« L’ADHÉSION AUX DIFFÉRENTES THÉORIES DU COMPLOT EST UN TRAIT CARACTÉRISTIQUE DES “ANTIMASQUE’’ »
TRIBUNE
Antoine Bristielle
Chercheur
Le chercheur Antoine Bristielle analyse une enquête sur les motivations de ceux qui refusent le port du masque, qui s’inscrivent dans une défiance plus générale envers les institutions.
Publié hier à 05h00, mis à jour hier à 15h22 Temps de Lecture 4 min.
Tribune. Alors que, depuis plusieurs semaines, les cas de contamination au Covid-19 sont en augmentation et que la crainte d’une seconde vague épidémique est plus actuelle que jamais, de nombreux gouvernements ont renforcé les mesures obligeant au port du masque. En l’absence de traitements efficaces et dans l’attente d’un vaccin encore hypothétique, le port du masque semble être le meilleur moyen de freiner la propagation de l’épidémie.
Pourtant, cette mesure est loin de faire l’unanimité. En témoigne, par exemple, le fait que 20 000 personnes ont manifesté à Berlin, le 1er août, pour protester contre cette obligation. En France, si 64 % des citoyens souhaitent bel et bien que le port du masque soit obligatoire même dans les lieux publics ouverts, indiquait un sondage IFOP publié le 9 août par Le Journal du dimanche, il n’en demeure pas moins qu’une riposte des antimasque s’organise. Sur Facebook, de nombreux groupes se sont créés afin de revendiquer leur refus du port du masque.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Le port du masque, une parade efficace face à la diffusion du virus
Mais qui sont ces individus et pourquoi refusent-ils une telle mesure de santé publique ? C’est à cette question que nous répondons à partir d’une enquête menée par questionnaire auprès de plus de 800 individus, membres de groupes Facebook antimasque. Majoritairement féminins (60 %), ils ont, en moyenne, une cinquantaine d’années et un niveau d’éducation assez élevé (bac + 2). En cela, ils ressemblent assez fortement aux soutiens du professeur Raoult s’étant manifestés sur les réseaux sociaux au printemps.Lire aussi la tribune : « Didier Raoult, symptôme du malaise démocratique »
Cette proximité entre les antimasque et les soutiens de Didier Raoult se retrouve lorsque l’on demande aux premiers d’exprimer leur opinion concernant le chercheur marseillais : plus de 80 % d’entre eux en ont une bonne opinion. D’ailleurs, ils ne sont pas moins de 95 % à estimer qu’une personne contaminée par le Covid-19 devrait être libre de décider si elle veut ou non être traitée à l’hydroxychloroquine, le traitement-phare recommandé par Didier Raoult.
TENTATION POPULISTE
La mise en avant de la liberté individuelle est le premier élément expliquant largement le refus de porter le masque. Les contraintes, en particulier lorsqu’elles émanent de l’Etat, sont massivement rejetées par les personnes de notre échantillon : 92 % des individus interrogés considèrent que le gouvernement s’immisce trop dans notre vie quotidienne et 57 % d’entre eux se disent d’accord avec l’idée que, d’une manière générale, chacun devrait être libre de faire ce qu’il veut face au risque sanitaire. Le masque ne serait ainsi que la nouvelle « muselière » imposée par les gouvernements, selon l’expression fréquemment utilisée par les antimasque.
Chez ces derniers, la défiance envers les institutions dont émanent ces contraintes est exacerbée et nourrit la mobilisation. Plus de 9 personnes interrogées sur 10 n’ont ainsi confiance ni dans les partis politiques ni dans l’institution présidentielle. En 2017, pas moins de 40 % des antimasque interrogés n’ont d’ailleurs pas voté au premier tour de l’élection présidentielle. Chez ceux qui se sont exprimés, les deux candidats « antisystème », Marine le Pen (27 %) et Jean-Luc Mélenchon (19 %), sont arrivés en premier dans leurs choix.Article réservé à nos abonnés
Ce rejet des partis politiques classiques et des institutions conduit ces individus à adopter des attitudespopulistes,privilégiant le pouvoir direct du peuple au détriment de celui des élites politiques. Ainsi, 84 % des antimasque s’accordent à dire que c’est le peuple, et non les responsables politiques, qui devrait prendre les décisions les plus importantes, soit près de 30 points de plus que ce que l’on observe dans le reste de la population – selon différents sondages d’opinion sur des échantillons représentatifs de l’ensemble de la population, notamment leBaromètre 2020 de la confiance politique du Cevipof.
PAS DE MASQUE, PAS DE VACCIN
Si la communication fluctuante du gouvernement concernant les masques, d’abord déconseillés au début de la crise sanitaire, puis fermement recommandés, voire, dans certains cas, rendus obligatoires, n’a pu que renforcer la défiance, le refus du masque a des racines plus profondes. L’adhésion aux différentes théories du complot en est un trait caractéristique : 52 % des individus interrogés croient par exemple en l’existence d’un « complot sioniste » à l’échelle mondiale, contre « seulement »22 % des Français, et56 % adhèrent à la théorie du « grand remplacement », soit plus du double de ce que l’on constate au sein de la population française.Article réservé à nos abonnés
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Lorsqu’on leur demande d’expliquer les raisons de leur refus du masque, beaucoup justifient leur décision en avançant que l’épidémie de Covid-19 serait terminée, voire qu’elle n’aurait jamais existé, et que les différents gouvernements mentiraient en voulant nous faire croire le contraire.
La crise sanitaire met en pleine lumière les fragilités de nos démocraties. Si, en temps normal, nos institutions peuvent fonctionner malgré un niveau de défiance extrêmement important, elles peuvent en pâtir beaucoup plus gravement dans les périodes de crise, où les mesures exceptionnelles qui sont prises nécessitent une large approbation de la population.
Sans traitement en profondeur des causes de ce manque de confiance dans les institutions, il est probable que d’autres épisodes de cette nature se présenteront. Et le prochain est peut-être plus proche qu’on ne le pense : 94 % des antimasque interrogés disent qu’ils refuseront de se faire vacciner contre le Covid-19 le jour où un vaccin sera disponible.Article réservé à nos abonnés
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Antoine Bristielle est professeur agrégé de sciences sociales, doctorant en science politique, Sciences Po Grenoble, laboratoire Pacte.
Antoine Bristielle(Chercheur)