Face au défi de capter des ondes gravitationnelles, « l’expérience a failli mourir plusieurs fois »
Publié le 11 août 2020 à 01h19 – Mis à jour le 17 août 2020 à 14h50
RÉCIT« La saga des ondes gravitationnelles » (4/6). L’alliance entre les Américains de LIGO et les Européens de Virgo, les deux instruments parvenus à détecter les rides dans l’espace-temps, ne s’est pas faite sans heurts, entre discordes, concurrence et méfiance.
« Nous l’avons fait ! » Ce 11 février 2016, à Washington, David Reitze savoure les applaudissements déclenchés par cette exclamation. Ils saluent un exploit attendu depuis un siècle, réalisé grâce à une vaste collaboration internationale de quelque mille physiciens.
Mais que ce fut long et difficile pour cette alliance baptisée LIGO/Virgo d’observer les premières ondes gravitationnelles sur Terre, ce signal extraterrestre qui fait vibrer l’espace-temps lorsque de grosses masses compactes, comme des trous noirs ou des étoiles à neutrons, se tournent autour à des vitesses folles.
« L’expérience a failli mourir plusieurs fois », constate sobrement Harry Collins, sociologue des sciences à l’université de Cardiff, plongé dans le domaine depuis les années 1970.
En fait cette « expérience » se compose de trois instruments, deux aux Etats-Unis pour former LIGO, dont David Reitze est le porte-parole, et un en Italie pour Virgo, collaboration franco-italienne à l’origine. Leurs histoires chaotiques sont très imbriquées et débutent dans les années 1970. « A ce moment-là, les astrophysiciens connaissaient mal la relativité générale. Ils étaient donc plutôt hostiles à cette communauté », rappelle Jean-Pierre Lasota, physicien, coauteur de Les Ondes gravitationnelles (Odile Jacob, 2018). Il est vrai, que, dans le ciel, personne n’avait encore vu d’objets si massifs que seule cette théorie pouvait décrire, comme les trous noirs ou les étoiles à neutrons. Dans Gravity’s Shadow (University of Chicago Press, 2004, non traduit), Harry Collins rappelle même que le terme « observatoire », le « O » de LIGO et Virgo, passait mal chez les astronomes. Le climat est aussi alourdi par les annonces de Joseph Weber qui, en 1969, prétend avoir détecté des ondes, sans que cela ne soit confirmé par d’autres.

« On nous a traités de fous ! », se souvient Alain Brillet (médaille d’or du CNRS), à l’origine de Virgo avec son collègue italien Adalberto Giazotto (décédé en 2017, un mois après le prix Nobel célébrant la première détection des ondes gravitationnelles). « On y croyait mais ça a pris quarante ans pour le démontrer… »
Bruits parasites et mésentente
Tout commence aux Etats-Unis. Pour l’année scolaire 1968-1969, Rainer Weiss, physicien du MIT (Massachusetts Institute of Technology), futur colauréat du Nobel de 2017, prépare son premier cours de relativité générale qu’il découvre « un jour seulement avant ses étudiants », comme il l’explique pour les archives de Caltech, l’institut de technologie de Californie. C’est là qu’il a l’idée de mesurer précisément la variation de distance entre deux masses grâce à une mesure optique dite d’interférence. Il ignore à l’époque que des Russes, en 1962, ont aussi proposé cette idée. Ou même que Joseph Weber a, dans ses carnets, un schéma semblable.
Weiss rédige ensuite un rapport interne pour son laboratoire de recherche en électronique, alors financé par l’armée. Il y détaille la dizaine de bruits parasites qui vont pourrir la vie des chercheurs pendant plus de quarante ans et masquer le signal tant attendu. Tremblement de terre, fluctuation de la lumière, agitation thermique des miroirs, perturbations électromagnétiques… La même année, il envoie une demande de financement à la Fondation nationale pour la science américaine (NSF). Echec. Rebelote en 1974. Mais l’évaluateur allemand du projet est impressionné par l’idée et contacte Ray Weiss pour lui dire que son équipe va se lancer. Cela donnera naissance au projet GEO600 qui rejoindra LIGO.
« Gérer les divas n’est pas simple. Surtout quand elles ne sont pas d’accord entre elles. » Jean-Yves Vinet, ex-porte-parole de Virgo
La troisième tentative est néanmoins la bonne. En 1975, il rencontre le deuxième Nobel de 2017, Kip Thorne, physicien théoricien de Caltech, qui ne croit pas à l’interférométrie ! Mais au bout d’une nuit blanche, Rainer Weiss le convainc et, en plus, lui conseille d’embaucher à Caltech un spécialiste, Ronald Drever, qui travaille sur des barres résonnantes mais aussi sur l’optique à Glasgow. Ce dernier traversera l’Atlantique en 1979, à mi-temps d’abord, avant de s’installer définitivement en 1983. C’est l’année où la NSF approuve le projet de Weiss, désormais associé à Caltech.
Il s’agit de construire deux interféromètres – chacun doté de deux faisceaux lasers de 4 km de long permettant de comparer les modifications de leur longueur au passage d’une onde gravitationnelle. Le second instrument devant confirmer les résultats du premier. Se met donc en place une troïka, Ray Weiss (MIT), Ron Drever et Kip Thorne (Caltech), qui ne s’entendent pas du tout… En 1986, la NSF craint pour l’avenir du projet et impose un changement de gouvernance. Un an plus tard arrive Robbie Vogt, un astrophysicien, pour mettre de l’ordre. Mais même s’il arrive à convaincre le Congrès de financer LIGO, le projet avance mal. Ron Drever est viré, puis c’est au tour de Vogt lui-même. Violent. Vogt ne sera pas signataire de l’article décrivant la découverte en 2016.
Le « sauveur » est Barry Barish, troisième lauréat du Nobel de 2017, qui arrive en 1994 avec l’expérience des gros projets de physique des particules. Il restructure l’organisation, prend des décisions techniques claires mais ne parvient pas à faire revenir Ron Drever (qui meurt en mars 2017, avant l’annonce du Nobel).
Une opposition de principe au projet
En parallèle, l’aventure européenne n’est pas moins chaotique.
En 1985, lors d’une conférence à Rome, Alain Brillet rencontre Adalberto Giazotto. « La première chose sur laquelle nous nous sommes entendus était de dire que cette mesure était impossible, donc intéressante ! », se souvient le Français, qui décide de s’associer avec son collègue.
Alain Brillet est un opticien hors pair qui revient des Etats-Unis où il a impressionné John Hall (Prix Nobel en 2005) en refaisant seul une expérience complexe de mesure de la fréquence d’un laser.
Adalberto Giazotto, près de Pise, avait commencé une expérience pour réduire le bruit sismique d’un pendule. Dans le livre The Big Note, d’Angela Feo (Pacini Editore, 2017, non traduit), le chercheur raconte qu’il n’oubliera jamais ce moment de 1987 où, même en frappant avec une barre d’acier sur leur système, le pendule n’a pas bougé.
Deux des éléments-clés du projet, le laser et les amortisseurs, étaient donc en place. En 1987, une proposition conjointe est soumise par les deux équipes du CNRS et de l’INFN (Institut italien de physique nucléaire) à leur gouvernement respectif. « Il y avait une opposition à ce projet car les autres disciplines pensaient que cela allait diminuer leur budget », se souvient l’Italien Luciano Maiani, qui apposa finalement sa signature au nom de l’INFN en 1994. En France, le CNRS commande un rapport au physicien des particules Patrick Fleury pour juger de la pertinence de cette aventure. « Notre collègue avait en tête de se payer ce projet “absurde” », rappelle Jean-Yves Vinet, membre du noyau initial autour d’Alain Brillet. Il n’en fut rien : avis favorable donné en 1990. Et, surprise, le ministre de la recherche, Hubert Curien, annonce son soutien au projet, un an avant les Italiens.
Grenouilles en sous-sol
Ces obstacles levés, d’autres se dressent. Il faut acheter les terrains en Italie, dans la plaine de Pise, au pied des Apennins. Les expropriations durent plus de deux ans. « Il y avait des oppositions. Les gens ne comprenaient pas qu’on cherche des choses qui n’existaient pas ! », rappelle Luciano Maiani. « Une des propriétaires avait un petit-fils juriste, passionné de physique, hostile au projet, ajoute Massimo Cerdonio, ancien membre du conseil de Virgo. Cela m’a valu une convocation à la police pendant plusieurs heures, mais heureusement sans suite judiciaire. »
Puis une entreprise employant des clandestins abandonne le chantier juste avant une descente de police. Des fondations sont si mal faites que des grenouilles occupent les sous-sols…
L’inauguration a tout de même lieu en 2003, deux ans après les deux LIGO américains, et les premières mesures débutent en 2007. Cette même année, les deux rivaux signent la paix par un mémorandum qui transforme les trois instruments en une seule machine. Désormais, toutes les données seront partagées et analysées en commun. « Barry Barish, qui venait de la physique des particules, tenait beaucoup à ce partage, traditionnel dans sa discipline, souligne Harry Collins. En plus, c‘était malin, car les Européens avaient déjà beaucoup d’experts. »Article réservé à nos abonnés Lire aussi Barry Barish, Prix Nobel de physique, se souvient de la découverte des ondes gravitationnelles
L’imbrication entre les deux projets avait en fait commencé bien avant. Un programme de simulation de la circulation de la lumière dans le détecteur, développé par Virgo, a été utilisé par LIGO. Une technique laser, présente dans les deux instruments, vient de Ron Drever. Surtout, tous les miroirs sont faits par le même laboratoire français à Lyon, le laboratoire des matériaux avancés, créé par Jean-Marie Mackowski, un génie des matériaux décédé en 2011. Il est le seul au monde à fabriquer des miroirs de plus de 40 kg qui réfléchissent très bien la lumière et, en plus, ne s’agitent pas trop sous la chaleur des lasers. En outre, l’école française de physique mathématique a aussi débloqué des verrous théoriques pour aider à interpréter les signaux enregistrés.
Pour les deux équipes, après la première phase infructueuse, commence une seconde, dite « Advanced », destinée à augmenter la sensibilité des détecteurs.
Une question de sensibilité
« J’ai passé une année 2010 très dure. A ne plus pouvoir dormir parfois », témoigne Giovanni Losurdo, porte-parole de Virgo et responsable de la phase Advanced. L’équipe est en effet déchirée entre des groupes défendant deux options techniques différentes avec chacune ses avantages et inconvénients. Auxquels s’ajoutaient les contraintes budgétaires et de temps. Le débat dure un an. « On pourrait dire qu’on a perdu un an mais on préfère dire qu’on n’a pas gagné un an », déclare en souriant Stavros Katsanevas, directeur de l’European Gravitational Observatory, l’entité qui, depuis 2000, chapeaute l’instrument Virgo.
Ces chantiers chaotiques marquent surtout un changement de nature de cette discipline naissante, qui passe de l’artisanat à l’industrie. Il est loin le temps où Weber était presque seul avec sa tonne d’aluminium et où Ron Drever et Alain Brillet ajustaient leur laser en petit comité. Place à des équipes de 1 000 personnes, et des coûts d’un milliard d’euros (l’ordre de grandeur pour les deux détecteurs LIGO en comptant les salaires et sur trente ans).
« Le plus dur a finalement été de faire travailler les gens ensemble », résume sobrement David Shoemaker, qui a dirigé Advanced LIGO. « Gérer les divas n’est pas simple. Surtout quand elles ne sont pas d’accord entre elles », raconte Jean-Yves Vinet, porte-parole de Virgo entre 2011 et 2014. Il fallait tenir compte aussi des cultures différentes des physiciens venus de l’optique, habitués aux petites équipes, et ceux de la physique des particules, rompus déjà aux grosses collaborations. Harry Collins, en sociologue, a été attentif à ces transformations de l’organisation. Il estime aussi que la décision de soutenir ces projets a en partie été prise car ils pouvaient « ruisseler » dans d’autres domaines comme les technologies lasers, d’obtention de vide, ou la science des matériaux.Lire aussi Les ondes merveilleuses du Nobel de physique
« Chercher un problème fondamental à résoudre et qui demande de construire un instrument stupéfiant a été la motivation première de Ray Weiss et la mienne », résume David Shoemaker. Mission accomplie, avec, en plus, de vraies surprises en astrophysique à la clé. Et un peu d’amertume côté européen.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Friture sur les ondes gravitationnelles