touati, chercheuse au CNRS, spécialiste de littérature comparée et d’histoire des sciences, parmi lesquels Gaïa Global Circus,dont la dramaturgie est destinée à associer l’écologie politique aux énergies artistiques. Bruno Latour relit les travaux des uns et des autres. Il relie les uns aux autres aussi. Ainsi, c’est au cours d’une soirée dans son appartement parisien que la romancière Maylis de Kérangal a rencontré Nastassja Martin et l’a encouragée à écrire Croire aux fauves (Gallimard, 2019), récit de sa confrontation avec un ours au Kamtchatka qui devint un surprenant succès de librairie.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Croire aux fauves », de Nastassja Martin : l’étreinte de l’ours

Car toute la petite bande écosophique se connaît, s’écrit, s’encourage, s’apprécie, se critique, et se chamaille de temps à autre aussi. Elle se retrouve parfois dans des régions où la galaxie se densifie. Notamment dans la Drôme, devenue un véritable « cluster » écopolitique, un écosystème intellectuel : Baptiste Morizot s’est installé près de Chabeuil, à quelques encablures de Saint-Jean-en-Royans ; où réside l’historien de l’anthropocène Christophe Bonneuil ; Emilie Hache habite désormais à Die, tout comme le collapsologue Pablo Servigne, une ville ouverte sur la pluralité des formes de vie. Profitant de la proximité avec Lyon, les nouveaux écosophes peuvent donner leur cours à l’université, vivre pleinement leur urbanité et habiter dans un isolement peuplé (d’arbres, de plantes, d’insectes, de mammifères sauvages ou d’oiseaux et de tous les liens sociaux qui se tissent avec les éleveurs, maraîchers, agriculteurs, mais aussi les intellectuels et activistes écrivains de ces régions en transition).

Armée de ces nouvelles ontologies, toute la génération écosophique plaide pour l’élargissement du politique « aux bêtes, aux fleuves, aux landes, aux océans, qui peuvent eux aussi porter plainte, se faire entendre, donner leurs idées », comme l’affirme l’écrivaine Marielle Macé, autrice de Nos cabanes (Verdier, 2019), avec « ce sentiment que nous vivons dans un âge où toutes les entités qui peuplent le monde réclament attention et patience ». Car le tournant écopolitique de la pensée contemporaine repose sur une conversion de l’attention. Puisque la crise écologique est « une crise de la sensibilité », assure Baptiste Morizot, c’est-à-dire un appauvrissement, voire « une extinction de l’expérience de la nature », comme le déplore l’écrivain et lépidoptériste américain Robert Pyle, il importe de retrouver les voies de l’attention aux êtres vivants, qu’ils soient humains ou non.

Faire bouger les lignes

Dans un monde où les enfants connaissent davantage les marques et les logos que le nom des arbres ou celui des oiseaux, une reconnexion s’impose. Non, la nature n’est pas de la verdure et le paysage n’est pas un décor, répètent-ils. Le sentiment est communément partagé avec Nietszche que « le désert croît » et, avec Segalen, que « le divers décroît ». On déplore l’érosion de la biodiversité, mais sans que soit altérée la joie de penser. On reconnaît à la collapsologie d’avoir radicalisé les alertes sans tomber dans les écueils de l’effondrisme. Il y a une volonté de s’affranchir d’une certaine modernité afin d’échapper aux routes balisées d’un monde usé, mais sans aucun passéisme. « Avant, les naturalistes étaient souvent réacs, remarque l’historien Christophe Bonneuil, mais il y a un renouveau à gauche de ces pratiques, au sein de cette mouvance qui se trouve à la croisée de la radicalisation des alertes. » Ici, on lit et on loue« l’écologie sociale » de Murray Bookchin plus que la critique antitechnicienne de Jacques Ellul. Même si, comme l’affirme Philippe Descola, « la gauche démiurgique et prométhéenne n’est plus d’actualité ».Article réservé à nos abonnés Lire aussi Pierre Charbonnier, penseur du climat social

Une nouvelle ontologie, une conversion de l’attention, une fréquente inscription territoriale de la pensée et une envie d’élargir la démocratie réunissent cette galaxie. Mais gare aux mauvaises lectures comme au simplisme des exégètes. Comme le risque de tomber dans un catéchisme écologique avec son « culte de la Nature » mené par des « animistes illuminés », s’agace Régis Debray dans Le Siècle vert (Gallimard, 56 pages, 4,90 euros). Comme la tentation de céder au « règne de l’indistinction » entre les animaux et les plantes qui, selon la philosophe Florence Burgeat, ne résiste pas à une véritable phénoménologie de la vie végétale (Qu’est-ce qu’une plante ?, Seuil, 208 pages, 20 euros). Ou bien encore de verser dans un zoocentrisme à l’égalitarisme déplacé, qui nie l’exceptionnalisme humain au nom de l’appartenance effective des vivants à un même monde commun, explique le philosophe Etienne Bimbenet dans Le Complexe des trois singes (Seuil, 2017).Article réservé à nos abonnés Lire aussi Figures libres. L’homme, animal très particulier…

Mais rien n’y fait. La nouvelle vague écopolitique est en train de déplacer les lignes idéologiques et de s’imposer dans l’espace politique et médiatique. L’entrée des humanités ou des réflexivités environnementales à l’université, l’importance de la collection « Anthropocène » aux éditions du Seuil (dirigée par Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz) ou « Mondes sauvages » chez Actes Sud (dirigée par Stéphane Durand), tout comme l’essor des éditions Wildproject, lancées en 2009 par Baptiste Lanaspèze, afin d’« acclimater en France les idées révolutionnaires de la philosophie de l’écologie », témoignent de ce succès. Car c’est un fait, « nous ne sommes plus marginaux », remarque Christophe Bonneuil. D’où la volonté d’aller voir de plus près ce que ces penseurs du nouveau monde ont à dire de notre monde.

Baptiste Morizot : « Il faut politiser l’émerveillement »

Par Nicolas Truong 

Publié le 04 août 2020 à 18h00 – Mis à jour le 05 août 2020 à 07h04

https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/04/baptiste-morizot-il-faut-politiser-l-emerveillement_6048133_3451060.html

ENTRETIEN

Penseurs du nouveau monde (3/6). Dans un entretien au « Monde », le philosophe et naturaliste explique pourquoi, face à la dévastation planétaire, le combat écologique ne doit pas reposer uniquement sur l’indignation.

Entretien. Ecrivain et maître de conférences en philosophie à l’université d’Aix-Marseille, Baptiste Morizot a publié en février Manières d’être vivant(Actes Sud, 336 p., 22 €). Il détaille pourquoi la crise écologique est une crise de la sensibilité et cherche quelques pistes afin d’y remédier.

Pourquoi la crise écologique que nous vivons est-elle, selon vous, une crise de la sensibilité ?

La crise de la sensibilité, c’est en fait l’appauvrissement des mots, des capacités à percevoir, des émotions et des relations que nous pouvons tisser avec le monde vivant. Nous héritons d’une culture dans laquelle, dans une forêt, devant un écosystème, on « n’y voit rien », on n’y comprend pas grand-chose, et surtout, ça ne nous intéresse pas : c’est secondaire, c’est de la « nature », c’est pour les « écolos », les scientifiques et les enfants, ça n’a pas de place légitime dans le champ de l’attention collective, dans la fabrique du monde commun.

Mais poser le problème ainsi ne conduit-il pas à une dépolitisation de notre rapport au vivant ?

Bien au contraire. Pace que notre sensibilité au vivant a tout à voir avec la question de notre action pour le défendre. L’engagement, traditionnellement, repose avant tout sur l’affect très puissant du sentiment d’injustice. Il est intéressant d’interpréter ce phénomène en termes spinozistes. Le sentiment d’injustice et l’indignation qu’il suscite correspondent à ce que Baruch Spinoza appelle « la haine ». Il ne faut pas l’entendre littéralement ici : il redéfinit la haine comme un sentiment de tristesse à l’idée de l’existence de quelque chose. C’est cela, au fond, l’indignation. Précisément : on est attristé, atterré, dévasté par l’existence du néolibéralisme, de l’extractivisme, du capitalisme financiarisé, des forces économiques qui produisent le réchauffement climatique, etc.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Baptiste Morizot : « Si la propriété privée permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ? »

C’est là un carburant pour les luttes qui est extrêmement puissant, qui permet à l’engagement de prendre des formes critiques, combatives à l’égard de ce qui détruit le tissu du vivant. Toutefois, dès lors qu’on interprète ce problème à la lumière de la pensée spinoziste des affects, une sorte de point aveugle émerge. C’est que la tristesse et la colère seules diminuent notre puissance d’agir. Si on envisage la crise et qu’on s’engage simplement avec le moteur de l’indignation, il arrive ce que l’on sait : on est submergé de nouvelles désespérantes, et cela aboutit au sentiment d’impuissance. Ou bien on renonce et on pense à autre chose, ou bien on se durcit dans le ressentiment et on entre dans le radicalisme rigide, typique du militantisme rageur d’écran d’ordinateur.

Comment sortir de ce sentiment d’impuissance face aux nouvelles désespérantes sur l’état de la planète ?

Je pense que l’engagement collectif dont nous avons besoin pour défendre l’habitabilité de cette Terre, pour défendre notre monde, ne peut prendre réellement son envol que quand il dispose de deux ailes. En effet, parallèlement à cette nécessité du sentiment d’injustice, il faut ce que Spinoza appelle de « l’amour ». A nouveau, il ne faut pas entendre par là le sentiment mièvre de l’amour, mais, suivant sa définition, la joie associée à l’existence de quelque chose. Par joie, il entend le sentiment de passage à une puissance d’agir et de penser supérieure. Dans la joie, notre puissance d’agir individuelle et collective est augmentée. C’est la deuxième aile. L’engagement ne vole pas loin, il ne vole pas longtemps si on lutte seulement contre : il faut lutter aussi pour. Mais pour quoi ?Article réservé à nos abonnés Lire aussi Cohabiter avec tous les vivants

C’est là que le bât blesse. Il y a plusieurs joies possibles, complémentaires. Mais celle qui fait vraiment défaut, et qui m’intéresse, c’est la joie à l’idée de l’existence du vivant, et d’en être. Et cet affect doit être inventé à partir de presque rien dans notre culture. Parce que les modernes ne sont pas au courant qu’ils sont des vivants, et quand ils le savent, ils le vivent plus comme un déclassement que comme un honneur. Etre vivant, être de ce monde, partager avec les autres vivants une communauté de destin et une vulnérabilité mutuelle, tout cela ne fait pas partie de notre conception culturelle de nous-mêmes.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Baptiste Morizot, un philosophe « sur la piste animale »

En effet, la culture dont nous sommes les héritiers s’est construite comme un « ouvrage défensif »,comme le dit magnifiquement Claude Lévi-Strauss, pour couper tous les passages propres à attester « notre connivence originelle avec toutes les manifestations de la vie ». Nous avons désappris à faire l’expérience du prodige d’être un vivant, de faire partie de cette extraordinaire aventure du vivant. Nous l’avons abaissé, humilié et dévalué. En conséquence, il faut reconstituer presque ex nihilo cette affiliation. C’est ce que j’essaie de faire, à tâtons, dans Manières d’être vivant. Travailler à cette idée, c’est mener une bataille culturelle. Il s’agit de désincarcérer l’affect de l’émerveillement de sa caricature comme une émotion strictement esthétique, bourgeoise ou enfantine, inconsciente de la conflictualité du monde. L’enjeu est de restituer leur prodige aux autres formes de vie, mais ensuite de politiser l’émerveillement : d’en faire le vecteur de luttes concrètes pour défendre le tissu du vivant, contre tout ce qui le dévitalise.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Le loup remet en question notre modèle de souveraineté humaine »

A mon sens, tout engagement pour préserver l’habitabilité de ce monde commun est profondément amputé s’il ne dispose pas de cette deuxième aile pour voler haut et fort. Sans cette joie vécue et sensible à l’idée de l’existence du vivant en nous et hors de nous, comment lutter contre les puissances mortifères des lobbys du pétrole et de l’agrobusiness ? Pour s’engager, nous avons besoin de l’indignation pour armer l’amour, mais nous avons besoin de l’amour du vivant pour maintenir à flot l’énergie, et savoir quel monde défendre.Baptiste Morizot, philosophe du vivant

Philosophe de terrain, Baptiste Morizot est sans doute l’un des plus enthousiasmants de cette génération d’intellectuels qui renouent avec les pratiques naturalistes. Né en 1983 à Draguignan (Var), au sein d’une famille dont le père était vétérinaire, il a déjà marqué de son empreinte la pensée écopolitique par des méditations conceptuelles sur la cohabitation avec les loups (Les Diplomates, Wildproject, 2016), des enquêtes philosophiques et des récits pédagogiques sur l’art du pistage (Sur la piste animale, Actes Sud, 2018, et Pister les créatures fabuleuses, Bayard, 2019).

Dans Manière d’être vivant (Actes Sud, 336 pages, 22 euros), il explique pourquoi la crise écologique relève d’une crise de la sensibilité. Un essai incarné, maillé de dénombrements émerveillés d’oiseaux migratoires ou de pistages de loup sur les stations de ski abandonnées du Vercors. Un texte philosophique qui forge quelques concepts afin de remédier à la « violence innocente » de notre « cécité » face au vivant : comme celui des « égards ajustés » envers les autres formes de vie (abeilles pollinisatrices, animaux de ferme ou forêts anciennes). Un concept qui échappe au dualisme (qui sépare la nature de la culture), au moralisme (défendre la « Nature » est un impératif catégorique), au primitivisme (le sauvage est préférable au civilisé), ainsi qu’aux importations hasardeuses de rites animistes amérindiens dans des lieux alternatifs des campagnes françaises.

Il faut suivre Baptiste Morizot à la trace, comme les animaux qu’il piste dans les montagnes, les cours d’eau et les forêts, notamment dans la Drôme, où il s’est installé avec sa compagne, l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual, avec qui il a publié Esthétique de la rencontre (Seuil, 2018), un essai sur nos « rencontres manquées » avec l’art contemporain. Pantalon de randonnée et chemisette respirante, jumelles de précision et véhicule 4 × 4 afin de rejoindre des endroits parfois escarpés, Baptiste Morizot ouvre la voie. Ce jour-là, celle qui conduit, non pas vers les loups qu’il trace et avec qui il hurle, ou plutôt « dialogue » parfois à la nuit tombée, car les parents de la meute viennent récemment d’être décimés, sans doute par un éleveur exaspéré, mais vers les 490 hectares de forêt ancienne du projet Vercors vie sauvage, îlot de biodiversité dont l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) est propriétaire depuis 2019 grâce à une dizaine de milliers de personnes donatrices et dont Baptiste Morizot est un « compagnon de route ».

Animaux stoïciens et nietzschéens

Entre hêtres centenaires et prairies calcicoles, on surprend quelques biches, une harde de marcassins, on espère voir un mouflon. Un paysage s’ouvre comme ceux qui prospéraient avant leur destruction. D’autant que les cerfs, sangliers ou mustélidés qui ne sont plus chassés depuis un an se montrent moins farouches que par le passé, voire curieux des rares bipèdes qu’ils croisent. Sur la route qui mène à cette ancienne réserve de chasse reconvertie en réserve de vie sauvage, Baptiste Morizot observe les vautours fauves, « animaux voués au stoïcisme », car ils attendent patiemment la mort d’un autre pour se nourrir, ou bien scrute un faucon crécerelle qui, « en animal nietzschéen », fond sur sa proie et « affirme sa volonté de puissance ». Tout, lorsque l’on développe cet art de l’observation et cette écologie de l’attention, se relie et se repeuple.

Nous sommes dans le Vercors, à quelques encablures du village de Léoncel, du col de la Bataille et près de tant de hauts lieux de la Résistance. Le philosophe naturaliste chemine, défriche, raisonne, déduit. Et c’est comme si l’on voyait la Terre depuis la Lune. Un monde – le nôtre – s’ouvre à notre perception, à la lumière des interdépendances des espaces et des espèces. « Pister, c’est l’art d’enquêter sur les autres manières d’être vivant, une manière de sentir leur présence en dépit de leur apparente absence », déclare Baptiste Morizot.

Loin de la randonnée, la marche devient ainsi méditation métaphysique et l’observation, un polar écologique. Baptiste Morizot renoue ainsi avec les naturalistes du XIXe siècle. D’ailleurs, le cœur de sa philosophie, c’est le darwinisme. Mais celui-ci fut longtemps mal considéré, en raison de sa récupération politique droitière qui supposait que seuls les plus forts devaient survivre.

Baptiste Morizot veut « réconcilier la gauche avec Darwin ». En « diplomate » des interdépendances qui tente de comprendre éleveurs et défenseurs des animaux, chasseurs et naturalistes, agriculteurs et les écologistes, il soutient une écologie qui n’est pas antimoderne, préfère la biologiste américaine et écologiste progressiste Rachel Carson (1907-1964) au philosophe français et critique du système technicien Jacques Ellul (1912-1994). A partir de ses expériences de pistage du grizzly dans le parc de Yellowstone, de la panthère des neiges au Kirghizistan ou encore du loup près du camp de Canjuers, il invente non seulement un nouveau cosmopolitisme, mais dessine une « cosmopolitesse », une manière singulière d’être infiniment élégant avec le vivant.

Emanuele Coccia : « Nous sommes tous une seule et même vie »

Par Nicolas Truong 

Publié le 05 août 2020 à 18h00 – Mis à jour le 06 août 2020 à 06h50

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/05/emanuele-coccia-nous-sommes-tous-une-seule-et-meme-vie_6048227_3232.html

ENTRETIEN

« Penseurs du nouveau monde » (4/6). Les êtres sont composés d’une seule et même substance qui ne cesse de se métamorphoser, explique le philosophe Emanuele Coccia dans un entretien au « Monde ». Et cette reconnaissance permet de fonder une politique planétaire affranchie de toutes les frontières.

Philosophe et maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Emanuele Coccia a récemment publié Métamorphoses(Rivages, 240 p., 18 €). Il explique pourquoi les plantes sont les jardiniers et les paysagistes de notre monde.

Pourquoi les plantes ont-elles, selon vous, modifié à jamais la structure métaphysique du monde ?

Les plantes jouent un rôle majeur car ce sont elles qui font de la matière et de l’espace qui nous entourent un monde : elles sont responsables (avec les océans et les bactéries) de l’oxygénation de l’atmosphère, mais surtout de la capture et de la mise à disposition pour tous les vivants de la lumière solaire, qui est la source principale d’énergie sur cette planète. Et de ce point de vue, elles transfigurent littéralement la planète dans quelque chose dont la chair contient une force extraterrestre. Une pomme, une poire, une pomme de terre : ce sont de petites lumières extraterrestres encapsulées dans la matière minérale de notre planète. C’est cette même lumière que chaque animal recherche dans le corps de l’autre lorsqu’il mange (peu importe qu’il mange d’autres animaux ou des plantes) : tout acte de nutrition n’est rien d’autre qu’un commerce secret et invisible de lumière extraterrestre, qui par ces mouvements circule de corps en corps, d’espèce en espèce, de royaume en royaume.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Métamorphoses », d’Emanuele Coccia : la chronique « philosophie » de Roger-Pol Droit

Et en quel sens le monde est-il un jardin plutôt qu’un zoo ?

Le monde est tout d’abord une réalité végétale : c’est seulement parce qu’il est un jardin que nous pouvons y vivre. Au fond, nous ne sommes jamais sortis du paradis, nous n’avons jamais abandonné le jardin originel. Nous ne pourrons jamais le quitter. Etre au monde signifie pour nous, les humains, être condamnés à nous nourrir de ce que la vie végétale a su faire du soleil et du sol, de l’eau et de l’air. Mais si le monde est jardin, ce n’est pas parce que les plantes en constituent le contenu privilégié : c’est au contraire parce que ce monde est fait, fabriqué par les plantes. Elles en sont donc les jardiniers : ce sont elles qui font ce monde, ce sont elles qui maintiennent ce monde en vie. Nous, les hommes, ainsi que tous les autres animaux, nous sommes l’objet de l’action du jardinage cosmique des plantes. Nous sommes seulement l’un des leurs nombreux produits culturels ; nous sommes l’un des innombrables objets de leurs agricultures. Les plantes ne sont pas le paysage, elles sont les premiers paysagistes.

Pourquoi, dans votre philosophie, la raison est-elle fleur ?

La fleur est un organe paradoxal. Elle est l’organe sexuel d’une grande partie des plantes – ce qui a permis à Jean-Marie Pelt de nous rappeler souvent qu’à chaque fois qu’on offre un bouquet de fleurs, on offre en réalité l’équivalent végétal d’un bouquet de pénis et de vagins. Mais la plupart des fleurs rendent impossible ou très difficile l’autofécondation : or, comme les plantes sont des êtres fixes, pour qu’il y ait « relation sexuelle », il faut l’intervention d’un tiers, qui peut être un animal ou un agent atmosphérique.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « La Terre peut se débarrasser de nous avec la plus petite de ses créatures »

Une fleur est donc une structure qui permet d’inclure dans l’acte sexuel des individus qui appartiennent à un autre règne. Il est un agent de mélange interspécifique radical. Mais surtout, à travers les fleurs, les espèces végétales mettent leur destin génétique et biologique dans les mains d’une autre espèce. D’une certaine manière donc, la fleur est un étrange mécanisme qui transforme une autre espèce dans la tête pensante de sa propre espèce. Elle permet une articulation biologique entre plusieurs espèces dont l’une devient l’esprit de l’autre.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Figures libres. Quand les végétaux créent le monde

Mais il y a plus. Les décisions ou le choix des insectes, concernant quelle fleur doit s’accoupler avec quelles autres fleurs, sont fondés non pas sur un calcul rationnel, mais sur le goût : c’est le contenu en sucre d’une fleur ou son apparence esthétique qui déterminent leur choix. L’évolution végétale est donc basée sur le goût des autres espèces, et non sur quelque calcul rationnel. Le goût sensible d’une espèce décide du sort des autres espèces. Toute relation entre espèces peut être lue non seulement comme quelque chose de contingent, mais comme quelque chose de semblable à la relation entre un artiste et la pièce de matière qu’il manipule, ou mieux encore comme la relation entre le conservateur et l’artiste.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Les pissenlits méritent mieux que l’anonymat »

Dans cette perspective, les insectes, en tant qu’esprits végétaux, sont les conservateurs de plantes qu’ils pollinisent. Inversement, ces plantes à fleurs sont une installation artistique d’abeilles, une sorte de biennale qui durerait dans le temps. L’évolution, alors, n’est rien d’autre que la mode dans la nature, c’est un défilé qui se poursuit pendant des millions d’années, où une espèce laisse porter de nouveaux vêtements à d’autres espèces. Chaque paysage est l’équivalent d’un spectacle d’art contemporain ou d’une collection de mode. Or, dire que la raison est une fleur, c’est affirmer que la pensée est hermaphrodite et queer : elle sert toujours à mélanger les genres et les essences, et non à les séparer.

A vous lire, nous ne serions qu’une seule et même substance qui ne cesse de se modifier. Y a-t-il une politique de la métamorphose ?

Ce n’est qu’en reconnaissant que tous les êtres vivants, quelle que soit leur espèce, vivent une seule et même vie qu’une politique planétaire et écologique peut être fondée. Ce n’est que lorsque nous reconnaissons que la vie qui nous anime et nous traverse est la même que celle qui anime et traverse un pissenlit, un oiseau de paradis, mais aussi les champignons, bactéries ou virus qui ont causé tant de morts que nous pouvons changer notre regard, notre attitude et nos actions envers la planète. Nous sommes tous une seule et même vie, qui ne cesse de produire des formes différentes sans changer sa substance. Face à cette identité, toute propriété, toute frontière perd sa signification.Emanuele Coccia, philosophe des métamorphoses

C’est un dandy de l’écologie, un ovni de la philosophie. Un intellectuel sensible et profond aussi, qui aime les expérimentations, les rencontres et les hybridations. Ses livres inspirent des expositions d’art contemporain, des performances théâtrales, des réflexions architecturales. Selon lui, le monde n’est fait que d’une seule substance qui ne cesse de se métamorphoser. Car « tout est dans tout », dit Anaxagore. « La vie n’est que le papillon de cette énorme chenille qu’est Gaïa, elle est la métamorphose de cette planète »,écrit-il dans Métamorphoses (Rivages, 240 pages, 18 euros) pour résumer sa philosophie.

Il y a un style, une musique, une esthétique Coccia. Ses ouvrages, principalement publiés aux éditions Rivages, rappellent l’art de la métaphore du philosophe allemand Peter Sloterdijk et la prose déliée du philosophe italien Giorgio Agamben, auprès de qui il a travaillé, « un ami dont le génie réside dans sa capacité de faire de la pensée une dimension totale : on peut commencer à penser n’importe où à partir de n’importe quoi ». C’est pourquoi, assure-t-il, « la philosophie a toujours été une non-discipline qui a souvent surgi là où on ne l’attendait pas » : de la littérature chez Platon, de la biologie chez Aristote, de la théologie au Moyen Age, de l’économie chez Marx. Aujourd’hui, affirme Emanuele Coccia, maître de conférences à l’EHESS, il est clair que la philosophie, c’est-à-dire « la volonté de produire des connaissances à partir d’un désir débridé », est « plus présente en dehors des universités qu’à l’intérieur de celles-ci, notamment dans l’art, qui est un laboratoire philosophique très actif ».

Poussé par « le féminisme inconscient » de sa mère, qui plaça sa sœur dans une école de l’élite et son frère jumeau, Matteo, dans un établissement spécialisé dans l’informatique, Emanuele Coccia étudia dans un lycée agricole dans la campagne du centre de l’Italie. Cette plongée dans la vie végétale a « marqué de manière définitive » son regard sur le monde. Car celui-ci est « un jardin plutôt qu’un zoo », écrit-il dans La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange (2016), ouvrage qui marqua le « tournant végétaliste » de la pensée contemporaine.

Les pieds dans le plat

Adolescent, il était panthéiste et pensait que tous les êtres étaient animés d’une seule et même vie. Même s’il a beaucoup travaillé la théologie médiévale chrétienne, il l’est, d’une certaine manière, resté. Ce livre obtient le prix international des Rencontres philosophiques de Monaco et sera traduit dans une dizaine de langues. Un essai dédié à son frère jumeau, décédé en 2001. Car « depuis, écrit-il dans Qu’est-ce que la philosophie ? (2019), il y a un instinct, un désir, une force qui me pousse à m’identifier à n’importe quelle chose, et à ne jamais être sûr qu’il ne s’agisse pas d’un jumeau qui a temporairement perdu son apparence ».

Profondément influencé par Bruno Latour, qui a « renversé l’ontologie », le philosophe de la gémellité Emanuele Coccia n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat. Ainsi critique-t-il certains impensés de l’écologie, notamment cette récurrente métaphore de la maison – qu’elle porte dans son nom : « écologie » signifie littéralement « science de la maison »D’où vient cette « obsession » de la maison ? « A bien y penser, il n’y a rien de naturel dans tout cela, répond-il. Pourquoi la relation que les êtres vivants entretiennent entre eux devrait-elle ressembler à notre socialité domestique ? Avons-nous besoin qu’Ibsen et Tolstoï nous apprennent à nouveau que les maisons ne sont pas des endroits particulièrement heureux ? » De même est-il sévère avec la « criminalisation de la nutrition » par l’antispécisme et certaines formes de véganisme; parce que « l’alimentation est cet acte de réincarnation qui fait que tous les vivants prennent le corps des autres et donnent aussi le corps aux autres ». 

Sa philosophie atmosphérique s’est notamment incarnée dans La Vie sensible (2010), mais aussi dans Le Bien dans les choses (2013), une réhabilitation de l’objet et notamment de la publicité, considérée comme une forme de morale. Entre Paris et Milan, où il écrit sur la « forêt verticale », nom donné aux tours végétalisées et arboricoles conçues par l’architecte Stefano Boeri, ce philosophe du mélange vogue de cocon en cocon et poursuit ses métamorphoses, sans jamais donner l’impression de papillonner.

Frédéric Keck : « Cette crise est un vrai défi pour la recherche »

Par Nicolas Truong 

Publié le 06 août 2020 à 18h00 – Mis à jour le 07 août 2020 à 16h02

https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/06/frederic-keck-cette-crise-est-un-vrai-defi-pour-la-recherche_6048313_3451060.html

ENTRETIEN

« Penseurs du nouveau monde » (5/6). Dans un entretien au « Monde », l’anthropologue Frédéric Keck analyse les ressorts sociaux, sanitaires et politiques d’une pandémie qui, selon lui, « va durer longtemps ».

Entretien. Anthropologue, Frédéric Keck vient de publier Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine » (préface de Vinciane Despret, aux éditions Zones sensibles, 2020). Il analyse la reprise de la pandémie de Covid-19.

Dans quelle mesure est-ce la lecture, l’édition et la fréquentation de Claude Lévi-Strauss qui vous ont conduit à étudier notre « monde grippé » ?

J’ai édité Le Totémisme aujourd’hui et La Pensée sauvage dans les Œuvres de Claude Lévi-Strauss en « Pléiade ». Ce double livre, paru en 1962, montre que la plupart des sociétés humaines fabriquent leurs classifications à partir des noms d’animaux et de plantes. Il souligne notamment que les nouvelles maladies sont souvent expliquées par des changements dans les relations avec les animaux. Dans son article « La Leçon de sagesse des vaches folles » (paru en italien dans La Repubblicaen 1996, puis en français dans Etudes rurales en 2001), Lévi-Strauss éclaire ainsi une crise sanitaire contemporaine par les mythes des sociétés « sauvages ».

J’ai repris sa méthode en passant de la « vache folle » à la « grippe aviaire » lorsque j’ai commencé mes recherches ethnographiques en 2005. Ces crises sanitaires, qui mobilisent le principe de précaution en maximisant les risques pour les humains, obligent aussi à nous préparer à des catastrophes venues des animaux.

L’ère des maladies qui se transmettent de l’animal à l’homme – les zoonoses – nous fait-elle considérer autrement les relations entre les humains et les non-humains ?

Une anthropologie des zoonoses peut étudier de deux façons les relations entre humains et non-humains impliquées dans l’émergence de nouveaux agents pathogènes. Elle analyse comment des changements de comportements contribuent à ces émergences, comme le commerce global d’animaux sauvages qui rapproche les humains des réservoirs viraux (oiseaux pour la grippe, chauve-souris pour les coronavirus).

Mais elle peut aussi montrer comment les mesures de biosécurité visant à contrôler ces réservoirs modifient les relations entre humains et animaux. Par exemple, à Hongkong, les bouddhistes prient pour les âmes des oiseaux qui sont abattus par le gouvernement et relâchent des oiseaux achetés sur les marchés en portant des masques chirurgicaux. En tant qu’anthropologue, je cherche à décrire comment les différents points de vue impliqués dans la préparation aux émergences zoonotiques peuvent être pris en compte.

Le masque est devenu obligatoire dans les lieux publics clos. Dans quelle mesure va-t-il modifier nos relations sociales ?

Le port du masque dans les lieux publics va à l’encontre de la vision du citoyen français qui doit se présenter à visage découvert. Il s’est imposé en Europe après avoir été un objet commun en Asie depuis la crise du SRAS en 2003. La France, qui a interdit le foulard islamique en 2004, n’a pas saisi ce que cette crise a produit dans les sociétés asiatiques. Le masque retire des éléments d’interprétation dans l’interaction – il faut regarder les yeux plutôt que la bouche – et provoque des gênes matérielles et symboliques.

Mais il suscite également une étonnante inventivité dans les pratiques de fabrication. Il est devenu un signe de la prise au sérieux de la pandémie, mais cela n’exclut pas la fantaisie. Même s’il devient obligatoire dans certains lieux publics, aucune loi ne peut prescrire quel type de masque il faut porter, ce qui laisse une place à l’initiative et à la diversité.

Qu’est-ce que le Covid-19 a changé le plus fondamentalement dans nos comportements ?

Les relations sociales sont en train de devenir plus distanciées, plus virtuelles. Nous n’avions jamais autant communiqué sur Internet, mais nous ne pouvons plus nous réunir pour discuter ou faire la fête. Les projets sont comme suspendus, dans l’attente d’une résolution de la crise sanitaire qui s’étire. Pour l’enseignement supérieur et la recherche, c’est un vrai défi, car il faut prévoir des enseignements en ligne à la rentrée. Les enquêtes de terrain, qui sont le moteur du travail des sciences sociales, sont pour l’instant impossibles. Ce sont autant de défis pour la réflexion collective, qui doit apprendre à faire avec l’imprévisible.Lire aussi La crise du coronavirus, « une occasion à saisir pour changer notre mode de vie »

La Chine a été le foyer du virus, mais elle n’en est plus l’épicentre. Les pays de l’hémisphère Sud sont-ils en train de devenir des « sentinelles » des pandémies ?

La Chine a étouffé les nouveaux foyers de SARS-CoV-2, comme celui de Pékin en juin, avec des mesures très lourdes de confinement et de dépistage. Le gouvernement de Xi Jinping saisit l’occasion de cette crise sanitaire pour contrôler sa population et envoyer des signaux au reste du monde, comme on le voit dans sa reprise en main de Hongkong. Les pays du Sud semblent indiquer à l’Europe les mesures qu’il faudra prendre à l’automne : Melbourne se reconfine, l’Afrique du Sud est en couvre-feu. Ce ne sont pas vraiment des sentinelles, car celles-ci lancent l’alerte au début d’une épidémie, mais ce sont bien des indicateurs que la pandémie va durer longtemps.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Wuhan, épicentre du coronavirus, est un lieu très sensible politiquement »

Une politique écologique peut-elle naître de cette crise, comme l’illustrerait notamment le résultat des élections municipales en France ?

Ces élections ont fait percevoir un besoin de relocalisation de la politique et de l’économie. Je le sens sur les marchés de mon lieu de vacances, où les gens échangent avec plaisir, alors que ces marchés ont été fermés pendant le confinement. Tandis que les marchés financiers continuent à bien se porter malgré la crise économique qui menace, les marchés aux produits frais suscitent une attractivité.

C’est une hypothèse que je vais tester dans les années à venir à propos des marchés aux animaux vivants en Chine, qui ont été dénoncés comme des lieux de saleté et de cruauté : ils répondent plutôt à un manque de confiance dans les supermarchés et à un besoin d’interaction réelle entre producteurs et consommateurs. Ce qui était à l’origine de la crise sanitaire en serait peut-être une solution : l’hypothèse est paradoxale, mais l’anthropologie part souvent de paradoxes pour construire sa méthode comparative.Frédéric Keck, l’anthropologue des pandémies

La crise sanitaire a révélé au grand public cultivé cet anthropologue du « monde grippé ». La pandémie a mis en relief la pertinence de ses recherches pionnières. Directeur de recherche au CNRS au laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, auteur des Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine » (préface de Vinciane Despret, aux éditions Zones sensibles, 240 pages, 20 euros), Frédéric Keck a marqué les esprits par ses analyses éclairées sur le Covid-19. Après avoir suivi les chasseurs de virus et virologues australiens et asiatiques, étudié la façon dont Hongkong, Taïwan et Singapour faisaient face aux zoonoses entre 2007 et 2013, il avait compris que « chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation ». Et distingué trois techniques de préparation aux catastrophes, les « trois S » : les « sentinelles », qui (comme les oiseaux contaminés) envoient des signaux d’alerte précoce ; les « simulations », qui (comme les modélisations d’épidémies) mettent en scène des scénarios du pire cas ; et enfin le « stockage » de biens prioritaires (comme les masques et les respirateurs). Une approche qui le plaça au cœur de la pensée de la catastrophe.

Né en 1974 à Villeurbanne (Rhône) – son père était professeur de toxicologie à l’Ecole vétérinaire de Lyon –, Frédédic Keck a tout d’abord fait le choix de la philosophie avant de prendre le tournant de l’anthropologie. Comme tant d’autres avant lui, de Pierre Bourdieu à Philippe Descola en passant par Claude Lévi-Strauss, dont il édita une partie des œuvres dans « La Pléiade », il décida de bifurquer afin d’ancrer sa pensée dans un objet concret. Après sa formation à l’Ecole normale supérieure auprès de Frédéric Worms – « trois années extraordinaires » à se plonger dans Matière et Mémoire d’Henri Bergson, se souvient-il –, s’imposa peu à peu la nécessité d’un terrain.

Impertinent impénitent

Il fut tout d’abord textuel, avec des travaux consacrés à Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), sociologue et historien des idées encore largement méconnu, proche d’Emile Durkheim, cousin par alliance d’Alfred Dreyfus et intime de Jean Jaurès, un intellectuel socialiste qui oscilla toute sa vie « entre philosophie et anthropologie ». Un Alsacien aussi, comme son père. En allemand, d’ailleurs, Keck signifie à la fois « rapide » et « impertinent ». L’un de ses principaux défauts, répond-il dans un savoureux portrait chinois : « La rapidité qui dérive souvent en impétuosité, en impertinence et en impatience. »

L’homme pressé fit toutefois un long détour par la philosophie avant de se former à l’anthropologie culturelle américaine, dans la tradition de Franz Boas, Alfred Kroeber et Clifford Geertz, qu’il découvrit grâce à l’enseignement de Paul Rabinow à l’université de Berkeley. Mais son terrain expérimental fut celui de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), créée en 1998, et alors dirigée par Martin Hirsch, qui lui proposa d’observer ses comités d’experts : « C’était une voie d’entrée privilégiée pour suivre les dispositifs de surveillance qui s’étaient mis en place en France après la crise de la vache folle », écrit-il dans Un monde grippé (Flammarion, 2010). Une position ethnographique qui lui permit de suivre les débats scientifiques sur le principe de précaution. Et le conduisit, à partir de 2005, à faire de notre « monde grippé » (du virus H5-N1 à l’épidémie de SRAS) son terrain de prédilection. Son écrivain préféré demeure Claude Lévi-Strauss, « parce qu’il concilie Proust, Comte, Rousseau et Montaigne. Quatre siècles de littérature française récapitulés dans une œuvre scientifique ». Pas étonnant de la part de celui qui, de Wuhan à Dakar – son prochain terrain d’enquête –, a résolument pris le parti du « regard éloigné ».

Vinciane Despret : « Ne déclarons pas la guerre au vivant »

Par Nicolas Truong 

Publié le 03 août 2020 à 18h00 – Mis à jour le 04 août 2020 à 05h06

https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/03/vinciane-despret-ne-declarons-pas-la-guerre-au-vivant_6048043_3451060.html

ENTRETIEN

Penseurs du nouveau monde (2/6). Dans un entretien au « Monde », la philosophe analyse la crise sanitaire actuelle du point de vue de notre relation aux oiseaux et explique pourquoi, en matière d’écologie, elle préfère l’activisme au militantisme.

Philosophe et psychologue, Vinciane Despret enseigne à l’université de Liège et a récemment publié Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019), réflexion sur la façon dont les oiseaux conçoivent leur territoire à partir de l’étude des controverses ornithologiques.

On a beaucoup entendu les oiseaux lors de la période de confinement liée à la pandémie de Covid-19. Pourquoi avez-vous voulu témoigner de la présence de leur chant ? Et que nous a-t-il donné à penser ?

La question s’est évidemment posée, au regard de tous ces témoignages : pourquoi ceux qui s’émerveillaient d’entendre les oiseaux ne les avaient-ils pas entendus jusqu’alors ? Peut-être les entendait-on, mais ne les écoutait-on pas ? Poser la question de cette manière est, bien sûr, intéressant, puisqu’elle nous conduit à interroger ce qui, dans nos modes de vie, nous avait rendus tellement insensibles ou peu disponibles, au point que nous n’entendions pas le chant des oiseaux. Et c’est également intéressant de parler en termes de « mode de vie », puisque cela inclut alors l’absence de silence – ce n’est donc pas seulement le fait que nous ne les écoutions pas, c’est qu’ils n’étaient pas audibles dans cette anthropo-cacophonie. Mais s’arrêter à cette formulation fait (encore) de nous les seuls vrais acteurs de cette situation.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Habiter en oiseau » : le volatile, miroir de nos obsessions

Car il est rapidement paru évident à de nombreux ornithologues que les oiseaux avaient eux-mêmes non seulement un point de vue sur cette situation, mais aussi qu’ils avaient bel et bien pris acte des changements de leur milieu de vie. A un moment d’ailleurs crucial pour eux, puisque ces chants accompagnent ce grand festival sonore et visuel printanier que constitue la territorialisation de nombreux oiseaux. Dans certaines zones urbaines, si vous comparez les sonagrammes d’avant le confinement à ceux que l’on a pu enregistrer pendant la crise, vous voyez que les oiseaux ont modifié leurs habitudes : ils chantent plus, et le font pendant des périodes plus longues. Ils doivent dépenser moins d’énergie à lutter contre le bruit et l’on peut avancer qu’ils « s’entendent » probablement mieux, dans les deux sens du terme. Si je me réfère aux travaux du bioacousticien Bernie Krause, je pourrais, par exemple, penser qu’ils s’accordent mieux, que le « respect du temps de parole », qui est l’indice d’un milieu relativement vivable, est nettement favorisé.

Qu’est-ce qui vous a conduite à formuler la proposition que les oiseaux s’étaient « mis sous la protection du virus » ?

J’avais au moins deux raisons de formuler cet énoncé volontairement déstabilisant, outre le fait qu’il rendait aux oiseaux une bonne part d’activité dans la description de la situation. D’une part, il s’agissait de résister au discours martial qui risquait de s’imposer, de refuser les métaphores guerrières – en sachant à quel point les métaphores façonnent notre rapport au monde et aux autres – pour essayer de penser la situation, comme l’a proposé Bernadette Bensaude-Vincent, sur le mode des compositions diplomatiques avec le virus, un mode qui nous engage à trouver « un arrangement pour faire monde avec lui ». C’est une proposition pragmatique. Car il est crucial d’apprendre de nouvelles manières plus attentives de nous rapporter aux autres êtres (virus, bactéries, animaux non humains, végétaux), de cultiver d’autres façons de penser ces rapports de compositions et d’arrangements – et si l’on doit se déclarer en guerre, l’ennemi n’est en fait pas le virus, mais bien d’abord l’économie capitaliste. Car nous ne pouvons déclarer la guerre au vivant.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Nuit des idées 2020 : « Il y a déjà des mondes sans oiseaux », selon Vinciane Despret

D’autre part, dire des oiseaux qu’ils se sont mis sous la protection du virus, c’était pour moi une façon de créer un certain rapport au futur, d’infléchir l’éventuel retour à la situation d’avant, de protéger ce qui, dans cette crise, aussi brutale et difficile a-t-elle été pour nombre de personnes, avait été l’occasion d’une remise en cause de nos manières de vivre, bref, de faire mémoire de ce qui nous est arrivé, dont le fait que nous ayons entendu les oiseaux était pleinement partie prenante. Ainsi, par exemple, j’anticipais : quand le virus ne sera plus là pour protéger les oiseaux – ou, moins rapidement dit, quand les stratégies qui nous protègent du virus changeront et ne les protégeront plus –, serons-nous capables de nous souvenir de ce qu’ils nous ont donné et appris ?

L’écologie est attaquée par ceux qui défendent l’exceptionnalisme humain mais aussi parfois défendue par un front libérationniste, véganiste et « effondriste » assez radical. Quels sont, selon vous, les écueils de ces positions diamétralement opposées ?

N’y a-t-il pas d’autres solutions que ces deux branches d’une alternative aussi peu imaginative – « l’humain est un animal pas comme les autres » et « l’humain (n’)est (qu’)un animal comme les autres » ? Oui, nous, humains, savons des choses que nous sommes seuls à savoir. Comme les éléphants ou les corbeaux ou les cachalots savent des choses qu’ils sont seuls à savoir. L’humain n’est pas un animal comme les autres, pas plus que les corbeaux, les éléphants et les cachalots ne sont des animaux comme les autres.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Vinciane Despret : « Il s’agit vraiment d’agir ensemble »

Mais j’ai le sentiment que c’est également ce que négligent nombre de libérationnistes et d’antispécistes. Bruno Latour remarquait que les antispécistes, parce qu’ils essayent de ramener tous les vivants à la vision morale des humains, tendent à complètement ignorer la multiplicité des manières de vivre et d’être moral – c’est-à-dire la pluralité des rapports que chaque être invente avec d’autres, pluralité qui manifeste que la vie de tout vivant repose toujours, quelle que soit la forme que cela peut prendre, sur la vie d’autres êtres. A la multiplicité des manières d’exister, les libérationnistes substituent en fait une idée définissant la bonne manière d’exister – ce qui fait d’eux des militants, porteurs d’une idée ou d’une cause, là où les activistes s’efforcent « d’activer » des manières de faire et d’exister.

Et c’est un reproche semblable qu’il me semble devoir être adressé aux collapsologues, lorsqu’ils exigent de nous d’adhérer au récit d’un effondrement du « tout ». Ils oublient qu’il n’y a pas de « tout », seulement des milieux-mondes avec des corbeaux, des humains, des éléphants, des lombrics, des bactéries… Certes, tous « tenus » par d’autres et dépendants d’eux, mais dans une pluralité de mondes qu’il n’appartient à personne d’unifier.Vinciane Despret, philosophe de l’éthologie

Dans la famille écopolitique, Vinciane Despret est incontestablement la marraine. Elle est une référence revendiquée par la nouvelle génération écosophique. Elle suscite l’admiration des uns – « C’est un maître, elle a inventé l’espace de pensée que j’explore », soutient le philosophe Baptiste Morizot –, préface les ouvrages des uns et des autres – comme, tout récemment, Les Sentinelles de la pandémie, de Frédéric Keck (Zones sensibles, 240 pages, 20 euros) – et force le respect de tous. Ses travaux précurseurs et iconoclastes sur la façon dont les ornithologues observent le comportement surprenant des perroquets kéas de Nouvelle-Zélande ou des cratéropes écaillés d’Israël font autorité. Si elle est un peu l’aînée, elle n’est pas une figure tutélaire universitaire comme l’anthropologue Philippe Descola, le sociologue Bruno Latour ou encore la philosophe des sciences Isabelle Stengers, auprès de qui elle soutint sa thèse, en 1997, « Savoir des passions et passions des savoirs ».

Née à Anderlecht (Belgique) en 1959, dans une famille de la petite bourgeoisie catholique, formée à la psychologie, au droit et à la philosophie, Vinciane Despret développe une passion pour l’éthologie, cette science des comportements des animaux. En compagnie d’ornithologues qu’elle suit sur leur terrain d’observation, elle montre comment leur savoir transforme les animaux, tout comme, en retour, les éthologues s’en trouvent transformés dans leur façon d’envisager la différence entre les espèces (Naissance d’une théorie éthologique : la danse du cratérope écaillé, Les empêcheurs de penser en rond, 1996 ; Quand le loup habitera avec l’agneau, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002).

C’est avec Isabelle Stengers qu’elle connaît un véritable « ensorcellement métaphysique » et découvre auprès d’elle « un monde où il fait bon penser ». Portée par cette amitié intellectuelle, Vinciane Despret creuse son sillon, malgré le mépris de ses pairs pour ses sujets de recherches animaliers – « ce n’est pas de la philosophie », ne cesse-t-on de lui répéter. Une philosophie de l’éthologie qu’elle mène avec une réticence pour la généralisation, et même pour la conceptualisation, comme s’il ne fallait pas laisser la relation aux vivants s’enfermer dans une simple et seule une définition. Au bonheur des morts (La Découverte, 2015), né de l’infinie douleur familiale causée par le décès de sa petite sœur, marque un pas de côté en enquêtant sur la façon dont les morts entrent dans la vie des vivants. Une méditation sur l’inventivité de leurs relations, à l’image de cette amie qui, relate-t-elle, « porte les chaussures de sa grand-mère afin qu’elle continue de parcourir le monde ».

« Célébrer les réussites »

Dans son Manifeste des espèces compagnes (Flammarion, 2019), la biologiste et philosophe américaine Donna Haraway raconte comment les relations nouées avec sa chienne Cayenne ont profondément changé son rapport aux « autres-êtres-qui-comptent ». Vinciane Despret – qui partage sa vie entre Liège et une maison de village du Gard où elle écrit dès l’été survenu, lorsque les hirondelles ne nichent plus dans sa cuisine ouverte sur la cour – ne quitte pas sa chienne Alba, qu’elle a recueillie, « triste, déprimée et apeurée »dans un centre de la SPA et avec qui elle échange tout au long de la journée, sans jamais l’infantiliser.

Même si elle lutte contre bien des idées reçues, notamment sur les femmes et l’intellectualité (Les Faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée ? La Découverte-Les empêcheurs de penser en rond, 2011), Vinciane Despret n’aime pas verser dans la critique, mais préfère « célébrer les réussites ». Faire le pari de la complexité, aussi, comme en témoigne Etre bête, coécrit avec la sociologue Jocelyne Porcher (Actes Sud, 2007), enquête sur ces éleveurs qui peuvent s’attacher à leurs vaches et à leurs cochons, faire preuve d’attention, de sensibilité et de savoir à leur égard, tout en les conduisant, au bout du chemin, à l’abattoir. Si, en France, dit-on, tout finit en chanson, tout, avec Vinciane Despret, se termine dans un éclat de rire. « En Belgique, on n’a pas d’esprit, mais on a beaucoup d’humour », s’amuse-t-elle. C’est sans doute pour cela qu’elle préfère les merles, les corbeaux et les corneilles, ces volatiles drôles, comiques, burlesques même, « sans noblesse ni délire de grandeur ». Les oiseaux sont peut-être des « frères », comme disait François d’Assise, mais c’est Epicure qui a sans doute raison contre tous les oiseaux de mauvais augure : « Il faut rire tout en philosophant. »

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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