la première observation d’ondes gravitationnelles causées par un cataclysme cosmique

Combat acharné dans les hautes sphères de la physique pour capter les déformations de l’espace-temps

Par  David Larousserie

Publié le 04 août 2020 à 15h00 – Mis à jour le 04 août 2020 à 15h48

https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/04/combat-acharne-dans-les-hautes-spheres-de-la-physique-pour-capter-les-deformations-de-l-espace-temps_6048118_3451060.html

Giorgio Frossati et ses anciens étudiants impliqués dans le projet MiniGrail, en 2019. De gauche à droite, Oleksandr Usenko, Arlette de Waard, Giorgio Frossati et Luciano Gottardi.
Giorgio Frossati et ses anciens étudiants impliqués dans le projet MiniGrail, en 2019. De gauche à droite, Oleksandr Usenko, Arlette de Waard, Giorgio Frossati et Luciano Gottardi. Leiden Cryogenics

« Nous l’avons fait ! » Ce 11 février 2016, à Washington, David Reitze savoure les applaudissements déclenchés par cette exclamation. Ils saluent un exploit attendu depuis un siècle, réalisé par une vaste collaboration internationale de quelque mille physiciens.

« Si nous avions eu l’argent en 1997 pour financer notre projet Grail, nous aurions fait cette détection avant eux. Nous avions quinze ans d’avance », veut croire Giorgio Frossati, 80 ans, ancien professeur de l’université de Leiden, aux Pays-Bas, et dirigeant d’une entreprise de fabrication de cryostats (des réfrigérateurs pour la recherche), Leiden Cryogenics, qu’il a créée en 1992.

La détection et l’exploit dont il est question concernent la première observation d’ondes gravitationnelles causées par un cataclysme cosmique, en l’occurrence le mariage de deux trous noirs gros comme trente Soleils. La prétention du chercheur des Pays-Bas témoigne de l’affrontement auquel se sont livrées pendant deux décennies deux techniques très différentes pour parvenir à enregistrer le passage d’un tel signal. Celle de Frossati, dite « des barres résonnantes », est l’héritière du pionnier Joseph Weber, qui prétendit dès 1969 avoir repéré de tels signaux. Elle est l’analogue d’une grosse cloche qui résonne quand une onde de la bonne fréquence vient la frapper. Si Weber utilisait une barre d’aluminium de 1,5 tonne, Grail aurait été une sphère en alliage de cuivre et aluminium de 30 tonnes et 2,6 mètres de diamètre.

A un cheveu près

A l’opposé, la technique victorieuse en 2016, présentée par le physicien américain David Reitze et appelée interférométrie, est l’équivalent d’un mètre ultraprécis, recourant à des lasers, capable de mesurer la distance qui sépare la Terre d’Alpha du Centaure, l’étoile la plus proche de nous (40 000 milliards de kilomètres environ) à… un cheveu près. C’est la performance à atteindre si l’on veut voir l’effet du passage sur Terre d’une très discrète onde gravitationnelle sur un bras lumineux de quelques kilomètres, comme dans les expériences LIGO/Virgo de 2016.

Principe de détection des ondes gravitationnelles.
Principe de détection des ondes gravitationnelles. 

Clin d’œil de l’histoire, un élève de Joseph Weber, Robert Forward, a été le premier, en 1971, à proposer l’idée d’une sphère résonnante, et le premier aussi, sept ans plus tard, à développer un prototype de la technologie rivale, l’interférométrie, dans les laboratoires privés de Hughes Aircraft. L’industrie pétrolière avait l’espoir que de tels détecteurs pourraient identifier les roches de différentes natures et aider à la prospection.

Au milieu des années 1970, malgré la foi et la passion de Weber, plus grand monde ne croit au signal qui a secoué ses « barres » résonnantes. « Nous avions réalisé que les barres n’étaient pas assez sensibles pour percevoir quelque chose. Mais dans un livre de Weber, en voyant un de ses calculs, j’ai tout de suite pensé qu’il y aurait un grand intérêt à abaisser considérablement la température des barres, jusqu’à quelques degrés au-dessus du zéro absolu, voire moins », se souvient Massimo Cerdonio, qui a participé aux expériences de barres Explorer et Auriga, la première installée au Cern (Organisation européenne pour la recherche nucléaire), en Suisse, et la seconde près de Padoue, en Italie.

Le feu vert lui a aussi été donné par Edoardo Amaldi, une célébrité italienne de la physique des particules, qui inventa le terme « neutrino », contribua au lancement du Cern et soutint des expériences italiennes à la manière de Weber, qu’il avait d’ailleurs rencontré dans les années 1960. « Nous visions 1 000 fois mieux à très basse température qu’à l’ambiante », rappelle Luca Taffarello, qui a dirigé Auriga, l’expérience à la longévité la plus grande – opérationnelle en 1995, elle a été arrêtée en octobre 2016 seulement. Soit un an après la première détection par les concurrents de LIGO/Virgo.

Barristes versus laséristes

Cet espoir de faire mieux que Weber relance le sujet. Les barres froides se multiplient, comme leurs aînées avaient poussé après l’annonce du pionnier ; en Californie et en Louisiane, au Japon, au Canada, en Russie, en Australie (seule barre en niobium) et en Italie, donc. Les progrès sont lents car les difficultés sont nombreuses. Abaisser la température se fait par la circulation et le pompage de fluides qui ajoutent des perturbations vibratoires. En outre, suspendre ces lourds objets (2,7 tonnes pour le plus gros, Explorer) crée un dégagement modique de chaleur par friction sur le câble. En 1989, un tremblement de terre en Californie a même eu raison des espoirs d’une des équipes, dont l’instrument a été détruit.

Pendant ce temps-là, la technologie concurrente de l’interférométrie progresse. Harry Collins, sociologue des sciences à l’université de Cardiff, explique dans son livre Gravity’s Shadow que les « barristes » évitent d’attaquer leurs collègues « laséristes », pensant que le développement global du sujet profitera à tous. Seul Joseph Weber dénonce le gâchis financier promis par les interféromètres en alertant plusieurs parlementaires.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Friture sur les ondes gravitationnelles

En 1996, Harry Collins assiste à une réunion de la puissante agence de financement américaine, la NSF, qui doit statuer sur l’avenir de la détection des ondes gravitationnelles. Pour lui, il ne fait aucun doute que les barres ont du plomb dans l’aile. D’abord, ces « cloches » ne sont sensibles qu’à des phénomènes produisant une onde de fréquence bien déterminée, alors que les interféromètres réagissent à une bien plus large gamme de fréquences. Ils peuvent voir des valses de trous noirs à plusieurs vitesses.

De plus, les lasers peuvent analyser la forme des ondes reçues, ce qui renseigne sur la nature de leur source, quand les barres peuvent juste dire, à la manière d’une sonnette, « il y a quelqu’un à la porte ». Sans savoir qui c’est. Cruel symbole, le décideur à la NSF qui coupe les crédits des « barristes » est Richard Isaacson, un ancien élève de Weber.

Coup de froid et rapprochements

Résultat, un projet américain Tiga de réalisation d’une cloche en forme de dodécaèdre est refusé. En Italie, Sfera, en forme de sphère, comme son nom l’indique, n’est pas financé. Aux Pays-Bas, Giorgio Frossati essuie son refus pour Grail, également sphérique. Il retente deux ans plus tard et est débouté à nouveau. Il apprécie peu les arguments qu’on lui oppose, témoignant de la frilosité des agences de financement. Alors il finance lui-même, et avec les moyens de son labo, MiniGrail, une version réduite de sa sphère, 1,4 tonne pour 68 centimètres.

« L’université pensait que j’étais fou, se souvient le tenace chercheur. Mais on a réussi à descendre cette masse à 5 degrés au-dessus du zéro absolu. Entre 2001 et 2012, trois thèses ont été soutenues. Si je n’étais pas parti à la retraite et si nous n’avions pas eu une fuite, nous aurions pu être 100 fois plus froid et aurions pu voir de petits trous noirs en train de fusionner. »

Incidemment, sa tentative a fait un petit au Brésil, le détecteur Mario Schenberg, piloté par Odylio Aguiar, chercheur à l’Institut national de recherche spatiale. Légèrement plus petit – 65 centimètres –, il a fonctionné jusqu’en 2015 avant de devoir déménager pour cause de mauvaise isolation sismique. « J’étais obligé de couper les pompes et l’électronique pour faire les expériences », précise Odylio Aguiar.

« J’aurais souhaité voir quelque chose. Mais nous pouvons être satisfaits d’avoir construit une expérience qui a marché pendant dix ans. » Massimo Cerdonio

Ce coup de froid pousse aux rapprochements. En juillet 1997, Massimo Cerdonio invite les cinq dernières barres survivantes à s’allier pour former le premier réseau mondial d’observation d’ondes gravitationnelles, IGEC. Deux antennes sont en Italie (Auriga, la plus précise, et Nautilus), une en Suisse (Explorer), une aux Etats-Unis, en Louisiane (Allegro), et la dernière en Australie (Niobe).

« IGEC a été une bonne école pour travailler en commun, comme le feront plus tard les interféromètres LIGO et Virgo, se félicite Luca Taffarello. Ça n’a pas été facile car chaque groupe avait des méthodes d’analyse différentes pour ses données. C’est comme lorsque des pêcheurs discutent de la taille d’un poisson. Chacun a son avis ! » Malheureusement, aucun poisson ne sera pris dans les filets. Seule une coïncidence entre Rome et Perth sera discutée, mais rejoindra vite la longue liste des résultats controversés.

« Pour un sociologue, c’était vraiment intéressant d’étudier comment une communauté scientifique survit dans l’adversité », résume Harry Collins. « Nous étions comme les gardiens de la galaxie, selon Luca Taffarello. Nos détecteurs marchent en continu pendant des mois, contrairement aux interféromètres aux fenêtres d’observation plus courtes. Donc on avait toujours un œil ouvert sur le ciel. En outre, avoir une technologie différente est toujours intéressant pour la confiance dans un résultat. »

« Bien sûr, j’aurais souhaité voir quelque chose. Mais nous pouvons être satisfaits d’avoir construit une expérience qui a parfaitement marché pendant dix ans, sans s’arrêter », se félicite Massimo Cerdonio, qui est devenu membre de Virgo.

Triste fin

A Leiden, la sphère de Giorgio Frossati a rejoint le musée des sciences. A Padoue, la barre Auriga s’apprête à faire de même, retardée par le confinement. Allegro et Explorer rouillent auprès, respectivement, de LIGO et Virgo, comme admettant leur défaite.

Mais au Brésil, Odylio Aguiar ne se laisse pas abattre. Il a l’espoir de trouver les fonds pour déménager de 100 kilomètres, à Sao Paulo, son expérience arrêtée. « Les sphères peuvent voir des ondes à des fréquences auxquelles les interféromètres sont peu sensibles. Cet instrument est l’équivalent de cinq barres disposées dans des directions différentes. On peut donc voir la direction de l’émission de l’onde gravitationnelle. C’est le futur », veut croire Odylio Aguilar.

« Ce serait vraiment intéressant pour les universités d’avoir de tels instruments car c’est formateur sur les techniques de refroidissement, la science des matériaux, l’analyse de données. En plus, ce n’est pas très cher », ajoute Giorgio Frossati.

Ce domaine éteint s’est tout de même félicité de voir que le premier homme à avoir vu le signal de LIGO de l’onde gravitationnelle du 14 septembre 2015 est Marco Drago, un chercheur formé aux barres Auriga.

Harry Collins, un peu triste de cette fin, et qui pensait en avoir fini avec ce sujet très animé en rendant visite une dernière fois à Weber au milieu des années 1990, réalise vite qu’en même temps qu’un domaine meurt, un autre s’éveille. Et ce chercheur, qui aime les terrains de controverse, pressent qu’il va être gâté.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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